1.
Cet article est dédié à la réception de la théorie cartésienne de la libre création des vérités éternelles. Nous visons à souligner sa centralité dans les débats suivants et à mettre l’accent sur le rôle qu’elle a joué dans la formation de la philosophie moderne. En effet, quel que soit la place occupé par la théorie dans la pensée de Descartes - à savoir, qu’elle ait surgi comme une réponse de circonstance à une question posée par Marin Mersenne ou qu’elle représente «la clé de la métaphysique cartésienne»1 -, on ne peut pourtant pas nier son importance dans le cadre philosophique postérieur à sa formulation.
Donc, nous ne sommes pas intéressés à vérifier la cohérence interne de la doctrine ou à rechercher l’interprétation la plus fidèle aux intérêts ou aux objectifs du philosophe français. Nous croyons qu’une des perspectives les plus intéressantes n’est pas simplement liée à l’examen de la doctrine chez Descartes, mais plutôt à une enquête consacrée à ses implications historiques et théoriques. Et pour comprendre les implications d’une théorie, qui souvent échappent à l’auteur lui-même, il faut avant tout se concentrer sur sa réception.
Nous voulons alors comprendre les rations qui ont conduit la plupart2 des plus importantes philosophes et théologiens contemporains ou postérieurs à Descartes à se distancier de la théorie. Si la doctrine a joué, comme nous le pensons, un rôle décisif dans le chemin qui a conduit à la constitution de la modernité philosophique, il faut noter que son rôle a été, pour ainsi dire, “négatif” - à savoir, la doctrine cartésienne a presque toujours représenté une référence critique. Quelques-unes parmi celles qui ont été considérées comme les plus influentes de la philosophie de la première modernité ont donc formulé et développé leurs réflexions par opposition aux prémisses de la théorie. Pour cette raison - il s’agit de nôtre thèse -, on ne peut pas comprendre pleinement leurs réflexions sans les interpréter à la lumière de la doctrine de Descartes, dans la mesure où elle représente la condition - critique - de possibilité de leur approche philosophique.
Pour confirmer cette considération il ne sera pas nécessaire d’analyser toutes les occurrences de la doctrine au cours des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles3; il suffira de s’arrêter sur quelques témoignages et de concentrer notre attention sur Gottfried W. Leibniz et Nicolas Malebranche, en omettant, en cette occasion, ce que Steven Nadler a appelé le spectre de Spinoza («the Specter of Spinoza»4) et sa reformulation et réappropriation de la théorie cartésienne5. En termes généraux, on peut affirmer que, aux yeux de ses détracteurs, la doctrine finissait par soustraire à l’homme la possibilité de connaître l’essence divine, en le laissant à la merci d’une puissance indifférente et incompréhensible. La théorie cartésienne impliquait donc une contingence jamais assurée: au sujet du Dieu cartésien, aucune connaissance ne peut s’estimer ainsi garantie et nécessaire. Dès lors, les prémisses liées à la nature créée des vérités éternelles ont été critiquées pour éviter ses conséquences - ou mieux, les conséquences que Leibniz et Malebranche croyaient découler de la doctrine.
Une fois présenté le contexte théorique du débat, il faut maintenant se concentrer sur les positions des deux philosophes.
2.
Leibniz représente un exemple privilégié pour vérifier l’importance joué par la théorie cartésienne dans le débat philosophique. À cet égard, on pourrait affirmer qu’une bonne partie de la réflexion leibnizienne peut être interprétée comme la tentative de mettre un frein aux prémisses et implications qu’il croyait liées à la doctrine cartésienne. En effet, si nous analysons le corpus leibnizien à la lumière de la théorie de Descartes, il faut aussitôt constater la véritable obsession que le philosophe allemand a nourrie pour les conséquences découlant de la pensée cartésienne sur l’indifférence et la nature arbitraire de l’être divin. Il serait donc presque impossible de comprendre de façon adéquate sa spéculation sans la placer dans ce contexte théorique. Il s’agira alors d’analyser les motivations qui ont caractérisé cette position.
Il faut cependant souligner, en restant fidèles aux données historiques, que certaines des prémisses qui conduiront Leibniz à se confronter de manière critique à la théorie cartésienne existaient déjà, quoique sous une forme pas encore pleinement développée, dans le processus de formation de sa pensée6. Les lignes directrices de la pensée de Leibniz étaient donc établies avant sa rencontre avec la théorie cartésienne. Toutefois, si nous considérons sa réflexion plus largement, en tenant compte des ouvrages majeurs, nous pouvons quand même interpréter sa spéculation - au moins à partir de son séjour parisien (printemps de 1672) - comme le contrepoint dialectique de la doctrine de Descartes7.
À cet égard, on peut rappeler la Confessio philosophi. Leibniz est déterminé à soustraire les vérités mathématiques et géométriques à la libre puissance du Dieu cartésien. Selon Leibniz, que trois fois trois fassent neuf, il ne devrait pas être imputé à la volonté divine; au contraire, la nécessité que nous attribuions aux vérités éternelles doit être ramené au seul entendement divin8. Ces vérités, en effet, comme il précisera dans les Essais de théodicée, «sont dans l’entendement de Dieu, indépendamment de sa volonté»9. De toute façon, même si Dieu n’a pas produit ces vérités en les voulant, il reste leur condition de possibilité; dit autrement, ces vérités sont les objets éternels de sa pensée: si Dieu ne les pensait pas, elles ne pourraient donc pas subsister.
L’affirmation leibnizienne s’inscrit dans la précédente controverse sur le statut ontologique des vérités éternelles, comme le démontre ce passage tiré par les Essais de théodicée: «il ne faut point dire avec quelques Scotistes que les vérités éternelles subsistaient, quand il n’y aurait point d’entendement, pas même celui de Dieu. Car c’est à mon avis l’entendement divin qui fait la réalité des vérités éternelles: quoique sa volonté n’y ait point de part»10. À cette approche, Leibniz présente juste après celle tout à fait opposée de Descartes: à cause de la théorie cartésienne, «les vérités éternelles, qui avaient été jusqu’à cet auteur un objet de l’entendement divin, sont devenues un objet de sa volonté. Or les actes de sa volonté sont libres, donc Dieu est la cause libre des vérités. Voilà le dénouement de la pièce»11. En bref, d’une part, on a la radicale indépendance des vérités thématisée par les auteurs de la deuxième Scolastique proches de Descartes12; d’autre part, on trouve la dépendance totale de ces modèles éternels face à la toute-puissance du Dieu cartésien. Entre ces deux extrêmes, Leibniz défend une position intermédiaire, en accord avec le magistère de Thomas d’Aquin. Selon le philosophe allemand, Dieu «est la région des vérités éternelles»13, à savoir la condition de leur possibilité, bien qu’il ne soit pas la cause efficiente de leur existence. Les vérités dépendent ainsi de Dieu mais elles ne sont pas le résultat d’une libre volonté qui aurait pu être différente.
Après avoir présenté, quoique brièvement, la position de Leibniz en ce qui concerne le statut des vérités, il faut investiguer les raisons qui l’ont amené à défendre cette approche. C’est le même philosophe à nous donner une motivation - liée, dans le cas spécifique, à une analyse métaphysique et gnoséologique des implications découlant de la théorie. Entre les attributs du Dieu cartésien, ce qui inquiétait le plus Leibniz était l’indifférence divine, thématisée par Descartes à partir des réponses aux sixièmes objections14. Comme Jean-Marie Beyssade l’a souligné, «la toute-puissance sans limites de Dieu, reconnue dès 1630, est devenue en 1641 indifférence sans limites: tout dépend de Dieu, et tout lui a été, lui est et sera également indifférent»15. Selon Leibniz, l’indifférence de Dieu est étroitement liée à la nature arbitraire de sa volonté: la nature indifférente de la décision divine exclut que Dieu ait agit en suivant des raisons connaturées à son essence. Ce qui s’est brisé c’est alors la relation nécessaire entre les résultats de la volonté de Dieu et les motivations qui l’ont conduit à prendre justement cette décision. Par conséquent, «si la justice a été établi arbitrairement et sans aucun sujet», et «si c’est par un décret purement arbitraire, sans aucun raison, qu’il a établi ou fait ce que nous appelons la justice et la bonté, il les peut défaire ou en changer la nature, de sorte qu’on n’a aucun sujet de se promettre qu’il les observera toujours; comme on peut dire qu’il fera, lorsqu’on suppose qu’elles sont fondées en raisons»16.
Donc, un Dieu qui n’a pas conformé ses actions à un system déterminé de raisons - à des archétypes éternels enracinés dans son entendement - n’aurait aucune véritable raison pour rester fidèle à ce qu’il a décidé de créer de façon arbitraire. Leibniz croit que si on accepte les prémisses cartésiennes sur la nature indifférente et arbitraire de l’essence de Dieu - associées avec l’incompréhensibilité divine affirmée à plusieurs reprises par Descartes17 -, l’homme finirait par se priver d’un stable accès aux pensées divines, ne pouvant pas s’acheminer in mentem Dei; il ne pourrait pas s’assurer un accès à l’ordre des raisons qui ont accompagné l’agir divin. Dès lors, il ne pourrait même pas exclure - en termes absolument nécessaires - que Dieu, après la création, puisse intervenir à nouveau dans le monde, en modifiant le contenu de ce qu’il a décrété. La libre création des vérités éternelles rendrait ainsi impossible la connaissance - ou mieux, un savoir nécessaire, stable et garanti ab aeterno.
Dans le paysage culturel de l’époque, Leibniz n’était pas le seul à tirer cette conséquence18, et il n’était même pas le seul à croire que les considérations de Descartes sur l’indifférence divine mettaient même en danger la moralité traditionnellement associée à Dieu. Selon Leibniz, affirmer la «pure indifférence» de Dieu signifie lui ôter «le titre de bon»19, car « le bien ne sera pas un motif de sa volonté puisqu’il est postérieur à la volonté»20. Cette conviction, affirmée plusieurs fois dans sa correspondance21, sera confirmée dans le Discours de métaphysique: «disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu, et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si selon la définition des tyrans, ce qui plait au plus puissant est juste par là même?»22.
Selon Leibniz, les prémisses de la théorie cartésienne impliquent la contingence - absolute - du fondement de la connaissance et empêchent à l’homme d’attribuer à Dieu une moralité - nécessairement - liée à son essence23. Ces deux conséquences résultent de l’indifférence divine. Si l’essence indifférente de Dieu implique qu’il agit «sans connaissance»24 - sans disposer d’un ordo métaphysique et moral connaturé à sa nature -, la seule possibilité d’attribuer à Dieu cet attribut est de le considérer comme synonyme de contingence. Avec ce sens plus ample, la «liberté d’indifférence» dont Dieu dispose ne serait autre que la liberté de l’acte créateur en relation aux différentes - et pas contradictoires - possibilités à sa disposition. Cette indifférence, de toute façon, n’a rien à voir avec l’«indifférence pleine ou d’équilibre»25 dont Descartes avait parlé. Plutôt, «cette indifférence, cette contingence, cette non-nécessité, si j’ose parler ainsi, qui est un attribut caractéristique de la liberté, n’empêche pas qu’on n’ait des inclinations plus fortes pour le parti qu’on choisit; et elle ne demande nullement qu’on soit absolument et également indiffèrent pour les deux partis opposés»26. Cette indifférence fait référence à la non-nécessité des choix divins et permet de préserver l’ordre des raisons - morales - qui ont déterminé la création de Dieu.
Ce n’est pas important ici d’évaluer l’exactitude de l’interprétation de la théorie cartésienne fournie par Leibniz27; il s’agit plutôt de comprendre les motivations qui ont caractérisé la position leibnizienne. Si nous plaçons ces considérations dans le cadre plus large de la pensée de Leibniz, nous pouvons comprendre l’enjeu: le Dieu de Descartes - le Dieu arbitraire et indifférent qui crée librement et sans aucune ratio les vérités éternelles - rend impossible le déroulement du principe de raison suffisante, à savoir ce qui nous permet de rechercher la raison de la création. Si Dieu était indifférent, en effet, il n’y aurait pas l’opportunité d’indiquer une raison suffisante pour ses décisions, puisqu’il n’existerait aucune médiation entre le Créateur et les créatures, aucun archétype e modèle éternel universellement valable pour les deux. Entre le principe de Leibniz et la doctrine des vérités éternelles il y a donc une relation d’exclusion mutuelle28. Par ailleurs, si poser le problème de la théodicée signifie trouver la raison de l’existence du mal en présence d’un Dieu tout-puissant, sage et bienveillant, le Dieu cartésien disqualifie ce projet dès le début. Sa nature indifférente ne permet pas à l’homme d’enquêter son essence et d’explorer la ratio creationis. La théodicée leibnizienne implique ainsi l’immédiate réfutation de la théorie cartésienne - ou, autrement dit, la doctrine de Descartes, aux yeux de Leibniz, prive l’homme de la possibilité de disculper Dieu devant le tribunal du monde; donc, elle doit être aussitôt refusée et critiquée.
Le projet leibnizien exige des prises de positions très claires, tant par rapport à la relation entre Dieu et la création qu’au statut ontologique des vérités éternelles. Pour justifier le scandale du mal, il faut, tout d’abord, posséder un instrument de proportion qui nous permet d’entrevoir, même dans la lumière floue de notre condition de créature, la pensée de Dieu. Il ne s’agit pas, naturellement, de penser les pensées divines - l’extension de notre intellect est limitée et ne peut pas embrasser la totalité du possible -, mais de connaître et d’indiquer leur limite. En d’autres termes, il faut savoir ce que même Dieu ne peut pas penser ou réaliser. Dans cette perspective, la récupération de la nécessité intrinsèque du principe de non contradiction, dont la valeur avait été ramenée par Descartes à un libre choix de Dieu29, et l’affirmation du principe du meilleur comme raison ultime de la création divine se révèlent nécessaires pour poser les bases de la théodicée leibnizienne. Pour atteindre ce but, il faut en effet disposer d’au moins un critère permettant à l’homme d’entrer dans les salles de ce palais des destinées où sont gardées les représentations de tous les possibles. Or, seul un Dieu proportionné à des archétypes éternels et nécessaires pourrait entrouvrir à ses créatures une possibilité aussi précieuse. Il est donc nécessaire de remédier à l’indifférence cartésienne, en dessinant une imago Dei qui garantit à l’intellect humain un accès stable à l’entendement divin.
La solution présentée par Leibniz représente alors l’une des modalités pour remédier au scandale suscité par Descartes. D’autre part, si le philosophe allemand n’avait pas essayé d’interroger de manière critique les prémisses de la théorie cartésienne, il n’aurait pas pu donner la vie à un discours capable de faire justice à l’agir divin. La doctrine cartésienne - ou mieux, en termes négatifs, son refus - joue donc un rôle central et, pour ainsi dire, structurel, dans la pensée de Leibniz, en représentant la véritable architrave de sa réflexion.
3.
Un autre exemple pour démontrer l’importance de la théorie cartésienne dans les débats du temps est représenté par Malebranche30. En ce qui concerne la position assumée par l’oratorien en relation à la doctrine de Descartes, l’opinion des spécialistes n’a pas toujours été univoque. En particulier, à la lumière d’un passage, assez ambigu, de la Recherche de la Vérité31, on a pensé que Malebranche avait appuyé la doctrine pour ensuite l’abandonner à partir des Éclaircissements32. De toute façon, cette interprétation a été critiquée efficacement par Rodis-Lewis, qui a souligné un refus très net des prémisses à l’œuvre dans la théorie de Descartes, comme les points clés de la pensée malebranchienne ont toujours présupposé, quoiqu’implicitement33.
Même selon Malebranche, c’est en raison de ses conséquences, c’est-à-dire pour défendre un ordre intelligible proportionné aux exigences épistémiques de l’homme que la doctrine est refusée. Dans l’Éclaircissement X, la position de Malebranche est très claire à ce sujet: «si les vérités et les lois éternelles dépendaient de Dieu, si elles avaient été établies par une volonté libre du Créateur, en un mot si la Raison que nous consultons n’était pas nécessaire et indépendante, il me paraît évident qu’il n’y aurait plus de science véritable»34. Selon Malebranche, une fois établie la nature créée et contingente des vérités, il n’y a plus la possibilité d’atteindre une connaissance certaine. Le fait que Descartes ait lié leur création à l’immutabilité du vouloir divin ne semble pas être un argument suffisant pour affirmer l’intrinsèque nécessité des vérités éternelles et pour défendre leur durable universalité. Pour l’oratorien, en effet, on ne peut pas «concevoir de nécessité dans l’indifférence»35. Donc, si Dieu était indifférent, il faudrait abandonner, tout simplement, nos prétentions cognitives. Pas seulement: si Dieu était vraiment le Créateur tout-puissant de type cartésien, l’homme n’aurait pas l’opportunité de s’approcher de la nature divine; il ne pourrait même pas essayer d’enquêter les raisons qui ont amené Dieu à créer, en indiquant le contenu de ses décrets36.
L’indifférence cartésienne finit ainsi par compromettre dès le départ la tentative humaine de communier avec son Créateur selon une relation universellement assurée. C’est le même oratorien qui l’explicite, lorsqu’il précise que «les Philosophes ne peuvent donc s’assurer d’aucune chose s’ils ne consultent Dieu, et si Dieu ne leur répond»37. Donc, si les lois et les vérités éternelles étaient créées par une volonté indifférente, il n’y aurait pas une connaissance nécessaire38; mais s’il faut exiger cette connaissance pour s’approcher de Dieu et (comme nous le verrons bientôt) pour en justifier l’action, ces vérités devront alors posséder un statut ontologique immuable, identique à celui de Dieu, ou bien plutôt: tellement immuable et nécessaire que Dieu lui-même agira avec ses décrets en s’accordant à leur contenus.
Les vérités éternelles sont donc absolument immuables et nécessaires ab aeterno: la somme de deux plus deux a toujours été quatre, et elle ne peut pas changer; de la même façon, les trois angles d’un triangle ont été toujours égaux à la somme de deux droits sua naturali virtute, sans avoir à attendre le concours divin. Bien évidemment, ce qui a été dit par rapport aux vérités logiques et mathématiques s’applique, de la même manière, aux vérités de la morale: la loi immuable de la justice, par conséquent, sera «générale pour tous les esprits, et pour Dieu même, pourquoi elle est nécessaire et absolument indispensable»39. Dès lors, non seulement Dieu ne pouvait pas les créer autrement, mais c’est Dieu lui-même in primis - à savoir: de toute éternité - qui est obligé d’agir en suivant leur nécessité40. On ne trouve ici aucun véritable abîme entre Dieu et l’homme : les modèles de la création divine sont les mêmes paradigmes qui informent la connaissance humaine. Comme Jean-Luc Marion l’a mis en évidence, «le renversement de la position cartésienne ne saurait se manifester plus clairement: les vérités éternelles remontent le cours de la causalité (transcendante) et, au lieu d’en résulter, la précède. Comme ces vérités marquent l’étiage de l’intelligibilité, la puissance perd, en un sens, avec la primauté, son incompréhensibilité»41.
La nécessité intrinsèque des vérités éternelles restitue à l’homme tant la possibilité d’avoir accès à l’entendement divin que la certitude de l’universelle stabilité de sa propre connaissance, fondée justement sur l’immutabilité de ces archétypes. Même l’approche de l’oratorien se révèle ainsi comme une des possibles réponses au scandale métaphysique cartésien, en représentant une stratégie pour affronter la fragilité inhérente à la connaissance humaine. Pour cette raison, on peut affirmer que la négation de la théorie de Descartes, comme condition préalable pour s’assurer un accès garantit aux lois de l’entendement divin, a toujours représentée une exigence de la pensée malebranchienne, comme le démontre le passage suivant tiré par la Recherche de la vérité: «Mais non seulement on peut dire que l’esprit qui connoît la vérité, connoît en quelque manière Dieu qui la renferme; on peut même dire qu’il connoît en quelque manière les choses comme Dieu les connoît […] L’esprit voit donc dans la lumière de Dieu comme Dieu même […] Ainsi lors que l’esprit voit la vérité, non seulement il est uni à Dieu, il possède Dieu, il voit Dieu en quelque manière, il voit aussi en un sens la vérité comme Dieu la voit»42.
Malebranche ne pourrait être plus clair et il ne pourrait pas désavouer avec une plus grande force et radicalité l’approche cartésienne. La puissance divine, comme fondement arbitraire, n’échappe plus à l’ordre des créatures, mais est livrée au regard de ses créatures. Le Dieu malebranchien, en effet, peut exercer sa toute-puissance uniquement d’une manière qui ne contredit pas les préceptes de sa sagesse et qui ne viole pas la nécessité des vérités éternelles43 - la même nécessité dont se servent ses créatures pour connaître leur Créateur et pour s’assurer, de cette façon, de la fiabilité de leur connaissance. Ce que l’homme connaît avec nécessité coïncide avec ce que Dieu connaît nécessairement. Donc, précise Malebranche dans son Traité de morale, «ce qui est vrai à l’égard de l’homme est vrai à l’égard de l’Ange, et à l’égard de Dieu même»44. La pensée de Dieu peut ainsi être vue, connue et même jugée avec les yeux - avec les rations - de ses créatures. La nécessité de faire face aux prémisses cartésiennes pour en éviter les conséquences conduit Malebranche à reproposer, après Descartes, la question de l’univocité, et cela en dépit des mêmes affirmations malebranchiennes sur la radicale incompréhensibilité de l’essence divine45.
Dans le même sillage de Leibniz, l’opération théorique accomplie par Malebranche avec le refus de la théorie de Descartes permet à l’homme d’enquêter la nature de Dieu. Il s’agit justement d’une des conditions nécessaires pour fonder sa personnelle théodicée, qui trouvera sa réalisation dans le Traité de la nature et de la grâce. D’ailleurs, pour justifier l’agir divin et pour formuler un projet de théodicée qui explique les raisons de la création, il est nécessaire de partager ou, au moins, de connaître les motivations qui ont amené Dieu à créer. Car l’homme, selon l’oratorien, participe de la même Raison éternelle et incréée et il partage avec son Créateur la nécessité intrinsèque des vérités éternelles; il sait ce que Dieu ne peut pas faire - ou ce qu’il ne fera jamais pour ne pas contredire sa nature. Donc, il peut arriver à connaître les motivations qui ont gouverné la création, en justifiant le scandale du mal. On peut alors affirmer que, même pour Malebranche, la négation de la théorie cartésienne représente la précondition de sa propre réflexion.
4.
Après avoir décrit les itinéraires empruntés par Leibniz et Malebranche, il est naturel de se demander s’il y a des points de contacts entre les deux stratégies. Sans oublier les distinctions, qui ont été déjà soulignées46, il faut placer les deux tentatives de théodicée dans un espace théorique commun. À notre avis, ce qui les rapproche, en les conduisant à récupérer la nécessité intrinsèque des vérités éternelles, c’est l’urgence d’affronter la radicalité de la doctrine de Descartes pour en éviter les conséquences. Naturellement, cela n’implique pas qu’ils le fassent de la même manière et que les édifices de leurs théodicées reposent sur un fondement semblable. Néanmoins, tant Leibniz que Malebranche affronte un problème commun et ils partagent, au moins, un objectif: soustraire à Dieu le pouvoir sur les vérités éternelles pour éliminer son indifférence créatrice et illuminer son visage.
La négation de la théorie cartésienne est donc la précondition et le point de départ de leur réflexion et, en termes plus spécifiques, de leur théodicée. En effet, si une théodicée doit être fondée, il faudra s’approcher de la cogitatio Dei et limiter l’extension du pouvoir divin dans les limites tracées par la tradition, en attribuent aux vérités éternelles un statut ontologique qui ne dépend plus de l’arbitraire incompréhensible de Dieu. Dans le triptyque d’attributs qui compose la théodicée - toute-puissance, bonté, sagesse -, il s’agira alors de borner le premier et de concentrer l’attention sur le renforcement des deux autres. C’est précisément ce qui est arrivé avec Leibniz et Malebranche. Or, on ne dit pas simplement que les deux auteurs sont unis dans la critique adressée à la théorie de Descartes, mais que leurs réflexions doivent être comprises à la lumière du rôle central joué par la doctrine dans le développement de leur proposition métaphysique. C’est pour cette raison que les pensées de Leibniz et Malebranche peuvent être interprétées comme une réponse aux implications qu’ils croyaient liées aux lignes directrices de la théorie cartésienne.
À cet égard, nous pouvons formuler deux ultimes considérations : en premier lieu, cela démontre encore une fois l’importance et la centralité de la doctrine dans les débats qui ont contribué à générer l’idée de modernité avec laquelle, encore aujourd’hui, nous sommes confrontés. En second lieu, cela nous permet de relever que les détracteurs de la doctrine cartésienne ont relevé et souligné des difficultés que Descartes n’avait pas perçues ou qu’il n’estimait pas légitimes à la lumière de ses propres prémisses. C’est peut-être là, une fois de plus, la preuve que les pensées semblent parfois échapper à ceux qui les ont pensées, obtenant leur propre autonomie, en se libérant de la lettre inflexible du texte qui les renferme.