En créant son institut supérieur de pédagogie (ISP) en 1941, l’institut catholique de Paris (ICP) poursuit une œuvre initiée, dès avant la Première Guerre mondiale au sein de sa Faculté de Lettres, par les abbés Jean Calvet et Gustave Jeanjean2. Certes, cette formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements privés était vouée à se développer en réaction à la sécularisation croissante de la société française3. Les différentes initiatives privées menées en la matière, depuis le XVIè siècle sur le modèle du noviciat jusqu’au début du XXè siècle avec le développement de cours normaux4, laissaient penser que ces essais allaient s’institutionnaliser. Profitant de la fermeture des Écoles normales par le gouvernement de Vichy5, l’ISP incarne alors cette volonté de participer au perfectionnement pédagogique des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire des Maisons et des Œuvres d’éducation catholiques.
Dans les faits, cet ISP parisien a toutefois rencontré des difficultés de mise en adéquation de l’offre et de la demande de formation. Dans un contexte de réforme de l’enseignement public qui œuvre au renouvellement de sa pédagogie, les responsables de l’ISP sont contraints de revoir leurs priorités. Reléguée au second plan, l’étude pratique des méthodes actives est délaissée au profit d’une réflexion sur les fondements théologiques du mouvement de l’éducation nouvelle dont elles sont issues. Devant les impératifs structurels de la fin des années 19406 qui déboucheront sur la création du secrétariat général de l’enseignement libre en 19517, le système de formation des maîtres de l’enseignement privé est réorganisé dans une logique de réduction des coûts dont les effets seront perceptibles dans le cadre d’une formation de base mutualisée et, désormais, complétée par des options.
Afin de mieux cerner les motifs à l’origine de ces choix opérés entre 1941 et 1951, nous avons utilisé divers fonds d’archives parmi lesquels ceux des recteurs de l’ICP. Les autres sources exploitées nous ont permis de mieux cerner les logiques des acteurs appelés à apporter leur concours à l’entreprise initiée par Mgr Bressoles en 1940. Les archives du dominicain François Chatelain et du jésuite Pierre Faure ont été particulièrement éclairantes dans la compréhension des actions qu’ils menèrent, chacun à leur manière, dans le sens de l’introduction des méthodes actives dans l’enseignement catholique.
Dans le cadre de cette contribution à l’histoire de la formation des enseignants au sein de l’enseignement supérieur catholique, nous avons examiné, après avoir présenté les premiers essais en la matière avant la Seconde Guerre mondiale, la manière dont s’est structurée progressivement l’offre de formation à l’ISP. À cet effet, nous avons analysé dans le contexte de l’Occupation puis de la Libération, les tensions liées à l’étude scientifique des méthodes actives issues du mouvement de l’éducation nouvelle. Les arbitrages qui seront pris par l’ISP confirmeront les préceptes et les pratiques pédagogiques fidèles à la doctrine chrétienne dans un mouvement successif d’ouverture et de fermeture aux découvertes pédagogiques de son époque.
La formation des enseignants dans l’enseignement supérieur catholique
Les premiers essais
L’attention portée à la formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements catholiques apparaît assez tardivement dans l’enseignement supérieur catholique incarné par ses cinq Instituts8. Il faut attendre le début du XXè siècle pour que celui de Paris propose des conférences publiques sur le thème de l’éducation et de la pédagogie. En 1910, des « Cours d’initiation à l’enseignement » font leur apparition aux côtés des cours ordinaires de préparation à la licence9. Au sein de la Faculté de Lettres de l’ICP, l’abbé Jean Calvet10 assure ponctuellement des « cours de pédagogie pratique » et l’abbé Gustave Jeanjean des conférences de Psychologie infantile et de Pédagogie11. Cette situation se maintiendra en l’état jusqu’en 1937, date à laquelle ouvre officiellement un « enseignement de pédagogie » à l’ICP. Programmé sur l’ensemble de la journée du jeudi12, cette formation est composée de deux cours le matin et de travaux pratiques l’après-midi. Les enseignements théoriques comportant chacun annuellement vingt séances abordent, pour le premier, l’histoire des idées pédagogiques et les méthodes contemporaines d’enseignement et, pour le second, le développement physique et psychique de l’enfant ainsi que l’enseignement des différentes disciplines au collège. Les travaux pratiques sont d’orientation psychologique avec l’étude des tests d’orientation professionnelle, des examens d’enfants, des travaux d’anthropométrie et de physiologie appliqués à l’éducation. Parallèlement à ces enseignements qui préparent aux diplômes de la Faculté des Lettres et des Sciences de l’ICP ainsi qu’à celui de la direction diocésaine de l’enseignement13, est créé un Diplôme d’aptitude pédagogique.
Cette initiative doit beaucoup à l’action de Gustave Jeanjean qui, malgré ses multiples tentatives auprès du Recteur de l’ICP, Mgr Baudrillart, n’obtiendra pas la création d’une chaire de psychologie infantile. En effet, en l’absence d’un enseignement fondé sur cette discipline en Sorbonne « où la Chaire de « la science de l’Éducation » [est] confiée à des philosophes, au moins jusqu’ici, et non à des psychologues »14, Gustave Jeanjean souhaite investir ce territoire délaissé, selon lui, par l’Université française pour y organiser une formation scientifique des enseignants. Fort de cette expérience et répondant aux vœux, maintes fois exprimés par les évêques de France que soit organisée une formation professionnelle des maîtres catholiques15, Gustave Jeanjean et Jean Calvet, doyen de la Faculté des Lettres, invitent le Cardinal Baudrillart à être le promoteur d’un rapprochement entre les Instituts catholiques de France afin d’aboutir à l’élaboration d’un programme commun de formation. Projet pour lequel est recruté le dominicain François Chatelain, spécialiste des questions de pédagogie et de psychologie de l’enfant.
L’apostolat pédagogique du père Chatelain
François Chatelain a trente ans lorsqu’il est ordonné prêtre en 1926. Titulaire d’une thèse en philosophie et en théologie, son intérêt se porte rapidement sur les questions de psychologie et de pédagogie. Dès 1928, il se rend au cours de vacances de l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève où il fait la connaissance des principaux artisans de l’éducation nouvelle (Adolphe Ferrière, Pierre Bovet, René Nihard, Edouard Claparède). Dans le même temps, il rédige des comptes rendus d’ouvrages de psychologie pour La Revue des Sciences philosophiques et théologiques16. L’année suivante, il participe au premier Congrès international de psychologie (Paris, 21-27 mars 1929) au cours duquel il rencontre, entre autres, Jean Piaget, Ovide Decroly et Charles Baudoin qu’il considère comme ses maîtres en pédagogie expérimentale. Devant son intérêt grandissant pour ces questions, le père Marie-Vincent Bernadot décide de lui confier la section «Éducation» de la revue dominicaine La Vie Intellectuelle qu’il vient de fonder. Dès lors, il n’aura de cesse de travailler à la diffusion des méthodes d’éducation nouvelle. Sa lecture de l’Encyclique du Pape Pie XI sur l’éducation chrétienne de la jeunesse (31 décembre 1929) l’amène à les examiner une à une et à en retenir les aspects essentiels pour les diffuser auprès des personnels de l’enseignement catholique. Tel est son souhait lorsqu’il lance la collection Les Sciences et l’Art de l’éducation aux éditions du Cerf en 193117. Dirigée par un groupe de spécialistes belges et français, cette entreprise éditoriale se propose de
renseigner les éducateurs sur le mouvement pédagogique contemporain, de l’apprécier au point de vue scientifique et à la lumière de la doctrine catholique et de rassembler ainsi, en vue d’une véritable préparation de l’enfant à la vie, les résultats acquis des sciences de l’éducation.
Nommé, la même année, professeur de pédagogie et psychologie de l’enfant à l’Institut catholique de Lille, François Chatelain y fonde, avec la collaboration du géographe Pierre Deffontaines18, le premier Institut supérieur de Pédagogie en France. Parallèlement à ses activités dans l’enseignement supérieur catholique, il est appelé à assurer le secrétariat général de l’Union des Trois Ordres de l’enseignement libre19 au sein duquel il travaille au renouvellement de la pédagogie chrétienne. Ces fonctions, auxquelles il faut ajouter celle de co-directeur avec l’écrivain Robert Garric20 de la Nouvelle Revue des Jeunes, à partir de 1932, amènent Mgr Bressolles, vice-recteur de l’ICP, à faire appel à lui pour mettre sur pied le nouvel Institut supérieur de Pédagogie qui ouvre ses portes, sous l’occupation allemande, le 6 novembre 1941.
Former une nouvelle génération d’enseignants sous l’Occupation
La fondation de l’ISP naît ainsi dans un contexte qui, sous le gouvernement de Vichy, voit les écoles normales primaires d’instituteurs et d’institutrice remplacées par des instituts de formation professionnelle21. Ces derniers sont créés dans le but de participer au redressement national et de pallier aux diverses carences supposées (individuelle, familiale, sociale, patriotique) des instituteurs français tenus pour responsables de la débâcle de juin 194022. Selon la formule du chroniqueur de la revue pro-pétainiste Education, Jean-François-Paul Leclercq, si la carence de l’éducation est la cause profonde de la défaite, la réforme de l’éducation sera la condition première du relèvement de la France23. L’exigence est donc à la refonte de l’institution scolaire. Cette dernière a pour mission, comme le signifie Jacques Chevalier, secrétaire d’Etat à l’Instruction publique, lors de l’une de ses allocutions radiodiffusées en janvier 1941, de former
des personnalités libres sans oublier que la liberté ne peut s’épanouir qu’à la condition d’être réglée par une forte discipline morale et sociale, et qu’il faut obéir pour apprendre à commander. Nous développerons les intelligences comme nous tremperons les caractères, en les rappelant sans cesse au sens des réalités24.
Entrée en vigueur le 1er octobre 1941, la loi du le 15 août 1941, relative à l’organisation générale de l’enseignement public, attend des futurs instituteurs qu’ils s’unissent à la vie française. Tel est le souhait de Jérôme Carcopino25, le nouveau secrétaire d’État à l’Éducation nationale lorsqu’il s’adresse aux français, le 2 septembre 1941:
Je me suis (…) refusé à reconstruire une caste, dont ils [les maîtres] seraient les victimes ; je veux promouvoir une élite qui retrouvera sans arrière-pensée l’audience du pays tout entier26.
C’est avec cette conscience d’avoir un rôle important à jouer dans l’œuvre de rénovation nationale que l’ISP souhaite contribuer à la formation et au perfectionnement pédagogique des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire ainsi que de tous les éducateurs non professeurs dans le cadre du progrès technique des Maisons et des Œuvres d’éducation catholiques :
A l’heure où les méthodes d’éducation subissent de profondes transformations, il a paru nécessaire qu’un Centre supérieur de pédagogie puisse, tant au point de vue scientifique qu’au point de vue chrétien, guider avec compétence et autorité ceux qui assument la tâche plus lourde mais plus essentielle que jamais de l’éducation de la jeunesse27.
L’ISP se donne également pour mission de participer «avec autorité, au nom de la science catholique, dans les milieux scientifiques comme dans les milieux plus larges d’éducateurs» au débat sur l’éducation :
On connaît l’ampleur des recherches entreprises depuis une vingtaine d’années, surtout dans le domaine de la psychologie de l’enfant et de la pédagogie expérimentale. Dans tous les pays du monde, des Centres d’études et de recherches, des écoles expérimentales ont été créées pour étudier, d’une manière scientifique, le développement de l’enfant (…). Peu à peu, une nouvelle pédagogie s’est élaborée, extrêmement complexe et dans laquelle se mêlent les matériaux les plus divers : données scientifiques incontestables ou fragiles, thèses philosophiques ou sociologiques discutables, doctrines tendancieuses ou nettement hostiles au christianisme. Comment discerner dans un mélange aussi complexe, les éléments qui permettront à notre pédagogie chrétienne de s’enrichir et de progresser de ceux qui ne tendraient qu’à l’altérer et à la détruire ? Un travail délicat de discrimination s’impose, donc, d’autant plus urgent que les nouvelles doctrines et les nouveaux procédés pédagogiques proposés aux éducateurs au nom de la science expérimentale se répandent rapidement dans notre pays28.
La complexité de la situation étant ainsi circonscrite, il restait à penser une offre de formation suffisamment large pour y répondre selon les forces en présence.
L’offre de formation de l’ISP
Appelé par Mgr Bressolles, Chatelain pense le nouvel ISP sur la base de cinq sections. La première est destinée à coordonner et susciter des travaux pédagogiques au sein d’un Centre de recherche scientifique qu’il dirige. A cet effet, il y organise des cours de perfectionnement pédagogiques à partir de l’étude des méthodes actives destinés principalement aux professeurs déjà en fonction. Des conférences et des séances de travail leur sont ainsi proposées en vue de les préparer aux diplômes d’études supérieures de Pédagogie. La deuxième section universitaire, composée de cours de pédagogie et de psychologie de l’enfant, est dédiée aux étudiants qui souhaitent se présenter aussi bien aux examens de l’enseignement public que de ceux de l’enseignement libre (Certificat de psychologie et de pédagogie; option «psychologie pédagogique» du Certificat de psychologie; Diplôme d’études supérieures; épreuves de la licence en philosophie scolastique). La troisième section, organisée en accord avec la direction de l’enseignement libre de Paris, prépare au Certificat libre d’aptitude à l’enseignement primaire (CLAEP)29. Pensée sur deux années, cette formation au sein de cette section normale primaire propose des cours théoriques (initiation à la psychologie de l’enfant, méthodes pédagogiques, conduite de classe) en alternance avec des stages30 et des cours pratiques. La quatrième section d’une durée d’un an est conçue sur le même mode à destination des professeurs désirant passer le Certificat libre de pédagogie de l’enseignement secondaire (CLPES). A cet effet, les cours théoriques portent sur la philosophie de l’éducation chrétienne, la psychologie de l’enfant, les méthodes et l’orientation dans l’enseignement secondaire. Les cours pratiques, dispensés par Jean Calvet, abordent les questions relatives à la conduite de classe, à la pédagogie de chaque discipline ainsi que des explications de textes pédagogiques. La section de pédagogie religieuse, cinquième et dernière section de ce nouvel ISP, forme en deux ans les professeurs chargés de l’instruction religieuse dans les collèges de jeunes gens et de jeunes filles en leur donnant, d’une part, une culture religieuse (cours de théologie) et, d’autre part, une solide formation technique (cours de pédagogie catéchistiques complétés par des stages pratiques).
Avec son ISP, l’ICP confirme les premiers essais initiés au début du XXè siècle par Jean Calvet et Gustave Jeanjean au sein de la faculté des lettres. Plus qu’une initiation à l’enseignement, l’ISP se propose de former de nouvelles générations d’enseignants intéressées par les méthodes d’éducation nouvelle dont la compatibilité avec la doctrine chrétienne, se voit rapidement interrogée par les responsables de cette institution.
La force de l’orthodoxie chrétienne
Ces sections et leurs contenus évoluent rapidement devant le «développement inespéré»31 que connaît cet ISP. Trois ans après son ouverture, il compte déjà 917 étudiants. Le souhait de Mgr Bressolles de «donner à cet enseignement une importance et un rayonnement beaucoup plus grand»32 est vite atteint grâce, d’une part, à l’obligation faite aux professeurs exerçant dans les écoles primaires de l’enseignement libre de Paris qui souhaitent être titularisés d’obtenir leur Certificat libre d’aptitude à l’enseignement primaire et, d’autre part, au mode de recrutement des professeurs invités à y enseigner. Les directeurs des cinq sections que sont respectivement François Chatelain (Section Centre de recherche scientifique et Section universitaire), le chanoine Hamayon (section normale primaire), Jean Calvet (section normale secondaire) et le chanoine Charles (section de Pédagogie religieuse), appellent plusieurs nouveaux intervenants à concourir à la formation de leurs étudiants. Tout comme dans les instituts de formation professionnelle de la période de Vichy, l’équipe éducative est resserrée autour de son directeur ou de sa directrice (en l’occurrence, ici, autour d’un ecclésiastique). Les titulaires y sont présents dans une faible proportion au regard du nombre de chargés de cours. A la rentrée universitaire 1944-1945, la section normale primaire compte huit chargés de cours pour un seul professeur titulaire (le responsable de la section). Ils sont quinze dans la section de pédagogie religieuse et vingt-trois dans la section normale secondaire33. Dans cette dernière, outre le père Jean Rimaud, directeur de la nouvelle section d’éducation familiale de l’ISP34, il est fait appel à Jean Jaouen, connu pour ses travaux sur la formation sociale des adolescents35 ainsi qu’à Maurice Duprey, directeur de l’école de Saint-Martin de Pontoise, établissement secondaire catholique fondé en 1929 sur le modèle de l’Ecole des Roches36.
Des difficultés de recrutement
A la tête de la section d’enseignement supérieur, Chatelain poursuit son travail d’élaboration et de développement d’une pédagogie active chrétienne. A cette fin, il déploie une énergie considérable en direction des maîtres des écoles catholiques qui restent, pour leur majorité, ignorants des bénéfices qu’ils pourraient retirer de l’étude des méthodes actives. Le sens de son engagement s’inscrit également dans le contexte de réforme de l’enseignement public qui ne le laisse pas indifférent :
Les méthodes actives qui n’avaient jusqu’ici retenu l’attention que d’un nombre assez restreint d’éducateurs viennent de s’imposer à tout le monde, même au grand public. Les quotidiens, les hebdomadaires, y consacrent des colonnes depuis la création dessixièmes nouvelles37.
Plus que jamais, il convient d’informer la communauté des éducateurs chrétiens des progrès susceptibles d’être réalisés par l’emploi raisonné et adapté des méthodes actives afin que les établissements catholiques puissent s’imposer par la compétence réelle de ses maîtres et la qualité de son enseignement :
L’enseignement libre se trouve aujourd’hui devant un travail urgent, pressant, à cause des progrès rapides de l’enseignement public. (…). Il manque d’éducateurs avertis des méthodes actives (ne s’étant jusqu’ici pas intéressé, sauf exception, à ces méthodes), il manque de centres de formation, de classes d’essais, analogues à ces sixièmes actives qui serviront de stages pour les maîtres appelés l’an prochain à faire d’autres sixièmes ou cinquièmes actives. C’est vous dire la nécessité pour nous éducateurs d’étudier sérieusement ces méthodes et pour l’enseignement libre de constituer des cadres compétents et de ne pas se laisser distancer38.
Ce plaidoyer ne va toutefois pas rencontrer l’adhésion de la hiérarchie de François Chatelain dont la principale préoccupation reste liée au nombre d’inscriptions. Devant les difficultés de recruter des étudiant(e)s pour cette nouvelle formation39, Mgr Bressoles écrit aux supérieur(e)s des nombreux établissements de son diocèse afin qu’ils leur envoient des congréganistes. Les réponses négatives s’accumulent devant une formation dont la charge de travail est trop lourde pour les professeurs en poste :
Les religieuses ou les professeurs auxquelles nous pensons pouvoir faire préparer le Certificat de Pédagogie secondaire étant toujours soit par leurs études, soit par l’enseignement, il nous semble difficile - au moins actuellement - d’envisager une formation aussi chargée (…). Les certifiées du 1er degré pourraient continuer à suivre l’un ou l’autre cours de Psychologie ou de Pédagogie pour se perfectionner, mais pourraient difficilement donner tout le temps indiqué40.
D’autres difficultés lui sont rapportées à cette occasion comme celle liée à l’absence d’internat dans la capitale pour les congréganistes qui ne résident pas à Paris ou encore l’exigence que cette formation soit dispensée uniquement à destination des sœurs41 quand bien même la gente masculine est très faiblement représentée durant ces premières années42. Face à ces contraintes matérielles, un enseignement par correspondance est pensé, dès 1942, avant d’être écarté devant « l’opposition assez vive du Directeur de l’enseignement diocésain »43 par peur de ne pas pouvoir en maîtriser l’exploitation et la diffusion44. Une session est alors organisée, à Pâques, afin de permettre aux congréganistes en exercice de préparer et de passer le Certificat de pédagogie45. Cette formule qui ne remportera pas un franc succès, ne sera pas reconduite.
L’éviction progressive de F. Chatelain de la direction de l’ISP
Cantonné aux cours qu’il dispense au sein de la section d’enseignement supérieur et à des conférences ponctuelles données, d’une part, aux étudiants de la section normale primaire et, d’autre part, à celles et ceux, peu nombreux, qui fréquentent le Centre de recherche scientifique qu’il dirige, François Chatelain sait que son action porte peu :
Je voudrais tant que l’Institut de pédagogie ait pour but de faire progresser notre pédagogie chrétienne concrètement dans les écoles mais ce vœu, je n’ai aucun moyen de le réaliser puisque je n’ai que des étudiants et à peu près aucun professeur d’enseignement libre parmi mes élèves46.
Devant ces difficultés à mobiliser les professeurs de l’enseignement catholique47, François Chatelain crée avec Roger Cousinet48, L’École nouvelle française (ENF) à l’automne 1945. Cette association pédagogique, sous la présidence d’honneur d’Adolphe Ferrière, figure tutélaire du mouvement de l’Éducation nouvelle, se donne pour but « le progrès et l’extension d’une éducation nouvelle, désintéressée, étrangère à toute autre préoccupation que celle de l’épanouissement physique, moral et spirituel de l’enfant »49. Entouré d’un groupe de spécialistes, venus d’horizon divers50, acquis à cette volonté de rejeter toute ingérence ou influence politique quelle qu’elle soit, le père Chatelain ne fait pas profession ouverte de foi catholique dans cette revue. Ce choix peut être difficilement admis au sein de sa communauté malgré les efforts qu’il déploie afin d’en expliciter le projet :
il va de soi qu’elle (la revue) ne contient rien d’incompatible avec notre foi. Mais elle ne contient rien non plus qui puisse heurter les lecteurs non catholiques. Elle respecte les convictions de tous, tout en restant, comme toute éducation nouvelle authentique, profondément spiritualiste. Au point de vue chrétien, on découvre d’ailleurs un accord profond entre la pédagogie active et l’Évangile. La pédagogie nouvelle est vraiment un retour vers l’esprit évangélique, en donnant le respect de la personnalité voulue par Dieu pour chaque enfant. La grâce respecte la nature et la perfectionne. Nous demandons souvent par les méthodes anciennes, des miracles à l’encontre des lois naturelles et donc divines ; et nous perdons des forces en utilisant mal les puissances de développement mises par Dieu dans l’enfant51.
Cette entreprise associative interconfessionnelle, dont le caractère irénique est défendu par Chatelain, est mal accueillie par Mgr Bressolles. A l’heure où l’ISP réfléchit à une formation adaptée aux professeurs de l’enseignement catholique dans un contexte qui voit la réouverture des écoles normales, cette initiative ne correspond pas aux attentes des responsables de l’ICP qui y voient une dispersion des efforts voire une entreprise concurrente. Ce sentiment est amplifié lorsqu’en 1946, la hiérarchie du père Chatelain est mise au courant de son projet de fonder une école expérimentale mixte, non confessionnelle, rattachée à l’ENF. Le succès de cette école nouvelle de La Source52 qui s’installe à Meudon en 1948, auquel il faut ajouter le succès d’audience de la revue de l’ENF, explique, en partie, les raisons pour lesquelles François Chatelain est progressivement marginalisé jusqu’à être écarté des instances de décisions notamment lorsqu’il s’agira de renouveler le Comité directeur de l’ISP. Faire une transition pour introduire Faure : Chatelain écarté au profit du jésuite Pierre Faure
Priorité à l’orthodoxie: la nomination du père Pierre Faure
Connu pour ses positions en faveur de la défense de l’enseignement libre au sein du Centre d’études pédagogiques (CEP) de Vanves dès 1938, le jésuite Pierre Faure acquiert une solide réputation à la Libération avec son ouvrage L’École et la Cité53 dans lequel il traite du lien étroit existant entre le statut scolaire des écoles catholiques et le contexte socio-économique de son époque. L’année suivante, dans Neutralité et laïcisme54, les passages qu’il consacre à la liberté de l’enseignement lui confèrent une certaine notoriété auprès des évêques de France. Mgr Bressolles qui, avant son départ de l’ICP55, œuvre au retour d’une certaine orthodoxie chrétienne sur le plan de l’orientation pédagogique de l’ISP, voit en Pierre Faure son futur directeur :
Mgr Bressolles (…) veut me présenter à Mgr Blanchet (…), comme Directeur de l’Institut Pédagogique de l’Institut Catholique et de ses annexes… J’ai objecté qu’il y avait d’autres personnalités en vue donnant depuis plus longtemps que moi des cours à l’Institut Catholique. Mais en fait, avec beaucoup de simplicité, Mgr Bressolles m’a dit qu’il ne pouvait et ne voulait aucunement confier la pédagogie au R.P. Chatelain qui sera affecté à la recherche. Son jugement n’est pas assez sûr pour qu’on le charge de cours publics et surtout d’un poste où il y aurait orientation doctrinale. (…). Si Mgr Bressolles et Mgr Blanchet pensent faire appel à moi, c’est probablement parce que depuis deux ans, on m’a confié un nombre croissant de cours assez importants dans les différentes sections de l’Institut de Pédagogie. La nature de ces cours ne m’avait pas fait illusion. On voulait que sur des questions assez délicates, les positions doctrinales soient affirmées56.
Contrairement à François Chatelain, Pierre Faure fournit les garanties nécessaires en la matière. A la direction de la nouvelle revue du CEP Pédagogie, Éducation et culture57, il
s’efforce d’apporter aux éducateurs une information large et une doctrine sûre qui les aident à former l’homme dans l’enfant, et dans le chrétien, le responsable de ses frères. Toute pédagogie relève d’une spiritualité. En acquérir une plus vive conscience apporterait de la clarté dans les discussions, l’ordre et la sécurité dans l’action. Parmi les objectifs à assigner à la pédagogie en 1945, n’est-ce pas le plus important ? Celui dont dépend le succès de la réforme entreprise et l’avenir de la France ?58.
Dans cette perspective, il met à l’étude les « méthodes actives » en leur consacrant cinq numéros thématiques en quatre ans59. Dans chacun de ces dossiers est analysée la filiation de ces pédagogies avec les fondements de la pensée éducative chrétienne. Dans ses articles, Pierre Faure montre que l’on retrouve les sources de ces méthodes aussi bien chez Platon que chez Mgr Dupanloup, Saint-Augustin ou encore dans le Ratio Studorium60. Il en résulte un discours qui s’apparente à une sorte de justification doctrinale où les méthodes actives ne sont que l’aboutissement, dans les faits, de préconisations d’inspiration chrétienne fort anciennes. Présenté sous cet angle, le mouvement de l’éducation nouvelle apparaît, ni plus ni moins, comme un avatar de l’histoire de l’éducation. De cette manière, le père Faure acquiert une autorité plus sûre que celle de François Chatelain qui se voit progressivement déposséder de ses cours.
La comparaison des programmes de l’ISP entre 1944 et 1951 est significative de cette évolution. Rentré à l’ISP au cours de l’année universitaire 1944-1945, le père Faure assure alors un seul enseignement sur les grands systèmes pédagogiques61. En 1951-1952, il en dispensera huit62. Sur cette même période, le père Chatelain voit le nombre de ses interventions diminuer jusqu’à n’assurer que des cours de pédagogie et de psychologie de l’enfant au sein de la section universitaire. A la rentrée 1947-1948, ses enseignements consacrés aux méthodes actives sont confiés à Pierre Faure et à trois autres collaborateurs du CEP63. Dans le même temps, ses espoirs de pouvoir former des apôtres-éclaireurs au service d’une avant-garde destinée à transformer «ce milieu d’éducateurs un peu routinier, très pauvre aussi, de plus en plus « misérable » financièrement»64, s’éloignent de plus en plus. Au sein du nouveau plan de formation proposé par l’ISP à partir de la rentrée 1948-194965, la section d’enseignement supérieur, dont il reste le directeur, est désormais hébergé parmi les «Sections particulières d’Études pédagogiques»66. Dès lors, ses enseignements sont proposés au titre de la préparation à divers certificats67 limitant ainsi la portée de son action propagandiste en faveur de l’étude des méthodes actives dans l’enseignement catholique.
Rassurer faute de convaincre
Malgré ces difficultés, Chatelain poursuit son apostolat pédagogique. Il sait qu’il convient, avant tout, de rassurer la communauté des éducateurs catholiques et, en premier lieu, ceux qui pourraient l’accompagner dans cette tâche. En mai 1949, il prend l’initiative de réunir les professeurs de pédagogie des facultés catholiques68 afin d’échanger avec eux sur les conceptions et les orientations respectives de chacun des ISP. Cette rencontre vient en réponse aux doutes exprimés par certains de ses collègues :
Je comprends l’impression de chaos que peuvent faire les théories des éducateurs que vous me citez: Ferrière, Claparède, etc.; mais, à mon avis, ce n’est pas sur ces livres seulement qu’il faut juger l’école active, mais sur les innombrables classes actives avec lesquelles, il faut avoir un contact concret et si possible approfondi; la pratique ici modifie souvent la théorie69.
Cette réunion est aussi l’occasion pour Chatelain d’affirmer les positions chrétiennes sur quelques-unes des questions qui font alors polémique à l’instar des orientations scientifiques prises par l’institut de psychologie de la Sorbonne qui travaille, selon lui, à la démonstration d’un déterminisme biologique. Il rappelle également la nécessité d’être vigilant vis-à-vis des influences communistes dans les discours de ces mêmes chercheurs que sont Henri Wallon (membre éminent du Groupe français d’éducation nouvelle) et René Zazzo:
Nos étudiants sont très démunis à Paris (…) devant des professeurs de valeur ayant une autorité méritée dans tel ou tel domaine déterminé mais mélangeant sans cesse leurs données psychologiques et leur philosophie matérialiste. Sur le plan pratique, ils [les étudiants] se trouvent face à un mouvement pédagogique complexe (…) sans connaître leur orientation foncière d’où embarras et parfois fausses manœuvres70.
Cette initiative, si elle est suivie d’une autre réunion organisée par R. Jolivet et L. Barbey71 à Lyon, les 8, 9 et 10 juin 1950, ne permet pas d’aboutir à la mise au point d’un programme type de formation pour les éducateurs et les éducatrices. L’échec de ce projet dans lequel Chatelain fondait la possibilité de mobiliser ses collègues en vue de promouvoir l’étude des méthodes actives dans le cadre de la nouvelle option du même nom proposée par l’ISP à partir de la rentrée de novembre 195072, va entamer ses forces. Épuisé, il quittera ses fonctions en 1954.
Conclusion
Les premières années de l’ISP nous apprennent combien il a été difficile pour ses responsables d’anticiper la demande en matière de formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements privés. Né en réaction à la suppression des écoles normales, l’ISP parisien n’attire pas immédiatement les vocations. A cela plusieurs raisons. Outre les difficultés matérielles, le programme est trop dense pour que les supérieur(e)s des Maisons d’éducation chrétienne acceptent de libérer leurs personnels enseignants. Dans le même temps, et contrairement à l’ambition initiale de travailler à l’étude scientifique des méthodes actives, les questions de pédagogie chrétienne sont reléguées au second plan. Dans un contexte de réforme de l’enseignement public qui œuvre au renouvellement de sa pédagogie en référence aux pratiques et aux théories de l’Éducation nouvelle, l’ISP opère un repli sur lui-même au nom de l’orthodoxie chrétienne. Contrarié dans son projet, François Chatelain va opérer un basculement, non pas de l’idée qu’il se fait de l’homme à éduquer, mais du milieu dans lequel il peut mener à bien son apostolat. La création de l’école nouvelle française en 1945 et de son école d’application à Meudon en 1948 est à interpréter, ici, comme la manière la plus efficace qu’il ait trouvé pour étendre son champ d’action. Ce choix ne sera pas sans conséquences. En quelques années, le nombre de ses enseignements diminue. En outre, sa hiérarchie lui préfère le jésuite Pierre Faure plus à même, selon elle, de prouver les fondements théologiques de cette éducation nouvelle. Au début des années 1950, plusieurs cours sont mutualisés dans le cadre de la formation de base et optionnelle des étudiants. En dix ans, le projet initial d’œuvrer à l’élaboration d’une pédagogie nouvelle chrétienne a laissé la place à des considérations structurelles dont l’observance accompagnera l’avenir de cette institution73.