Nous voulons évoquer un certain impact des démarches inspirées de la psychanalyse concernant la formation des enseignants en France depuis 1971, c’est-à-dire depuis les grandes lois mettant en place les dispositifs de formation continue dans tous les secteurs d’activité et notamment dans l’éducation nationale. Depuis cinquante ans, la formation des enseignants a subi de profonds bouleversements dans la mesure où elle a été vivement interrogée dans ses finalités, ses objectifs et ses méthodes traditionnelles. Les mutations opérées par la formation continue des adultes a particulièrement changé les habitudes des enseignants. L’importance de la psychanalyse dans l’approche des pratiques de formation a été très forte durant cette période et a permis de poser un certain nombre de problèmes sur les conditions de possibilité d’une formation des enseignants inspirée par la psychanalyse. De très nombreuses méthodes ont été utilisées : observations, études de cas, jeux de rôle, psychodrame, supervision, analyse de pratiques, démarche de projet, étude et résolution de problème. Le champ de la formation des enseignants a été traversé par des démarches empiriques cherchant à expérimenter des méthodes visant à former et à adapter les enseignants à leur futur métier. Les nombreuses expériences que nous avons pu faire permettent aujourd’hui de prendre un certain recul et de dégager des problématiques théoriques, à la lumière également des nombreuses recherches inspirées de la psychanalyse qui ont été faites en sciences de l’éducation.
Sans doute, dans cet investissement du champ de l’éducation et de l’enseignement, la psychanalyse disposait-elle d’un certain nombre d’atouts spécifiques, parfois complémentaires, par rapport à ses concurents comme le béhaviorisme, le cognitivisme, le constructivisme, l’approche systémique, l’approche communicationnelle (PaloAlto): l’importance déterminante des processus inconscients dans la relation maître-élève, le repérage du transfert (et du contre-transfert), la force de la résitance, le rôle des identifications, des idéaux, de la sublimation, ont été de puissants outils pour comprendre et élucider les détours de la relation pédagogique.
Pour réussir à sortir du cabinet de consultation et du cadre de la cure-type en s’adressant à des institutions pour leur proposer des dispositifs d’analyse et de formation, les psychanalystes ont dû se plier à de nombreuses transformations: modifications des cadres de l’analyse, complexité des niveaux d’intervention, pertinence des interprétations, identification des demandes et des commanditaires, finalité des actions engagées.
L’impact de la psychanalyse dans le champ de la pédagogie et de la formation des enseignants pourrait s’éclairer par trois axes de réflexion:
- Le statut de la subjectivité dans son rapport avec la réalité « objective » toujours recherchée dans une démarche scientifique, et les difficultés de la référence à l’approche « clinique » dans des milieux ou dans des contextes institutionnels fort éloignés d’une finalité soignante ou ou d’une intention diagnostique. Dans sa conquête hors les murs (du cabinet), le psychanalyste s’est affronté à la réalité sociale concrète et aux institutions; la « subjectivité » s’est élargie à des sujets collectifs, à des groupes, des équipes, aux réalités de sujets immergés dans des groupes où ceux-ci vivent et se construisent. L’expérience de la formation a obligé les psychanalystes à reconnaître l’existence de sujets sociaux, non réductibles à leur dimension imaginaire ou fantasmatique, et obéissant à des systèmes de contraintes devant être affrontés de manière spécifique. Enfin, la dimension professionnelle, constitutive de l’identité, paraît incontournable dans l’approche subjective et dessine les limites d’un cadre à l’intérieur duquel doit se situer les investigations et les interventions de l’analyste.
- Abordée dans le champ de la formation, la subjectivité explorée auprès de sujets sociaux en interrelations constantes, impose de plus en plus une réflexion approfondie sur la nature de l’agir. Les rapports entre objets de pensée et activité effective n’ont cessé de se complexifier et de se problématiser. Cette réflexion sur la nature de l’agir semble de plus en plus indispensable et urgente à mener vu l’accélération des contraintes pour l’action efficace dans une évaluation permanente. Dans un monde où les actes prescrits sont de plus en plus normalisés et imposés au nom de bonnes pratiques (soignantes, pédagogiques, éducatives), quel rôle la psychanalyse peut-elle encore jouer dans la formation d’enseignants pour éclairer une action rationnelle dans un milieu de plus en plus affecté par les actions irrationnelles et les injonctions paradoxales? La psychanalyse experte dans ses explorations des représentations inconscientes, serait-elle apte à conduire des actions rationnelles dans un monde de plus en plus soumis à l’incohérence et à la dérive technicienne? Peut-elle encore permettre d’envisager l’acte humain comme une aventure? (MENDEL,1998).
- Le projet formatif au cœur du métier d’enseignant ne peut être pleinement compris qu’à l’intérieur d’une anthropologie, c’est-à-dire d’une vision de l’homme et de sa place dans l’univers et le milieu qui l’entoure et le constitue. Il est donc important de discerner dans l’anthropologie freudienne ce qui est à la source des conceptions psychanalytiques sur les conduites humaines, sur la place irréductible du mal, de la souffrance et de la mort. Cela permettrait de mettre en évidence les idéologies dominantes qui prétendent éliminer ces réalités négatives par des attitudes dénégatrices prêchant les vertus du progrès continu des réussites techniques. Si l’homme futur ne peut être produit, fabriqué, programmé, comment un processus de formation inspiré de la psychanalyse peut-il aider les futurs enseignants à accueillir des dispositions au changement qu’ils ne maîtrisent pas et à des choix libres?
La « subjectivité » à la conquête du champ pédagogique
Dès le début du siècle dernier, la pédagogie et la psychanalyse sont entré en contact dans un contexte où déjà la pédagogie était dans un dialogue avec les sciences humaines. Depuis le XIX° siècle, la pédagogie n’a cessé de mettre en rapport son expérience née de la pratique et les connaissances issues d’abord de la philosophie, puis des sciences humaines. La pédagogie moderne n’est plus une « science » pure, à priori. Elle se constitue comme un lieu de demandes issues du champ même de l’éducation et qui appellent des réponses aux difficultés propres à l’acte d’enseigner (FILLOUX, 2000, p. 5). La psychanalyse et la pédagogie ne mettent pas seulement en contact deux disciplines cherchant à s’influencer, elles s’enveloppent mutuellement. La psychanalyse vient répondre à toute une série de demandes (aide pour aborder conflits, échecs) et en même temps élabore des méthodes d’enseignement, voire des théories pédagogiques. Son rôle est d’emblée théorique et pratique. La psychanalyse a même anticipé les demandes en se présentant comme « utile » à la pédagogie (FREUD, 1984). Elle a eu au départ un rôle psychopédagogique, c’est-à-dire qu’en s’appuyant sur les progrès de la psychologie de l’enfant, elle s’est d’abord présentée comme un engrais fertilisant pour la pédagogie, puis peu à peu s’est engagée dans une investigation du rapport maître-élève comme enjeu de désirs, de pulsions, de transferts, de projections, d’identifications. Enfin, le champ pédagogique s’est offert complètement à la psychanalyse par l’investigation du rapport au savoir qui n’aborde plus seulement les relations entre partenaires (maîtres-élèves), mais interroge la relation et la construction du savoir lui-même dans ses aspects inconscients. Entre pédagogie et psychanalyse, la problématique est double : la psychanalyse se veut inspiratrice de pratiques pédagogiques, mais aussi instrument de recherche sur les actions pédagogiques prises comme objets. Méthode, théorie, recherche-action, la psychanalyse bouleverse le champ qu’elle contribue à définir. Le champ pédagogique devient un champ épistémique de recherche, où discours et activités sont pris comme objets d’étude en même temps que les partenaires, constitués comme sujets, acteurs de leurs actes en même temps qu’objets des investigations. Le chercheur est aussi le cherché.
L’introduction du « sujet » dans le champ de l’observation scientifique est une donnée générale caractéristique du XX° siècle, commune à Freud et aux physiciens de la théorie de la rélativité. La spécificité épistémique de la psychanalyse est que l’objet est à la fois objet de connaissance et objet de la pulsion, objet de désir (relation d’objet). La notion de sujet s’est progressivement imposée de préférence à celle du Moi pour désigner la personne agissante mais surtout agie par tous ses déterminismes.
La connaissance « subjective » a peu à peu trouvé sa légitimité et sa validité scientifique par la conquête progressive d’une pensée clinique qui peut construire une objectivité relative à partir de cas particuliers relevant de la pathologie. L’extension de la démarche psychanalytique au champ de la formation a exigé une attitude nouvelle consistant à adopter les méthodes « cliniques » de cas à des situations et à des personnes « normales » dans l’exercice de leur métiers. La visée est avant tout formative et doit se tenir à distance des attitudes thérapeutiques malgré les demandes de soins qui sont fortes. De nombreux travaux montrent que les méthodes inspirées de la psychanalyse ont eu un effet constructif pour la formation des enseignants dans la mesure où elles respectent des exigences précises définissant le cadre et le champ de la formation:
- le sujet dont il est question en formation est une personne qui ne peut être explorée selon des objectifs diagnostics discriminants faisant appel à la pathologie et à la « normalité ». Il s’agit de recherches sur soi-même et par soi-même avec l’aide de tiers dont l’expertise doit être sans cesse interrogée. L’approche « clinique » en formation ne peut réussir qu’en se dégageant de la pathologie et en évitant le solispisme. Le sujet de la formation n’est pas un sujet malade et ce sujet n’est jamais seul. Les pratiques et les recherches en formation s’appuient sur une théorie du lien (CIFALI, 1994), sans pour autant s’écarter de la dimension pulsionnelle comme source de la relation d’objet (BERENSTEIN; PUGET, 2008). L’intersubjectivité est sans cesse en lien avec l’intrasubjectivité.
- Le sujet interpellé dans cette double dimension est aussi un sujet social (BARUS-MICHEL, 1993). La finalité formative de l’approche psychanalytique en éducation aborde les sujets dans une visée de professionnalisation. De ce fait, les sujets sont invités à construire et à transformer leur identité professionnelle par un travail sur leur histoire, leurs investissements, leurs difficultés. La question se pose alors de l’existence d’un soi professionnel de l’enseignant (ABRAHAM, 1999). Nous avons tenté nous-mêmes de situer la personnalité professionnelle comme un niveau de l’identité subjective, devant être travaillé comme tel (CHAMI, 2006).
- Le sujet est aussi saisi dans son inscription groupale et institutionnelle (KAËS, 1987). Cet auteur pose la question de la réalité psychique mobilisée par le fait institutionnel qui transforme, étaye ou paralyse la subjectivité. Dans le champ de l’enseignement et de la formation, la production de savoir mobilise et construit un imaginaire collectif (KAËS et al., 1976). Á l’interface de la subjectivité des membres du groupe et de la réalité instituée se dessine un champ de représentations sociales qui donnent une nouvelle dimension à la subjectivité. La fécondité des approches psychanalytiques dans le champ éducatif (et pédagogique) s’observe dans le foisonnement des productions imaginaires et dans la construction (et déconstruction) des identités professionnelles.
- La conception freudienne du « sujet » place la psychanalyse dans un rapport particulier à la scientificité. C’est justement son approche particulière de la sujectivité qui interroge la place de la psychanalyse parmi les disciplines scientifiques et son introduction dans les pratiques pédagogiques. La psychanalyse « n’est pas une simple théorie de son objet, mais essentiellement et d’abord activité qui le fait parler en personne » (CASTORIADIS, 1968, p. 55.) De ce fait, l’objet c’est toujours le sens qui est visé par un sujet. La discipline psychanalytique consiste à
traiter les sujets comme des sujets, même et surtout là où ils n’apparaissent pas comme tels, à leur imputer leurs paroles et leurs symptômes, à interroger sérieusement le contenu de leurs paroles et de leur faire au lieu de le dissoudre dans l’universel abstrait de l’anormal. (CASTORIADIS, 1968, p. 56)
Cela signifie que l’approche psychanalytique en éducation fait reposer le travail essentiellement sur une pratique, inverse radicalement le rapport traditionnel hiérarchique entre théorie et pratique.
Cette approche remet systématiquement en cause la division du travail entre enseignants-chercheurs et praticiens. La mise à distance qu’implique la recherche académique ne peut accepter, dans une approche véritablement psychanalytique, l’évacuation du sujet concret personnel au profit d’un sujet abstrait allant souvent de pair avec la récupération d’une posture (imposture?) de maître assujetissant ses élèves ou disciples. L’intérioristation de ces postures de soumission par les praticiens eux-mêmes, leur difficulté à parler et à écrire leurs expériences à leur place de sujets indique la tâche à accomplir pour ceux qui sont en place d’enseigner : aider les praticiens à faire parler les sujets impliqués dans les expériences, à les faire advenir comme sujets de leurs paroles et de leur écriture, sans forcément vouloir en produire un texte scientifique.
Former des professionnels à devenir sujets.
Avant d’être un mode de pensée, la pratique analytique est avant tout une activité, définie par une visée de transformation et non pas d’abord par une visée de savoir (pulsion épistémophylique), qui elle, est seconde. Pour savoir si une activité analytique est possible en milieu pédagogique il ne suffit pas d’évaluer le désir de savoir (relativement universel) des participants, mais d’évaluer si une transformation essentielle des sujets est possible. Cette activité ne procède pas du désir de savoir de l’analyste, ni en l’application d’un savoir. Il s’agit d’une activité où le désir se mue en projet impliquant plusieurs sujets en présence. Ce projet se fonde sur un ensemble de données de fait. Loin d’être d’emblée sujets de leur actes et de leur pensée, les futurs professionnels sont d’abord des agents invités à remplir des fonctions dans un ensemble institué et réglementé par des tâches prescrites. Ces agents, essentiellement mûs par la structure, peuvent devenir acteurs, à condition d’être promus et reconnus comme sujets.
Les sciences sociales ont mis en évidence ce processus : ce sont les situations de crise qui contribuent à faire évoluer le concept de sujet, à le dégager de la notion d’individu et à le rapprocher du concept d’acteur. Elles pointent les difficultés et les contraintes de l’action collective. La maladie de civilisation, c’est de séparer l’individu de l’acteur et l’acteur du sujet. (TOURAINE, 1984).
La psychanalyse dans le champ pédagogique s’est très tôt interressée aux phénomènes d’inhibition dans le comportement des élèves, à la fois pour rendre les élèves plus actifs dans les apprentissages, et pour comprendre la dynamique pulsionnelle dans la construction de l’adulte et son mode d’entrée dans la culture: questionnement des sources de la motivation (à apprendre), de intérêt, de l’investissement. Le concept de sublimation s’est trouvé au centre de la réflexion sur la pulsion et la destinée pulsionnelle (FREUD, 1910). Les études sur le désir de savoir ont débouché sur l’analyse des pulsions de recherche et ont mis progressivement en évidence le phénomène de la dérivation, du changement de but de la pulsion sexuelle. De nombreuses recherches ont porté sur les phénomènes d’inhibition, pour rendre compte des difficultés d’apprentissage, des refus d’apprendre pouvant s’expliquer par des interdits de savoir. Mais tous ces symptômes d’inhibition conduisent à interroger la capacité des sujets à détourner les buts pulsionnels (sexuels/égoïstes) sur d’autres buts culturels et sociaux. Dans ces changements d’objets pulsionnels, les sujets en présence se transforment, non seulement dans leur fonction représentative, mais aussi dans leur rapport à l’agir (ou au non-agir), dans leur capacité à sentir et à pâtir. La psychanalyse et les approches qui s’en inspirent dans le champ pédagogique rencontrent la question de l’agir, d’abord sur un mode rétrospectif, dans l’après-coup: pourquoi le sujet a-t’il agi ainsi, pourquoi n’a-t’il pas agi? « On ne peut sortir l’homme de ce qui l’a fait tel qu’il est, ni de ce que, tel qu’il est, il fait » (CASTORIADIS, 1968 p. 63). Dans la pratique pédagogique ou éducative, la question de l’agir se pose aussi et d’abord de manière prospective : que puis-je faire ? que dois-je faire ? à quoi dois-je m’attendre ? Cette fonction anticipatrice à la base de la pédagogie et de l’éducation met au premier plan la question du projet (éducatif), c’est-à-dire de la finalité de l’acte et de la rencontre éducative.
La psychanalyse ne pose pas les problèmes de la même façon que les autres sciences. Elle ne se développe pas selon un progrès continu de ses résultats. La systématisation théorique à laquelle elle est parvenue n’efface pas l’histoire des problèmes (Problemgeschichte) qu’elle a rencontrés. La manière dont le problème a été posé (1° ou 2° topique), ses approches successives, ses tentatives de solution gardent valeur et vérité quels que soient les développements ultérieurs.
Les solutions n’ont pas le sens qu’elles ont dans d’autres domaines, elles ne sont pas des solutions correctes, conditionnellement catégoriques, pouvant donc être dépassées ou annulées… elles sont solutions en tant qu’elles permettent de penser ce qui ne peux pas être ramené à un ensemble défini de conditions. (CASTORIADIS, 1968 p. 53)
D’une certaine façon, l’objet visée par le regard psychanalytique ne peut pas être divisé.
La problématisation n’indique pas seulement un problème de connaissance, mais aussi un problème d’action, et ici avec la psychanalyse, un problème d’existence. L’art de poser les problème sur ces trois plans simultanément semble spécifique de la psychanalyse. L’étude des problèmes offre la possiblilité de lier la compréhension et la signification rétrospective (après-coup) à une signification prospective (finalité). Pour éclairer la question du sujet immergé dans un contexte institutionnel, on peut distinguer à la suite de Guy Palmade, des problèmes en intériorité et des problèmes en extériorité, sans bien entendu les séparer. Faire le lien est précisément ce qui permet d’éviter une approche psychologisante des problèmes institutionnels, et d’autre part une approche purement technocratique dans laquelle tous les problèmes peuvent se résoudre par des modes opératoires et par la quantification. Dans le champ pédagogique particulièrement, il est très important de rechercher les buts (contraintes, prescriptions, objectifs extérieurs) et d’explorer les buts internes, ce qui nécessite une réflexion sur les activités. On peut dire qu’il y a problème quand il y a distance à certains buts (PALMADE, 2008). Par ailleurs, les buts ont toujours une certaine transitivité : ils débouchent sur d’autres buts. Si une action peut être entreprise dans l’espoir d’obtenir certains effets, il n’y a pas de causalité linéaire entre une action et son résultat. L’évolution des méthodes de résolution de problèmes montrent un processus intéressant. Utilisées au départ pour optimiser des process de production, elles se sont ouvertes à « des recherches-actions et ce en pensant un rapport de la science à l’action qui ne considère plus les acteurs comme des objets d’investigation, mais comme des sujets, sujets de leur action autant que de la construction de leur connaissance » (MICHELOT, 2016, p. 206).
L’approche psychanalytique en milieu éductatif n’explore pas seulement un espace où les actes sont surtout agis et subis inconsciemment par des acteurs constatant l’irrationnalité de leurs actions, mais elle ouvre à une action capable de rationnalité. Si l’objet se prête mal à la division, c’est peut-être que le sujet, divisé au départ (conscient/inconscient, sujet/autre) est capable de se tenir au corps à corps avec son objet sans le morceler. « Pour que là où le ça existe le sujet advienne, il faut la présence d’un tiers écoutant et que cet autre ait une discipline. Une méthode ? Ce n’est pas si sûr » (OLLIVIER, 1995, p. 265). Ce que la psychanalyse peut apporter au champ pédagogique aujourd’hui, ce sont moins des méthodes, des théories, que des chercheurs-consultants, des personnes travaillées par la psychanalyse et les sciences humaines, pouvant intervenir dans ce champ et ouvrir un espace d’écoute par des dispositifs souples.
L’écoute, condition de l’expérience transformante, doit s’élargir aux données spécifiques de l’école : son travail, son mode de production et de reproduction, ses significations sociales et imaginaires. Dans un monde pédagogique surinvesti par les problèmes de savoir et de connaissance, il s’agit de favoriser l’émergence lente et contradictoire d’une capacité de l’homme à la vérité. Il s’agit de lui permettre de « s’assumer aussi comme sujet social et historique, dans un projet de transformation qui ici encore pourrait se formuler : où Personne n’était, Nous devons devenir » (CASTORIADIS, 1968 p. 87).
Une anthropologie freudienne du sujet
Le devenir processuel du sujet en éducation et en formation ne peut se saisir qu’à l’intérieur d’une compréhension anthropologique, c’est-à-dire d’une vision de l’homme et de sa déstinée, que Freud a esquissée. L’éducation montre l’exigence du détournement de but des pulsions vers des buts compatibles avec la vie sociale, la culture et la civilisation. L’exigence de régulation sociale des pulsions suscite les capacités de renoncement, de sublimation vers des buts plus élevés. Il s’agit à la fois d’une exigence et d’une espérance face à la dureté de la vie: - faiblesse naturelle de l’homme face aux forces écrasantes de la nature (la maladie, la mort), - l’homme fait souffrir l’homme, l’exploite comme travailleur et l’asservit comme partenaire sexuel : homo homini lupus, (FREUD, 1929, p. 65). - enfin, faiblesse de son moi dépendant de ses trois maîtres que sont le ça, le surmoi, la réalité.
Freud assigne à la culture une tâche historique qu’on peut décliner en trois buts complémentaires : ce que la culture promet à l’homme, c’est d’abord le soulagement de son fardeau instinctuel, la réconciliation avec son sort le plus inéluctable (déréliction, maladie, mort), et enfin l’espérance d’une récompense pour tous ces sacrifices. L’enseignement et l’éducation sont bien au centre de cette tâche historique de la culture et de leur capacité à la mener à bien.
La tâche du sujet (moi) devant advenir face à la réalité se heurte à la résistance du narcissisme qui est une inaptitude à nous dessaisir de nous-mêmes dans la considération du monde et des autres. La tâche du sujet est d’abord économique, elle est comparable à celle de l’analyste avec son patient: « à la vérité le moi se comporte comme le médecin au cours d’un traitement analytique: il s’offre lui-même, avec l’attention qu’il prête au monde réel, comme un objet libidinal pour le ça et vise à attirer sur lui-même la libido du ça». (FREUD, 1923, p. 287). L’intervenant qui s’inspire de la psychanalyse en éducation promeut un sujet prudent, il représente le principe de réalité dans la mesure où il ne juge pas et ne prescrit pas d’action morale. Il ne peut pourtant ignorer la destination morale de l’homme, mais observe une prudence face à la complicité de la conscience morale avec la pulsion de mort (RICOEUR, 1965).
L’enjeu institutionnel de l’éducation et de la formation tourne autour du pouvoir sur l’enfant (réel et intérieur) et sur l’homme futur, un pouvoir de fabrication, de modelage, d’engendrement. Tous ces fantasmes de pouvoir peuvent être objets de l’exploration. L’introduction par Freud de la pulsion de mort reconfigure la tâche de la culture et par conséquent de l’éducation. Celle-ci doit se prononcer dans la lutte qui oppose Eros à la mort. Car cet antagonisme pulsionnel dépasse de loin le champ conflictuel qui était jusque-là exploré. Les liens libidinaux qui d’ordinaire résistent à la vie sociale et à la culture peuvent néanmoins être mises à leur service par la construction du lien social. Mais les pulsions d’agression, de destruction, de cruauté, dressent une hostilité primordiale de l’homme à l’égard de l’homme.
Désormais la signification de l’évolution de la civilisation cesse à mon avis d’être obscur : elle doit nous montrer la lutte entre l’Eros et la mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se déroule dans l’espèce humaine. C’est en cette lutte que consite essentiellement toute vie. (FREUD, 1929, p. 78).
La tâche culturelle assignée à l’éducation est principalement le renoncement à l’agressivité. Celle-ci n’engendre plus seulement une tension entre le moi et le surmoi mais se déplace sur l’arène sanglante de l’amour et de la mort. Cette tâche apparemment insurmontable trouve néanmoins une issue pour Freud dans la réinterprétation du sentiment de culpabilité. La culture met la mort au service de l’amour et renverse le rapport initialement dominant de la mort sur la vie. La culpabilité, intériorisée par le surmoi, fait travailler cette violence interne contre la violence extériorisée. La tâche éducative, civilisatrice (suceptible d’éviter la barbarie), consiste donc à transformer l’agression par un retournement: faire travailler la mort contre la mort.
Ce travail de retournement s’impose aussi au niveau des institutions, elles aussi traversées par ce conflit pulsionnel (libido/inertie, vie/mort). La destructivité peut donc être contournée par ce retournement de la culpabilité. L’autre voie est représentée par la sublimation, la capacité à créer un autre objet pour la pulsion. Cette création se fait aussi par un retournement, une négation de l’objet disparu. En ce sens, le travail conçu comme moyen de production et de reproduction peut déboucher sur la création authentique d’une œuvre par l’appropriation de l’acte de la disparition (Fort/Da).
Les difficultés actuelles de l’approche psychanalytique en éducation se situent dans le processus d’individualisation forcenée, mutilant le sujet de sa dimension sociale, le dépouillant de sa culpabilité et de son sentiment de responsabilité. Les projets éducatifs éclairés par la psychanalyse pourraient mettre en garde contre le retour des agents, et viser à former des sujets concrets capables d’affronter leurs conflits d’ambivalence et leur agressivité. Ces projets pourraient aussi s’accomplir dans la consultation des groupes et des organisations (ici pédagogiques et éducatifs) pour les aider à surmonter leurs difficultés institutionnelles de plus en plus marquées par des processus de déliaison, de désocialisation, et de disqualification des sujets.