"Survie comme au-delà de la vie, un objectif, une raison supplémentaire d’exister." Benjamin Vial, Fragments post-traumatiques.
"Notre vie se tenait prise, alors, par principe, entre un passé qui revient et une action qui reprend."Frédéric Worms, Revivre.
Traverser une maladie, échapper à un accident, une catastrophe naturelle, un attentat terroriste constituent autant d’épreuves qui mènent vers des rives de non- retour où rien ne pourra plus être comme avant: “ La guérison n’est pas un retour”, dit Canguilhem (cité par Worms, 2012, p. 84) et la mise en sourdine de la maladie, sa disparition, la motricité partiellement ou complètement retrouvée après un accident, l’apaisement du tumulte intérieur après le temps long de la reprise de soi à la suite d’un cataclysme ou d’un attentat ne sont pas le retour à une vie antérieure. Le désordre engendré laisse des traces, transforme la personne qui agit, s’oriente, se mobilise, empreinte du souvenir vif de cet événement. Lorsque la maladie est chronique, elle devient compagne de vie, elle orchestre le quotidien et définit de nouvelles normes de vie.
Comment “se reprendre” après que l’intégrité de la vie a été menacée ? La fragilité des corps devient tangible à travers l’expérience vécue d’une affection de santé ou d’un événement à caractère traumatique, elle rend sensible l’éphémère de la vie et l’évidence de la mort. Un rapport ténu s’insinue entre les deux réalités et la moindre alerte rappelle que l’une n’existe pas sans l’autre. Elles sont conjointes, se rejoignent par instants et se séparent à nouveau lorsque le nœud se délie, tour à tour en creux et en figure. Comment continuer ? Comment se redéployer en tant que sujet dans un “vivre” qui ne soit pas une survie mais un “exister” (Jullien, 2016) au sens de se “tenir hors de”, une échappée des limites auxquelles contraint la maladie ou l’enfermement que provoque un événement brutal ? Comment réapprendre la vie dans un exister qui soit un “vivre à son essor” (Jullien, 2016), qu’il soit personnel, professionnel ou social ? S’agit-il d’une rééducation de soi dans un apprentissage de nouveaux gestes du quotidien ou d’une transformation de sa vision du monde, alors déplacée de ses horizons familiers vers des perspectives assumées d’incertitudes ?
Entrer en “terre étrangère”
La maladie ou l’événement traumatique trame de manière singulière le biologique, le psychique et le biographique. Elle les fait se mêler, s’enchevêtrer, s’entrechoquer, se reconfigurer et dessiner de nouvelles formes de vie, rendant palpable la variabilité des modes d’existence. Si le physique est d’abord atteint, la vulnérabilité soudaine du corps influe sur le psychique, le modèle dans un nouveau rapport à soi qu’induit la “réduction de soi” momentanée ou durable (Worms, 2012, p. 64), et infléchit de manière certaine le parcours biographique. Il s’agit d’une reconfiguration, d’un processus de reconquête de soi, d’une “individuation en mouvement” (Ibidem, p. 86), d’une “biographisation” (Delory-Momberger, 2014) traversée par l’incertitude, l’espoir, les émotions, la crainte et la peur, par le chagrin et la souffrance, la douleur et la mort.
Il s’agit d’une reprise et non d’un retour, d’une avancée et non d’une “remise en état”. L’évènement est un bouleversement de vie, il signe une entrée, comme le note Susan Sontag, (1993, p. 11), dans une “terre étrangère” dont il faudra apprendre la langue. Débarquer au pays de la maladie, c’est “changer d’univers mental et social” et il faut “découvrir et comprendre les symboles, les rites et les lois” (Ogien, 2017, p. 69). C’est acquérir un “passeport”, prendre une “nationalité”, celle de malade, et laisser derrière soi celle de “bien-portant” (Sontag, Ibid., p. 11). Cette métaphore radicale induit le caractère social de la maladie: “Tomber malade, c’est passer dans un monde où les règles, les attentes normatives, les droits et les devoirs, ne sont pas les mêmes que dans celui des bien-portants” (Ogien, 2017, p. 71). Ce dépaysement trouble les repères mentaux et sociaux, déstabilise, et quand il est extrême, donne le sentiment d’une mise à l’écart, d’un confinement dans un espace infiltré par la maladie où l’alerte et l’incertitude, les souffrances et les handicaps corporels, les contraintes du soin éloignent d’une vie sociale antérieure.
Le travail biographique auquel se livre alors la personne porte sur une reconfiguration d’un soi possible dans une prise en compte des limites auxquelles astreint la maladie. L’évènement d’une mise à mal de sa santé ou d’un événement traumatique qui survient découvre “la structure instable de la dialectique “concordance/discordance” (Ricoeur, 1990, P. 168) à l’œuvre dans les processus de subjectivation, il met à nu la fragilité des constructions de soi. Mais s’il est “source de discordance, en tant qu’il surgit”, troublant, bouleversant, remettant en question tout un équilibre et une organisation de vie, il est aussi, et c’est en cela que résident ses ressources expérientielles et ses potentialités, “source de concordance, en tant qu’il fait avancer l’histoire” (Ibid., P. 169). L’histoire, c’est-à-dire l’écriture de la vie dans un travail de biographisation qui est la manière dont chacun s’approprie ce qu’il vit et éprouve, le biographie en l’inscrivant dans le cours de son existence, en lui prêtant une forme et un sens dans l’histoire qu’il ne cesse d’écrire de sa vie (Delory-Momberger, 2014). Chacun vit l’évènement qui survient en tant que situation individuelle, personnelle, en tant qu’expérience singulière et elle vient “prendre place” selon la façon dont il lui “fait place”, consciemment ou non, dans son existence et dans l’histoire qu’il en construit, dans sa biographie. Cette mise en forme se construit au fil de ce que nous vivons et éprouvons lorsque nous le vivons et l’éprouvons en le rapportant à un soi-même, à la fois identique dans le temps et ayant le sentiment de son être propre (mêmeté et ipséité de Ricoeur, 1990).
L’expérience de la maladie ou d’une situation de traumatisme psychique prend dans leur entier le corps et l’esprit. Comment se hisser hors de cette atteinte? Dans ce pays inconnu où il doit tout apprendre, qui n’a ni frontière ni périmètres visibles, l’“émigrant” forcé doit se créer ses bornes et ses marques, lutter pour en devenir un “citoyen”, pour acquérir les droits qui lui reviennent (Sontag, 1993). Ruwen Ogien cite l’écrivain Christoph Hitchens, atteint du cancer, qui, dans son livre Vivre en mourant (2013), nomme son nouveau pays “Tumeurville”. Il raconte dans un entretien comment il faut d’abord en apprendre la langue: “Le pays a une langue propre – un idiome qui s’arrange pour être à la fois terne et ardu[1].” Ogien dit, à propos de lui-même, comment le médecin qui lui a appris son “cancer” n’a jamais évoqué ce mot, préférant lui lire le rapport d’analyses qui parlait d’“adénocarcinome canalaire pancréatique”, lui laissant le choix de le traduire dans un langage compréhensible. Les comptes-rendus de ses consultations au service d’oncologie de l’hôpital ne mentionnaient également jamais le mot cancer. Il ajoute que le terme même d’“oncologie[2]” renvoie à un évitement visant à banaliser une maladie qui provoque généralement l’effroi. Christopher Hitchens continue son analyse et note avec humour que ce pays est accueillant au nouvel arrivant, il y règne un esprit égalitaire, où chacun, à condition qu’il garde sa place, sera traité comme il se doit. Il doit apprendre à s’accoutumer aux gestes techniques de soin qu’on lui prodigue sans toujours tout de suite les comprendre ; à attendre, beaucoup attendre, dans les salles de consultation, à l’hôpital ; guetter et craindre les diagnostics, les résultats d’analyses ; se soumettre à des traitements parfois lourds ; observer les protocoles médicamenteux. Le malade est en prise à toute une ingénierie à laquelle il doit peu à peu, faute de pouvoir s’en rendre maître, au moins s’habituer en tentant de quitter un état passif induit par un sentiment de chosification et d’isolement.
Pour le malade, c’est une entrée dans un monde contraint avec des normes et des règles qui limitent la vie et obscurcissent le sens de celle qu’il a construite au fil du temps et des expériences, avec ses valeurs, ses certitudes et ses incertitudes, ses forces et ses faiblesses, ses lignes droites et ses bifurcations, ses accidents et ses ruptures. Tout un parcours fait de possibles, de courage et d’envies de vivre. Le fracas de l’événement déporte et aspire le corps et l’esprit et, dans cette “terre étrangère” où tout est à apprendre et à réapprendre, il s’agit de retrouver une place de sujet. “S’individuer, devenir sujet, nécessite de sortir de l’état de minorité dans lequel on se trouve, naturellement et symboliquement” (Fleury, 2015, p 16). C’est se confronter à l’hyper technicité et la rationalisation des soins, développer son expertise, prendre appui sur ses “capabilités” (Sen, 2010), faire entendre sa parole, appréhender ses limites et sa finitude, prendre soin de soi dans une ouverture à l’autre, se frayer un chemin d’humanité. Revendiquer d’être un sujet citoyen avec son droit à la santé.
Du vivre à l’exister
Ogien se défend des théories doloristes qui ont cours dans le cas de maladies graves de longue durée ou de maladies chroniques, citant en exemple le diabète, le SIDA, le cancer. Il dénonce la valorisation morale de “la souffrance comme école de lucidité et le retrait du monde auquel la maladie oblige au prétexte qu’il nous rendrait disponible à la pensée” (Ogien, 2017, P. 22). Cette idée qui circule auprès de soignants, de patients et de leurs proches semble proposer une issue au sentiment d’impuissance ressentie par les malades, en l’investissant comme source d’élévation personnelle, brisant ainsi le cercle de l’enfermement. Mais insister sur les vertus positives de la souffrance, peut “nous rendre aveugles ou indifférents à l’incroyable cruauté sociale à laquelle les personnes atteintes d’une affection grave et de longue durée sont confrontées dans leur vie de tous les jours” (Ibid., p. 22). Hitchens, cité par Ogien, renforce cette position en dénonçant la perte radicale de sens dans laquelle le cancer l’a précipité et en affirmant que rien ne pourrait compenser le fait de devoir peut-être un jour cesser la seule chose qui lui importe vraiment: “Je sens ma personnalité et mon identité se dissoudre quand j’envisage de me retrouver les mains mortes et de perdre les courroies de transmission qui me relient à l’écriture et à la pensée.” La maladie accélère la dégradation: “Le processus à la fois vous étiole et vous pousse en avant vers la mort[3]”. Il s’oppose à la maxime de Nietzche “Ce qui ne me tue pas me rend plus fort”, en l’associant au “déni”, une des formes de résistance contre la maladie. Mais il revient sur l’étymologie allemande du mot stark (fort) et au comparatif qu’utilise Nietzche (stärker, plus fort), le rapprochant du mot yiddish shtarker qui signifie travailleur, militant, dur. C’est ainsi qu’il situe sa position actuelle: “Pour le moment, j’ai décidé d’encaisser tout ce que ma maladie peut me balancer et de demeurer combatif même en prenant la mesure de mon inévitable déclin […] ce n’est rien de plus que ce qu’a à faire une personne en bonne santé, à une vitesse moindre[4]”.
Cette désolidarisation d’une idéologie rédemptrice de la souffrance rejoint la notion de « dé-coïncidence” que développe François Jullien (2017). Se dé-coïncider, c’est sortir des “adhérences”, des inféodations explicites ou tacites, c’est se débarrasser du pouvoir des habitudes et de la préconisation des adaptations, c’est “défaire continuellement la coïncidence acquise” (Ibid., p. 38) qui mène à l’épuisement des ressources vitales. C’est ouvrir une brèche, un “écart” pour laisser émerger “la vie en tant qu’elle est vivante (Ibid., p. 38), produire un espace de fécondité, expérimenter le “vivre en tant que renouvellement” (Ibid., p. 38). C’est aussi revendiquer le droit à un continu de la vie: “vivre, c’est décoïncider sans discontinuer de l’état précédent pour continuer de vivre” (Ibid., p. 38). Le temps d’avant la maladie ou avant l’événement traumatique trouve sa juste place, sans nostalgie ni regret. À l’opposé d’une vision essentialiste qui justifierait le déroulement d’un cours de la vie antérieure à l’événement en cherchant des causes et des explications à la maladie (alimentation trop riche ou trop rapide, consommation d’alcool régulière, activités physiques insuffisantes, addiction à la cigarette, surcharge de stress, problèmes psychologiques, deuil douloureux, etc.), ou qui s’inscrirait dans un retracé de ce qui a conduit à l’événement traumatique, l’“écart” est le tiers-lieu d’une existence qui se rassemble et revendique son droit à une vie singulière avec ses rythmes, ses lenteurs, ses impasses, ses anxiétés, ses angoisses, ses souffrances morales et corporelles, ses découragements mais aussi ses capabilités, son courage, ses espoirs. C’est un exister plein d’humanité dans un maintien de soi: “Ex-ister, c’est littéralement " se tenir hors " […] sortir de l’adéquation-adaptation qui, se comblant, s’obstrue ; qui, se saturant, ne laisse plus advenir et s’inventer.” (Jullien, 2017, p. 17). C’est prendre soin de soi dans une relation avec les autres et vivre “la santé-dans- la- maladie” (Ellefsen & Cara, 2015), ce que Badré appelle “la grande santé” (2015).
Réapprendre la vie
L’expérience de la maladie ou de l’événement post-traumatique ouvre un temps long où il faut réapprendre la vie dans un changement de perspectives face à soi- même, aux autres et au monde. La personne, pour redevenir sujet agissant, entreprend un travail biographique de restructuration de soi dans l’espace et le temps. Il lui faut chercher de nouveaux repères dans une compensation des freins et des pertes physiques présentes dans le cas de certaines maladies graves, tenter d’apprivoiser ses peurs et ses angoisses, composer avec la douleur physique et mentale et l’anticiper, apprendre à connaître les limites de son corps et de son esprit, redéfinir son rôle et ses relations sociales, vivre avec l’idée de la mort. Cet apprentissage subjectif de la maladie qui ne peut être solitaire qui comporte bien des dimensions relationnelles, est un “recours” (Tourette-Turgis, 2018), un geste social et politique d’un droit à une normativité subjective. Worms dit dans ce sens: “La reconnaissance sociale n’est pas seulement partagée entre l’amour et la lutte, mais aussi entre les incapacités et les capacités qui, dans chacun et dans tous, exigent d’être reconnues pour que nous existions, les uns pour les autres, individuellement, et collectivement (Ibid. p. 222),
Susan Sontag identifie trois métaphores comme étant à l’œuvre dans les processus de reprise de soi: l’épreuve, le défi, le métier (1993). L’épreuve commence dès lors que des symptômes inhabituels deviennent persistants ; ceux-ci déstabilisent le corps et l’esprit, inquiètent et interrogent ; les visites chez le médecin, les consultations à l’hôpital et les examens médicaux s’enchaînent, le diagnostic se fait hésitant, des thérapies sont engagées et, après un temps plus ou moins long, le verdict tombe. Dans tous les cas, l’incertitude demeure et l’angoisse surgit lorsqu’il s’agit d’une maladie grave ou de maladies à vie. La souffrance s’installe et devient une nouvelle composante de vie, les perspectives et projets qui nourrissaient l’existence sont remis en question. C’est la sidération, le sentiment d’une dépossession de soi, l’expérience continue de ses limites, la perte de contrôle, la peur. l’incertitude vis-à-vis de la progression de la maladie. Mais aussi, cela peut être la rage que provoque le sentiment d’une inégalité du sort: “pourquoi moi, pourquoi cela m’arrive à moi ?” ; la tristesse devant l’inéluctable passage de l'existence:” ma vie s’en va” ; le ressentiment envers un destin injuste: “ce n’est pas juste, je n’ai pas mérité cela”. C’est le chagrin d’une vie perdue, l’impuissance devant une maladie à l’issue incertaine, la fatigue et le découragement face aux contraintes médicales (consultations, traitements, hospitalisations). C’est aussi le sentiment d’être stigmatisé, soit que les symptômes deviennent apparents et qu’il faille nommer publiquement sa maladie, soit qu’ils restent invisibles et il faut expliquer ses handicaps pour dire pourquoi on ne peut plus faire les mêmes choses, qu’on ressent de la fatigue et que ses journées sont contraintes par des obligations de soin. La dimension de visibilité/invisibilité de la maladie est à l’interface du malade et de son environnement social et personnel: “Il y a une partie totale du corps qui lie l’intérieur et l’extérieur, le soi et le monde, et qui exprime par ses variations tout ce qui l’affecte, en disant à sa manière tout ce qu’il faudrait interpréter ensuite par des mots, où tout se lie et se lit déjà: ce n’est pas seulement la surface la plus sensible de notre corps, mais celle entière qui le découvre et le recouvre, toute notre peau.” (Sontag, Ibid., p. 286)
Le défi est un acte de résistance, un soulèvement de la personne contre la maladie, un renoncement à la résignation, une reconnaissance pour la « lente épreuve du corps se ressaisissant lui-même” (Ibid., p. 82). Il ne s’agit pas de vivre dans le déni mais de faire un pari sur la vie en s’engageant dans un nouvel espace vital traversé de pertes mais aussi d’apprentissages, de découvertes et de gains. Paul Baltes (1987), dans sa théorie psychologique du développement du life-span (au long de la vie), prend acte de l’institutionnalisation du sujet à tous les âges de la vie. À chaque période de l’existence, l’individu doit faire face à des problèmes et à des tâches qui lui sont imposés à la fois par son âge (sa croissance biologique), le contexte social et les attentes institutionnelles (famille, milieu social, école, monde du travail, etc.) et par les événements, normatifs ou non, qui surviennent dans sa vie. La psychologie du life span analyse le processus du développement en termes de “gains” et de “pertes”: certaines potentialités se perdent, d’autres se gagnent. La maladie ou l’événement traumatique place la personne à une croisée des chemins qui lui demande une réorientation biographique. Le défi lui permet de s’engager dans une voie de rééquilibrage et un processus de compensation et de stratégies d’adaptation – que Baltes nomme “modèle d’optimisation sélective avec compensation” (Baltes, 1987) – des pertes et des nouveaux acquis.
Il s’agit donc de saisir et de comprendre les réalités de la maladie avec tous les moyens possibles: “Il ne faut pas cesser d’aller du dedans au dehors et du dehors au dedans. La connaissance de notre cerveau, de notre corps, nous secourt, nous soutient” (Worms, p. 203), et de construire son « autre allure de la vie” (Canguilhem, 2009). L’acceptation de la maladie est un passage parfois difficile et s’en accommoder constitue un premier pas puisqu’à un moment donné, elle ne peut plus être ignorée. Vivre et composer avec elle, être là tout entier dans un exister à travers les épreuves traversées et, ce faisant, se tenir ouvert à l’inattendu.
L’entrée en “terre étrangère” demande au malade de se confronter – et souvent dans de grandes inquiétudes – à de nouvelles expériences. Il doit interpréter ce qu’il vit, comprendre les dysfonctionnements de son corps, supporter le poids de ses douleurs, reconnaître les symptômes mais aussi traduire dans “sa” langue les diagnostics et le résultat des examens médicaux, se réapproprier un espace vital qui lui échappe. Il apprend de son corps au fur et à mesure de ses éprouvés et se constitue une “réserve d’expériences” (Schütz & Luckmann, 1979 et 1984) qu’il peut mettre à profit dans son activité de “maintien de soi en vie” (Tourette-Turgis, 2015) et dans l’élaboration de son auto-normativité. Il est dans une réorganisation de ses fonctions vitales qui implique “son propre corps comme instrument de vie” (Worms, 2012, p. 89). Il met en place des “stratégies de promotion de la santé” Ellefsen & Cara, 2015) pour le conserver en santé, telles que l’exercice, l’alimentation, le repos, le sommeil ou des pratiques énergétiques dans une recherche d’harmonie avec l’existence.
La métaphore de “métier” utilisée par Susan Sontag, reprise et largement développée par Catherine Tourette-Turgis, instaure une reconnaissance des expériences du malade comme une pleine activité, nécessitant l’acquisition de compétences, un apprentissage, un savoir-faire, une planification, une “ligne de carrière” (Ogien, 2017, p. 64) visant à un prolongement de la durée de vie. Un changement ou un ajustement de ses activités antérieures en fonction d’un suivi de soins, de précautions diététiques, de fatigues ou d’impossibilités passagères ou durables dans l’usage de son corps mais aussi d’états psychiques comme l’angoisse, la peur de la mort, le découragement ont pour corrélat une transformation de soi. Le travail biographique qui accompagne ce processus tend à une remobilisation et une réinvention de soi animées par une volonté de reprise d’un contrôle de sa vie dans la conscience de sa fragilité et le souci de soi. Mais ce métier ne peut s’exercer seul, il est en relation avec l’entourage, le milieu médical, les proches, la famille. Paul Ricœur appelle à une “cellule de bon conseil” qui permet “une relation de proximité au-delà de l’aspect institutionnel” (1997, p. 22) et qui partage avec le malade les décisions et les orientations à prendre. Catherine Tourette-Turgis introduit la notion de “patient-expert” pour désigner la personne qui, atteinte d’une maladie-à-vie, développe au fil du temps une connaissance fine de sa maladie et a appris à vivre avec elle (2015). Elle devient acteur de sa propre santé mais elle peut aussi intervenir en tant que ressource pour les autres. Une “cellule de bon conseil” inclurait ces patients-experts que leur activité de maintien-de-soi-en-vie exercé au jour le jour fait devenir des “sachants” d’eux-mêmes, qui peuvent à leur tour se placer en tant qu’interlocuteur “impliqué” par rapport aux autres et les aider à faire face (coping). Il y a là sans doute une prise de risque, celle de parier que la vie n’est pas le contraire de la mort, que c’est un tissage ténu et sensible d’états, de ressentis et d’émotions positifs et négatifs, où vivre se fait dans la “capacité à trouver une signification, une satisfaction, dans l’accomplissement de soi […] et que ceci est complètement exclusif de toute souffrance est une idée dangereuse, qui amène à des déceptions, si l’on n’a pas intégré dans sa propre éducation qu’il y a une place pour le souffrir” (Ricœur, 1997, p. 22). Une “vie bonne” se situe dans “l’écart”, un partage du sensible où la vie et la mort, unies par le passage du temps, entretiennent une relation intime et s’ouvrent à une “politique des corps”, capable de prendre en compte la souffrance, la dépendance et la vulnérabilité corporelle (Butler, 2014). Le métier de malade œuvre à cela, il se situe du côté du vivre et du survivre dans le sillon que creuse un “art d’exister”
Réapprendre la vie après qu’elle ait été menacée par un accident de santé ou une maladie grave, ou bien encore attaquée par un événement extérieur, une agression physique, un acte terroriste ou une catastrophe naturelle, réapprendre la vie après que cette mise en péril ait occasionné la peur, parfois même la certitude de la perdre, demande aux personnes qui ont ou traversent encore cet épisode de santé d’aller puiser loin dans leurs ressources pour trouver les fils qui restructureraient leur existence. Le travail biographique qui s’opère tente de dénouer le filet qui retient prisonnier le vivre pour faire peu à peu apparaître un exister qui s’invente au sortir de l’effroi. François Jullien nous rappelle que si le mal et le négatif désignent bien ces choses communes que sont la violence, la maladie, la mort, ils le font sous deux angles différents. Le mal fait l’objet d’un jugement et donc exclut tandis que le négatif appelle la compréhension. Les mettre dans un “écart”, se faisant face permet de faire jaillir une fécondité de l’existence: “[…] sans la souffrance, la maladie, la guerre, la mort, etc., nous ne saurions ce qu’est le bien, la santé, la paix, ni non plus la vie” (Jullien, 2004, p. 9).