Introduction
Successeur naturel d’Alfred Binet (1857-1911), Théodore Simon (1863-1961) est appelé à la présidence de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant (SLEPE) en 1912. Il y poursuit l’œuvre initiée avec Binet autour de l’étude scientifique de l’enfant. En charge de l’accueil d’enfants anormaux1 dans des asiles et reconnu pour son expertise dans le champ de la psychométrie, il est appelé à former les élèves-maîtres et les élèves-maîtresses des Écoles normales d’Auteuil et des Batignolles près de Paris. À ce titre, il encadre les travaux pratiques de pédagogie expérimentale à l’Institut de Pédagogie de la Faculté des Lettres de la Sorbonne. Les conclusions qu’il tire de l’étude des observations menées par ses étudiants le conduisent à publier de nombreux textes dans le bulletin de la SLEPE.
Malgré la richesse de cette activité, force est toutefois de constater que l’œuvre de Théodore Simon est, aujourd’hui, largement méconnue. Seul son nom reste attaché à celui de Binet lorsqu’est évoqué en France ou à l’étranger, la célèbre échelle métrique du développement de l’intelligence. Bien que Binet ait élaboré cette échelle avec la collaboration de Théodore Simon, la contribution de ce dernier à l’établissement de ce qui deviendra par la suite, le célèbre test du quotient intellectuel, est délaissée par la majorité des historiens de la psychologie.
Si les premiers tests d’intelligence furent conçus à la fin du XIXe siècle par Galton et Cattell (respectivement au Royaume-Uni et aux États-Unis), pour la mesure des fonctions psychologiques élémentaires, ils furent vite éclipsés par l’échelle métrique du développement de l’intelligence d’Alfred Binet et de Théodore Simon. Diffusés dans plusieurs pays comme une approche scientifique permettant de mesurer les processus psychologiques supérieurs (FOURNIER & LÉCUYER, 2011; HUTEAU & LAUTREY, 1999; ZAZZO, 1996; MACKINTOSH, 2004; NICOLAS, 2004), les tests d’intelligence devinrent l’un des outils les plus étudiés dans le champ de la psychologie (BROCK, 2014 ; MENDONZA & NASCIMENTO, 2001). Conçus pour diagnostiquer l’infériorité intellectuelle et en tirer les applications pédagogiques nécessaires (BINET & SIMON, 1904), les tests et, plus globalement, la psychométrie sont étroitement liés à l’éducation spécialisée. Le diagnostic de l’arriération mentale est posé grâce à la passation des tests d’intelligence, étape clé pour diagnostiquer les candidats à l’éducation spécialisée.
En analysant le parcours de Théodore Simon et sa contribution dans l’élaboration et la diffusion des tests d’intelligence, cet article se propose d’étudier sous un jour nouveau les liens entre psychométrie et éducation spécialisée. Grâce à l’étude d’archives françaises et brésiliennes, nous expliciterons les raisons pour lesquelles sa méthode fut davantage employée à l’étranger qu’en France. Dans cette perspective, nous reviendrons sur la nature des enseignements qu’il dispensa à l’École de perfectionnement des enseignants de Belo Horizonte (Minas Gerais, Brésil) lors de son séjour en 1929 et, plus particulièrement, sur les recherches entreprises et les résultats obtenus avec ces enfants, après son départ, sur l’éducation spécialisée dans cette ville.
Théodore Simon et la pédopsychiatrie
Organiciste convaincu, vouant un véritable culte au professeur Valentin Magnan qu’il considère comme son maître, Théodore Simon étudie pendant huit ans (1901-1908)2 la science du diagnostic auprès de ce clinicien, spécialiste de l’anatomie pathologique, au service d’admission de l’hôpital Sainte-Anne de Paris. Il y développe aussi cet amour des malades, passion qui oriente toute une activité, et qui donne l’énergie nécessaire. Dans ce service qui draine toutes les misères mentales de la capitale3, le jeune médecin d’origine dijonnaise voit passer près de 3000 malades par an. Sa connaissance poussée des aliénés le conduit à identifier de plus en plus précisément leurs symptômes. Organiciste convaincu, il met un point d’honneur à chercher d’éventuelles lésions cérébrales chez ses patients avant d’établir les affections de leur état psychopathique. Cette expertise l’amène, dès 1903 (il n’a alors que 30 ans !) à proposer un tableau synoptique des divers types cliniques que l’on rencontre le plus souvent dans les asiles. L’année suivante, il entreprend avec Alfred Binet d’établir un diagnostic scientifique des états inférieurs de l’intelligence qui les conduit à présenter de nouvelles méthodes pour en mesurer le développement chez les enfants. Ces travaux visent, conformément à l’objectif que se donne la commission Bourgeois, à trouver des modalités de scolarisation pour les enfants anormaux en application de la loi du 28 mars 1882 qui rend l’instruction primaire obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de 6 à 13 ans révolus. Binet et Simon qui siègent dans cette commission ministérielle entreprennent de nouvelles enquêtes en milieu scolaire visant à apporter des solutions concrètes aux problèmes auxquels sont confrontés les instituteurs. Dans le prolongement des conclusions de la commission Bourgeois (VIAL, 1990; VIAL & HUGON, 1998), ils élaborent un guide à l’intention des enseignants et des directeurs d’école pour l’admission des enfants anormaux destinés à être scolarisés. Ils anticipent ainsi les questions de mise en œuvre de la loi du 15 avril 1909 qui institue la création des classes de perfectionnement.
De son côté, le 24 mai 1906, Théodore Simon devient membre de la Société médico-psychologique. Son nom apparaît désormais aux côtés de ceux de Henry Beaunis, Alfred Binet, Benjamin Bourdon, M. Foucault et Jean Larguier de Bancels au titre des auteurs de la rubrique « Analyses psychologiques » de l’Année Psychologique. Il entame également une collaboration dans le journal médical, La Clinique, où il propose une série de préceptes pour l’étude des maladies mentales et leur diagnostic. A l’occasion du 15ème congrès international de médecine de Lisbonne (19-26 avril 1906), il présente une étude remarquée sur la nature et l’évolution de la catatonie4. L’année suivante, il est récompensé du Prix Falret, par l’Académie de médecine de Paris, pour un mémoire sur l’état mental du dipsomane5. Ses travaux sur les symptômes psychiatriques le conduisent à aborder les problèmes de la confusion mentale selon une approche phénoménologique reposant sur une méthodologie psychogénique. La série d’études qu’il consacre avec Alfred Binet aux différents états mentaux de l’aliénation selon leurs affections psychiatriques s’inscrit, une nouvelle fois, dans le cadre d’une démarche qui vise à établir une nouvelle théorie psychologique et clinique de la démence allant jusqu’à questionner, sous un jour nouveau, la possibilité d’enseigner la parole aux sourds-muets.
Aliénation mentale et mesure de l’intelligence
Dans sa recherche de faits indiscutables, Théodore Simon reconnaît néanmoins que ses tâtonnements ne lui permettent pas, voire qu’il est dangereux, de faire le portrait d’une maladie mentale. « État mental » et « maladie mentale » n’étant pas synonymes, une définition de l’aliénation mentale reste risquée. Au mieux, peut-on délimiter les différents symptômes que recouvrent les divers états mentaux de l’aliénation comme il s’attache à le faire avec Alfred Binet dans une série de dix articles qu’il publie dans l’Année Psychologique en 1910 et 1911. Le tableau récapitulatif qu’ils établissent à cette fin leur permet de conclure provisoirement que la seule définition à laquelle ils peuvent arriver est une distinction entre l’homme sain et l’aliéné en fonction de l’acuité de leurs symptômes. On retrouve ces mêmes précautions dans les recherches qu’ils consacrent à la détection des intelligences déficientes. Après la publication d’une version remaniée en 1908 qui intègre désormais l’évaluation de l’enfant d’intelligence ordinaire, Alfred Binet publie, en 1910, les résultats de nouvelles recherches sur « la mesure du niveau intellectuel chez les enfants d’école ». Il faut attendre l’année suivante pour qu’une version aboutie de 77 pages, réservée au bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, soit publiée sous leurs deux noms.
Si Binet signe, seul, l’article de 1910, ce n’est pas par désintérêt de la part de Simon pour cette échelle métrique du développement de l’intelligence qu’il a contribué à élaborer et pour laquelle sa collaboration est constamment soulignée par Binet dans ses articles. La raison en est professionnelle. Le 1er octobre 1908, Théodore Simon est nommé médecin à l’asile de Saint-Yon près de Rouen. En plus de ses tâches quotidiennes, il devient rapidement une personnalité locale en référence à ses travaux et à son investissement au sein de l’hôpital. Elu membre de la Société de Médecine de Rouen en 1910, il participe aux réunions mensuelles de la commission de surveillance des asiles d’aliénés du département de la Seine-Inférieure. Il s’investit aussi dans la formation des personnels infirmiers à qui il consacre un ouvrage, véritable vade mecum de plus de 400 pages. Sa notoriété augmente encore lorsqu’il obtient le Prix Baillarger que lui décerne l’Académie de Médecine de Paris en 1912. Prix qu’il aurait certainement souhaité célébrer en compagnie d’Alfred Binet qui disparaît brutalement, le 18 octobre 1911, d’une congestion cérébrale. Dans l’hommage qu’il lui rend dans l’Année psychologique, Simon rappelle le but ultime que poursuivit Alfred Binet, au cours des trente années qu’il consacra à la science : édifier une psychologie générale, une synthèse de l’esprit humain. Le décès de Binet laisse un vide. Simon est appelé à lui succéder à la direction du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne ainsi qu’à la fonction de rédacteur en chef de la, désormais célèbre, revue l’Année psychologique dont il contribue, par ailleurs, à mettre sur pied le volume de l’année 1911 (CHAPUIS, 1997). Contre toute attente, Henri Piéron se voit attribuer ce poste et cette nouvelle responsabilité éditoriale (GUTIERREZ, MARTIN & OUVRIER-BONNAZ, 2016). Quant au laboratoire de la rue de la Grange aux Belles, il poursuit ses expériences de pédagogie expérimentale sous la direction de Victor Vaney, grâce au concours d’Armand Belot, l’inspecteur de l’enseignement primaire de cette circonscription, qui leur permet d’accéder aux classes au sein desquelles ils poursuivent leurs observations.
Engagement professionnel
Sollicité par Henri Piéron pour poursuivre sa collaboration à l’Année psychologique, Théodore Simon décline son offre. Pressenti comme le digne successeur d’Alfred Binet à la direction de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, il intègre d’abord le cercle de ses membres élus au conseil d’administration, le 28 décembre 1911, avant d’être appelé à le présider lors de la séance du 21 novembre 1912. Les travaux qu’il publie dans le bulletin de la Société, à cette époque, sont des plus éclectiques. En 1913, année où le nombre de ses publications devient plus important, il aborde respectivement les questions liées à la détermination du degré d’audition des enfants, la rapidité de la lecture et de l’écriture, l’observation des enfants à l’école maternelle ainsi que l’étude des enfants anormaux. Sur le plan professionnel, accaparé par ses tâches quotidiennes à l’hôpital psychiatrique de Saint-Yon, ses activités se centrent désormais sur des cas cliniques à partir desquels il dispense des leçons auprès de ses collègues de la Société de Médecine de Rouen. Lors de ses interventions, il enseigne notamment la manière de dresser un diagnostic et d’établir des conclusions nosologiques. Chacune de ses interventions est accompagnée de présentations et d’interrogations de malades.
Mobilisé à Sens puis basé à l’abbaye d’Igny où il a en charge le service d’admission des soldats contagieux atteints du typhus durant la Première Guerre mondiale, Théodore Simon trouve toutefois le temps de s’intéresser à des questions de pédagogie expérimentale. Grâce au concours de plusieurs membres de l’enseignement primaire public, il élabore des tests de lecture et d’écriture afin de déterminer la nature des difficultés qui entrent en jeu dans le cadre de ces apprentissages par les élèves. Le 7 mai 1917, Théodore Simon est invité, sous les auspices de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, à donner une conférence à l’Athénée de Genève, sur l’œuvre de Valentin Magnan. Devant le succès que remporte l’emploi des tests aux États-Unis, la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant - qui devient lors de son assemblée générale du 29 novembre 1917, Société Alfred Binet - décide de publier sous la forme d’un fascicule de 75 pages, La Mesure du développement de l'intelligence chez les jeunes enfants6. Grâce au succès commercial que remporte cette édition, la Société poursuit ses activités. De son côté, reçu premier au concours de médecin en chef des asiles de la Seine, le 26 juin 1920, devant Hubert Mignot et Maurice Ducosté, Théodore Simon intègre, à sa demande, dès le mois d’août suivant, la colonie d’enfants de Perray-Vaucluse. Ce poste de médecin en chef dans l’hôpital où il a débuté son internat lui permet de participer aux séances de la Société médico-psychologique dont il devient membre titulaire, lors de son assemblée générale du 10 décembre 1920, avec 19 des 23 voix des suffrages exprimés.
Les arriérés de l’intelligence
A partir de 1921, il y assiste régulièrement. Il y présente également les travaux qu’il mène auprès des cent cinquante enfants arriérés âgés de 6 à 20 ans de la colonie de Perray-Vaucluse. A la question « Peut-on fixer une limite supérieure à la débilité mentale ? », Théodore Simon estime qu’il est possible d’arrêter le domaine de la débilité mentale au développement de l’intelligence à partir des résultats obtenus par l’utilisation des épreuves pour les enfants de dix ans dans l’échelle des tests gradués de Binet et Simon. Il est, toutefois, nécessaire, selon lui, d’en différencier deux degrés : la débilité mentale proprement dite qui comprendrait tous les sujets dont l’intelligence dépasse celle d’enfants de 7 ans mais qui n’atteint pas celle d’enfants de 9 ans et la débilité mentale légère qui admettrait tous ceux qui dépasseraient le niveau des enfants de 9 ans et n’atteindraient pas celui de 10. Au-delà, Simon propose de concevoir trois degrés pour l’intelligence normale ; le premier correspondant aux épreuves de 10 à 12 ans ; le moyen de 12 à 15 ; le supérieur, seul, enfin, dépasserait les épreuves établies pour l’âge de 15 ans. Avec son homologue belge, Guillaume Vermeylen, il cherche à établir d’éventuelles corrélations entre le développement intellectuel et le développement physique des enfants (taille, poids mais aussi diamètre antéro-postérieur et transversal de la tête). Si les résultats obtenus attestent parfois de réelles relations, ils ne peuvent toutefois pas aboutir à de quelconques conclusions.
Sans abandonner les tests mais laissant de côté l’anatomie pathologique, les auteurs cherchent alors à déterminer les divers degrés de l’arriération mentale. En août 1924, dans un rapport qu’ils présentent sur la débilité mentale, à l’occasion du 28ème congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française à Bruxelles (SIMON, 1924), ils en proposent les principales formes cliniques : les débiles pondérés, les sots parmi lesquels il convient de distinguer le « débile satisfait », le « débile vaniteux » et le « débile facétieux », tous en général peu éducables ; et les instablesavec les « débiles puériles » et les « débiles émotifs ». Dans leurs conclusions, ils soulignent les rapports, dans plusieurs cas, de la débilité avec la délinquance. Médecin chef de la consultation médico-psychologique dans le service social du Tribunal pour enfants de la Seine, Théodore Simon en profite pour présenter ce nouveau service qu’il a contribué à créer en 1923. Les échanges avec le public et notamment avec le Dr Ovide Decroly qui défend l’utilité des tests et la méthode quantitative pour dépister les anormaux dans les écoles, donne l’occasion à Théodore Simon de rappeler que si les signes neurologiques doivent être préalablement et soigneusement recherchés, il ne faut pas opposer les tests et la clinique, mais les associer ; la clinique étant indispensable pour apprécier les tests et tenir compte des troubles de la parole.
Dépister et enseigner aux enfants arriérés mentaux
Tel est aussi l’un des objectifs que se donne Théodore Simon en ce début des années 1920. Critiquant l’emploi de la notion d’anormalité dans la détection de ces enfants, il s’emploie à informer les instituteurs et les institutrices à les dépister selon une répartition en cinq catégories:
Catégories | Limites de l’intelligence | Description |
---|---|---|
1 | Les enfants dont l’intelligence ne dépassera pas le niveau de 2 ans ou qui lui est inférieur. | Arriérés incapables d’aucune occupation utile. Nous ne disons pas inéducables, car le mot prête à confusion, et nous avons vu qu’on peut donner à ces enfants certaines habitudes. |
2 | Les enfants dont l’intelligence restera comprise entre les niveaux de 2 et 5 ans. | |
3 | Les enfants dont l’intelligence restera comprise entre les niveaux de 5 et 7 ans. | |
4 | Les enfants dont l’intelligence restera comprise entre les niveaux de 7 et 9 ans. | Arriérés susceptibles de rendre des services. |
5 | Les enfants dont l’intelligence atteindra seulement le niveau de 10 ans. | Premier niveau normal. Enfants peu doués toutefois pour l’instruction |
Au-delà des différents modes d’assistance que l’institution publique met en place pour ces enfants (établissements fermés pour les catégories 1 et 2 ; établissements fermés selon le degré des troubles du caractère, internats ou externats, à l’image des écoles ou des classes de perfectionnement, pour les catégories 3 et 4 ; école primaire publique pour la catégorie 5), Théodore Simon milite pour que les enseignants soient formés à la pédagogie expérimentale.
Dans cette perspective, en collaboration avec plusieurs membres actifs de la Société Alfred Binet, il mène une véritable entreprise d’élaboration de tests en tout genre (vision, audition, mémoire), au premier rang desquels des tests d’instruction (lecture, écriture, orthographe, calcul, géographie, dessin), qui renseignent sur le niveau scolaire atteint par les élèves dans plusieurs disciplines. Constatant des différences entre les résultats que ces derniers obtiennent au test d’intelligence et leur degré d’instruction, rapportés à leur âge, leur taille et leur poids, il prône l’instauration d’un livret scolaire afin de mieux identifier les progrès, à chacun de ces âges, au cours de la scolarité des élèves.
Ce recueil d’informations permettrait ainsi de soulever des problèmes pédagogiques liés à d’éventuels décalages mais aussi de faire sortir du rang ces intelligences que l’instruction ne découvre pas, peut-être simplement parce qu’elles n’ont pas la forme scolaire. Président du jury d’examen du certificat à l’enseignement des enfants arriérés, Théodore Simon souhaite utiliser ce biais pour que les instituteurs et les institutrices de ces classes aient recours à ce type de tests. Grâce à ses collaborateurs, des tests sont élaborés, à partir de 1924, à la colonie d’enfants de Perray-Vaucluse (« Tests P.V. »). Véritable manuel à l’usage des instituteurs d’enfants arriérés, l’ensemble de ces 25 tests proposés par Simon doivent permettre aux enseignants d’adapter leur enseignement aux divers degrés d’intelligence et d’instruction de leurs élèves et de parfaire ainsi leur intégration au sein de la société.
Un aliéniste renommé
A la fin des années 1920, Théodore Simon est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français de l’éducation des arriérés. Il convient, toutefois, d’admettre avec le docteur René Charpentier que sa méthode est moins pratiquée en France qu’à l’étranger et, plus particulièrement [en] Amérique, là-bas où elle est utilisée couramment non seulement dans les écoles mais encore dans les établissements psychiatriques. Il n’est donc pas surprenant que Théodore Simon soit invité à présenter ses travaux dans le cadre de « La journée psychiatrique » à l’occasion du 10ème congrès des médecins de langue française de l’Amérique du Nord qui se tient à Québec en septembre 1928. Il profite de ce voyage pour se rendre à Montréal, Winnetka, Chicago, New-York, New-Haven et à Boston ; villes dans lesquelles il visite plusieurs établissements scolaires ainsi que des institutions de rééducation où sont utilisés des tests inspirés de celui qu’il a élaboré avec Binet, vingt ans plus tôt7. Il constate avec étonnement que les « batteries de tests », élaborés Outre-Atlantique, ont une visée essentiellement sociale. Ils servent à mesurer ce que les individus sont capables de faire afin de pouvoir apprécier le niveau de difficulté des tâches qui leur seront, ensuite, confiées. Théodore Simon critique néanmoins, l’utilisation faite de ces résultats aux États-Unis dans le cadre de comparaisons ethniques. Selon lui, les tests psychologiques doivent être systématiquement adaptés aux populations locales afin de leur conserver leur portée sociale et scientifique. Tel est le sens du discours qu’il tiendra auprès des éducateurs brésiliens lors de son séjour l’année suivante.
Théodore Simon au laboratoire de l’école de perfectionnement de Belo Horizonte
Invité par le gouvernement de l’État de Minas Gerais pour assurer les leçons inaugurales de l’École de Perfectionnement Pédagogique des Enseignants, Théodore Simon se rend à Belo Horizonte8 en février 1929. Nouvellement fondée, cet École applique les directives locales et régionales des nouvelles réformes que connaissent alors ces établissements. La scolarisation des enfants qui y sont accueillis devenant ainsi un enjeu politique (CAMPOS & BORGES, 2014), les outils modernes de la psychologie y sont préconisés (CAMPOS, 2003). Dans le cadre de cette modernisation du système d’instruction brésilien, la France est appelée à y contribuer (Bandeira de Melo, 2016) en invitant Théodore Simon, l’un des meilleurs spécialistes français de l’éducation des arriérés (GUTIERREZ, CAMPOS & BANDEIRA DE MELO, 2017).
Annoncées dans la presse brésilienne, les conférences de Théodore Simon à Belo Horizonte débutent par un cours de psychologie de l’enfant et de psychologie expérimentale. Elles sont suivies d’une étude pratique sur la manière d’appliquer les tests avec des élèves normaux qui, pour un grand nombre d’entre eux, n’avait alors pas accès à l’instruction (ANONYME, 1929). Présenté au gouverneur de l’État, Antônio Carlos, Théodore Simon visite plusieurs écoles primaires de la ville. Accompagnés de notables de cette province, il est également appelé à participer à plusieurs inaugurations d’établissements au cours desquelles il est souvent reçu avec le drapeau français et la Marseillaise, chantée par des enfants. Programmées à raison de deux fois par semaine, ses conférences ont lieu devant un auditoire de 300 à 500 personnes, composé essentiellement d’enseignants (SIMON, 1930)9.
Le contenu de ces conférences confirme l’importance des thèses hygiénistes qu’il cherche à promouvoir tout comme la systématisation des mesures au sein des écoles primaires françaises. Le psychiatre français souhaite ainsi que les élèves-professeurs fassent passer des examens de l’audition et de la vision à leurs élèves et qu’ils mesurent leurs caractéristiques physiques et, bien évidemment, intellectuelles. Ces préoccupations en lien avec le développement des élèves a pour but de convaincre les élèves-professeurs de la nécessité de fonder leur enseignement sur les caractéristiques propres de chacun de leur élève. L’application de cette méthode scientifique fondée sur l’examen de la connaissance des enfants doit ainsi permettre aux enseignants de planifier leur travail pédagogique et de l’évaluer au regard des effets recherchés (SIMON, 1936).
Outre les mesures liées au développement de l’intelligence et à l’utilisation des tests de connaissances, Théodore Simon conseille de parler individuellement à chacun des élèves pour être conscient de l’environnement dans lequel il vit et de pouvoir ainsi évaluer la présence de soutien ou d’obstacles à son travail. Selon Th. Simon, la fréquence des évaluations permet de suivre les progrès des élèves, en leur montrant leurs réussites mais aussi la persistance de leurs erreurs. L’application de cette méthode d’apprentissage, inspirée de la science médicale et psychologique, fondée sur l’utilisation rationnelle d’outils de mesure du travail des élèves permet de faire entrer la science à l’école.
Si l’éducation des enfants normaux constitua la thématique principale développée par Théodore Simon dans le cadre de ses cours et de ses conférences à Belo Horizonte, il y présenta également les recherches d’Alice Descœudres et son test, le test des labyrinthes de Porteus, le jeu solitaire de Healy et l’échelle de Pintner-Paterson, instruments conçus à l’origine pour établir un diagnostic de la déficience mentale (SIMON, 1930). Théodore Simon insista surtout sur le fait que ces échelles de mesure étaient des adaptations réalisées à partir de la sienne. Il mit en évidence, de ce fait, l’inconvénient de ces instruments et notamment leur impossibilité d’être transposés d’une culture à une autre. Prônant l’adaptation des tests aux contextes et aux populations pour qui ils sont destinés, il entreprit de travailler avec des enseignantes des écoles de Belo Horizonte.
L’application des tests aux enfants des écoles de Belo Horizonte
Parmi ces assistantes brésiliennes, Théodore Simon cite Helena Penna, Maria Luíza de Almeida Cunha et Zelia Rabello avec qui il analysa près de 5000 enfants (SIMON, 1930). Les cours consacrés à l’applications de tests d’intelligence, de lecture, d’orthographe et de calcul dirigée par Théodore Simon au Brésil, servirent pour évaluer l’organisation de l’enseignement public mais aussi et surtout pour proposer de nouvelles procédures susceptibles de rendre plus efficace la technique d’application et de construction de ces tests. Le but fut atteint : les tests furent systématiquement utilisés dans les écoles de Minas Gerais.
Helena Paladini (1931) publia les résultats des recherches commencées avec Théodore Simon avant de les poursuivre à Minas Gerais. Ses analyses privilégient l’origine sociale des enfants pour expliquer les différences dans les résultats scolaires obtenus. Cette approche est fondée sur l’interprétation des résultats des tests, en fonction de l’influence du milieu social et culturel de l’enfant, comme un legs laissé par Théodore Simon après son départ de Belo Horizonte.
Dans son livre, publié deux ans avant son arrivée au Brésil, Théodore Simon (1927, p.116) déclare déjà que les tests doivent former le sens clinique des professeurs et que cette fonction était encore plus importante que les résultats des évaluations en soi: [le test] “doit à mon sens former le sens clinique des professeurs comme l’observation médicale forme celui des internes de nos hôpitaux. Beaucoup plus que les résultats qu’il donne c’est à ce rôle de discipline que j’attacherais le plus de valeur.” Il soutient que les tests individuels rapprochent les enseignants des élèves à la condition qu’ils soient bien formés.
Selon Pickren et Rutherford (2010), les Français étaient plus cliniques et se sentaient plus à l’aise avec les observations individuelles de l’intelligence des enfants. C’est grâce à cela qu’ils considèrent les éventuelles corrélations entre la situation scolaire des élèves (leur classement au sein de la classe au regard des résultats qu’ils obtiennent) et leur développement physique, leur milieu social, la fréquence de leur présence à l’école, la profession des parents, le nombre d’enfants d’une famille, leur place dans la fratrie, leur âge d’entrée à l’école (avec le passage ou non par l’école maternelle), le nombre d’écoles fréquentées, etc. (SIMON, 1919, 1921). Bien maîtrisés, les tests pourraient donc apporter beaucoup aux enseignants et c’est cet usage des tests (dans la formation des enseignants) que l’on considère comme étant le grand apport de Théodore Simon au Brésil, utile à la fois pour l’éducation des normaux et des anormaux.
Par ailleurs, Théodore Simon (1931) condamne ce qu’il considère comme une dérive de l’application des tests d’intelligence, à savoir : leur utilisation à des fins eugénistes. À cet effet, il cite le cas des États-Unis où des résultats obtenus à des tests entre les différents groupes ethniques américains servirent à stigmatiser les émigrés du sud et les Noirs. En France, les tests ne furent pas utilisés comme un instrument de renforcement des préjugés comme aux États-Unis (CHAPMAN, 1988 ; CARSON, 2007), en raison des orientations politiques (socialistes voire communistes) de plusieurs psychologues français à cette époque (HUTEAU & LAUTREY, 2006).
Théodore Simon (1927, p.116) ne voyait pas les résultats des tests comme « une indication automatique et décisive » invitant à suivre le dossier de l’enfant « comme une fiche de police dont il ne puisse se défaire ». Cet aspect est d’autant plus important quand on pense à l'éducation spécialisée censée connaître les potentiels et les limites individuelles des élèves. L’influence de l’environnement est d’autant plus grande pour montrer l’importance de l’école dans le développement de l’enfant et pas seulement dans les explications de l’origine des échecs scolaires. Dans son cours à Belo Horizonte, Théodore Simon (1930) montre que si l’intelligence est un marqueur de la différence interindividuelle, elle se développe par acquisitions successives, par construction progressive, en fonction de la constitution des enfants et de la manière dont ils prennent en compte l’environnement dans lequel ils vivent.
La création des classes spécialisées à Belo Horizonte : héritage de Théodore Simon ?
Créées en 1932, trois ans après le séjour de Théodore Simon, les classes spécialisées de Belo Horizonte vont devenir des lieux dédiés à l’expérimentation du test Binet-Simon. Ancienne élève de Théodore Simon, rencontré lors de son séjour à Paris en 1911, Helena Antipoff avait étudié à ses côtés le développement mental des élèves de quelques écoles publiques parisiennes. Au cours de sa formation, Helena Antipoff mit à l’étude les tests mentaux en travaillant notamment sur leur validité, en y vérifiant les degrés de mesure et en y analysant la relation entre le développement verbal et la motricité (CAMPOS, 2001).
De retour au Brésil, elle créa, avec l’aide de Maria Luíza de Almeida Cunha, le Test Prime, adaptation du test Binet-Simon destiné aux élèves brésiliens. Elles travaillèrent aussi avec d’autres tests, comme le test d’intelligence et de vocabulaire de Simon, le test Dearborn, le Ballard et le test du dessin de la figure humaine afin de décrire les courbes du développement cognitif d’un large échantillon d’enfants et d’adolescents de l’État de Minas Gerais. À la suite de Théodore Simon, elles considérèrent que l’influence du milieu social et culturel de l’enfant était décisif dans l’interprétation des résultats obtenus par les élèves. Les tests furent également largement utilisés dans la formation des enseignants qui les utilisèrent pour organiser leur enseignement. Utilisés pour homogénéiser les classes scolaires selon le classement A, B, C, D et E correspondant respectivement aux élèves de Q.I. supérieur (A), de Q. I. moyen (B), de Q. I. inférieur (C), les anormaux (D) et les élèves présentant des anomalies de caractère (E), les élèves furent ainsi réunis selon leurs résultats aux tests (ANTIPOFF, 1992; ASSIS, OLIVEIRA & LOURENÇO, 2020).
La passation de ces tests permis de prendre conscience qu’un nombre important d’élèves exclu de l’école à cause de problèmes sociaux, couramment qualifiés, par ailleurs, d’anormaux, étant néanmoins éducables. Comme les classes D et E ne répondaient pas de manière adéquate à la scolarisation10, un groupe de médecins et d’enseignants se réunirent autour d’Antipoff pour créer, le 10 novembre 1932, la société Pestalozzi11 de Minas Gerais. Conciliant philanthropie, politique publique et science, cette société savante concentra ses efforts en direction des « anormaux » (BORGES, 2014; BORGES & BARBOSA, 2019). D’après Domingues (2011), la société Pestalozzi naquit justement du besoin de soutenir les classes spécialisées, créées à partir du processus d’homogénéisation des classes et des difficultés rencontrées avec les élèves qualifiés d’anormaux (D) et ceux présentant des anomalies de caractère (E). Le travail élaboré au sein des classes spécialisées de Belo Horizonte rejoint l’approche préconisée par Théodore Simon consistant à préciser le diagnostic des élèves différents et à travailler avec les enseignants qui en ont la charge. Le but recherché étant de développer chez eux une posture d’expérimentateur, seule capable de les faire progresser au plan pédagogique.
Conclusions
Connu pour les études qu’il a consacré avec Alfred Binet aux différents états mentaux de l’aliénation selon leurs affections psychiatriques au début du XXè siècle, les recherches menées par Théodore Simon après la mort du célèbre psychologue n’ont pas rencontré l’audience des tests consacrés à la mesure du développement de l’intelligence. L’approche pédopsychiatrique préconisée, visant à établir une nouvelle théorie psychologique et clinique de l’aliénation mentale susceptible de mesurer le « niveau intellectuel chez les enfants d’école », conduisit Théodore Simon à revendiquer la nécessité de dresser un diagnostic et d’établir des conclusions nosologiques pour chaque élève à la charge des enseignants. Son travail sur les principales formes cliniques de la débilité mentale dont les signes neurologiques doivent être préalablement et soigneusement recherchés, n’exclue nullement selon lui, la passation de tests. Leur complémentarité est nécessaire pour se rapprocher d’un diagnostic le plus précis possible. Lors des conférences qu’il donne sur invitation aux États-Unis et au Brésil, il rappelle que les tests psychologiques doivent d’ailleurs être systématiquement adaptés aux populations locales afin de leur conserver leur portée sociale et scientifique.
Au plan scolaire, Théodore Simon milite pour que les instituteurs et les institutrices reçoivent une formation leur permettant de dépister les enfants arriérés mentaux dans leurs classes afin qu’ils puissent, à terme, adapter leur enseignement. Invité en 1929 par le gouvernement de l’État de Minas Gerais lors de l’inauguration de l’École de Perfectionnement Pédagogique des Enseignants de Belo Horizonte, il préconise la systématisation de plusieurs mesures d’ordre constitutionnel (audition, vision, physiques, intellectuelles) et professionnel (lecture, orthographe, calcul). Le travail mené par le médecin français avec ses collaboratrices brésiliennes pour améliorer la technique de construction et d’application de ces tests constitue certainement l’apport le plus visible du travail de Théodore Simon au Brésil, tant pour l’éducation des normaux que des anormaux. Les travaux de Helena Antipoff et de Maria Luíza de Almeida Cunha relatifs aux adaptations du test Binet-Simon (Test Prime) peuvent aujourd’hui être perçus comme un héritage de Théodore Simon aux éducateurs brésiliens qui purent ainsi mieux évaluer la part de l’influence du milieu social et culturel de l’élève dans l’interprétation de ses résultats.