Introduction
À l’aube des années 1960, le Québec a un rattrapage à faire sur plusieurs sociétés industrielles, notamment en matière d’éducation (LENOIR; LAFOREST, 1995). Il faudra, cependant, attendre la prise du pouvoir par le Parti libéral de Jean Lesage pour que la situation commence à évoluer. Plongée dans une ère d’industrialisation de l’économie, d’urbanisation des populations agricoles et de modernisation de ses structures sociales, la société québécoise connaîtra une période de transformations profondes (CHARLAND, 2005; DUFOUR, 1997). Sur le plan éducatif, la prise du pouvoir par le Parti libéral marque le début d’une période de grandes réformes éducationnelles. Dès son ascension au pouvoir, le premier ministre adopte une dizaine de lois connues sous le nom deGrande Charte de l’éducationqui viennent changer radicalement le scénario éducationnel. La plus connue demeure toutefois l’institution de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement -Commission Parent- qui avait pour mandat de faire état de l’organisation et du financement de l’éducation québécoise et d’émettre des recommandations au gouvernement (AUDET, 1971).
Avec la publication du Rapport de la Commission Parent (GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 1963-1965), l’orthodoxie qui normalise l’enseignement des sciences humaines et sociales (SHS) est sérieusement secouée. Ce rapport critique profondément son enseignement, entre autres, l’orientation vers une apologétique religieuse et nationaliste des contenus préconisés, le peu d’objectivité dans l’enseignement de l’histoire, les différentes perspectives existantes au sein de l’enseignement de cette discipline entre les commissions scolaires protestantes et catholiques, l’approche pédagogique privilégiée et la formation insuffisante des enseignants (DUPUIS, 1977, 1979; DUPUIS; LAFOREST, 1983; LAFOREST, 1989). Ces critiques associées à la mise en place d’une nouvelle structure d’enseignement favoriseront l’émergence d’une nouvelle vision de l’éducation (LAFOREST, 1989; LENOIR; LAFOREST, 1995) et, par conséquent, d’une nouvelle vision de l’enseignement des sciences humaines et sociales.
En effet, si avant les années 1960 l’enseignement des sciences humaines et sociales1 allait de soi et que sa remise en question s’avérait difficile, les critiques soulevées par ce rapport viennent donner un nouveau souffle à la réflexion sur l’éducation et, à la suite de sa parution, de nombreuses publications vont remettre en question la façon traditionnelle de penser l’enseignement des sciences humaines et sociales. Elles proposeront, de surcroît, de nouveaux regards sur les conditions d’enseignement et d’apprentissage des SHS au primaire (DUPUIS; LAFOREST, 1983; LAFOREST, 1989) qui ont permis non seulement de nourrir la réflexion des différents acteurs du système éducatif, mais surtout de permettre l’émergence et l’évolution subséquente d’un complexe champs d’enseignement et de recherche que l’on appellera ici le champ de la didactique des sciences humaines2.
Dans ce contexte, il importe de se questionner sur les fondements, les perspectives et la trame conceptuelle qui ont caractérisé le champ de la didactique des sciences humaines au primaire au Québec après la parution de ce rapport et jusqu’à nos jours. Pourquoi enseigne-t-on les sciences humaines et sociales au primaire (conception des finalités éducatives associées aux SHS)? Qu’enseigne-t-on en sciences humaines et sociales au primaire (conception des objets d’apprentissage et d’évaluation)? À partir de quoi enseigne-t-on les sciences humaines au primaire (conception de la didactique, conception du rapport au savoir, conceptions et modalités d’accès au savoir)? Comment enseigne-t-on les sciences humaines et sociales au primaire (conception de la démarche d’apprentissage)? Selon quelle vision du rôle des acteurs impliqués dans le processus d’enseignement et d’apprentissage (conception du rôle et de la place de l’enseignant et de l’élève) enseigne-t-on les sciences humaines et sociales? Ce sont quelques-unes des questions qui animent notre réflexion dans le cadre de cette contribution.
L’article présente une analyse préliminaire de la documentation scientifique3 québécoise portant sur l’enseignement des sciences humaines et sociales au primaire, publiée après la parution du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement en 1964. Il est subdivisé en deux sections. La première vise à présenter, à l’aide d’un tableau de fréquence, une vue globale descriptive de la documentation scientifique et professionnelle portant sur l’enseignement des sciences humaines et sociales au primaire publiée au Québec après 1964. La deuxième, quant à elle, systématise d’un point de vue interprétatif les éléments les plus significatifs pour chacun des aspects analysés.
Vue globale de la documentation scientifique et professionnelle analysée
Le corpus qui a fait l’objet de la présente analyse est composé de 83 documents (50 articles de revues, 19 chapitres de livres, 6 livres, 3 thèses de doctorat, 1 mémoire de maîtrise, 1 rapport de recherche et 3 textes tirés d’actes de colloque) publiés depuis près d’une soixantaine d’années. Faute de banques de données couvrant toute la période sélectionnée, nous avons directement procédé à une recherche dans les principales revues québécoises du domaine des sciences de l’éducation et selon les principaux auteurs identifiés. Trente-cinq documents publiés entre 1964 et 1979 (dans le contexte d’émergence des programmes-cadres), 18 entre 1980 et 1990 (dans le contexte d’émergence des programmes par objectifs) et 30 documents parus après 1991 (dans le contexte d’émergence des programmes par compétences).
La collecte des données a été effectuée par l’entremise d’une analyse thématique mixte de contenu en fonction des questions soulevées précédemment et du cadre conceptuel à la base des travaux de recherche antérieurs réalisés par le chercheur (ARAÚJO-OLIVEIRA, 2015, ARAÚJO-OLIVEIRA; LENOIR; LEBRUN, 2016). La documentation scientifique et professionnelle québécoise portant sur l’enseignement des sciences humaines et sociales a été ainsi analysée selon les aspects suivants qui émergent des questions soulevées: conception des finalités éducatives associées aux SHS, conception des objets d’apprentissage, conception de la didactique, conception du rapport au savoir, conception des modalités d’accession au savoir, conception de la démarche d’apprentissage et conception du rôle de l’enseignant et de l’élève.
Le tableau 1 ci-après présente une vue globale et synthétique de l’analyse réalisée en mettant en relief d’une part la définition des catégories d’analyse et d’autre part les éléments les plus significatifs pour chacun des aspects analysés. Ces éléments seront discutés par la suite.
Éléments analysés | Catégories | N | |
---|---|---|---|
Pourquoi enseigne-t-on les SHS? | Finalités éducatives | - Finalité adaptative (développement d’attitudes et valeurs acceptables pour s’adapter à la société d’appartenance) | 20 |
- Finalité cognitive (développement conceptuel, habiletés et attitudes intellectuelles, pensée critique) | 12 | ||
- Finalité utilitaire (développement d’habiletés utiles) | 9 | ||
Qu’enseigne-t-on en SHS? | Objets d’apprentissage | - Cadre de travail spécifique à la discipline (méthodes, l’observation, la description, attitude scientifique, etc.) | 15 |
- Habiletés techniques (lecture des cartes, interprétation de graphiques, etc.) | 6 | ||
- Données factuelles (personnages, dates, lieux, événements historiques, etc.) | 3 | ||
- Habiletés intellectuelles (raisonnement, argumentation, compréhension, etc.) | 7 | ||
- Concepts, notions et trames conceptuelles | 7 | ||
- Démarche à caractère scientifique (non naturelle) | 4 | ||
À partir de quoi enseigne-t-on les SHS? | Définition de la didactique | - Perspective techno-instrumentale (partie de la pédagogie qui traite des contenus, méthodes et procédés d’enseignement) | 2 |
- Perspective psychologique (partie de la pédagogie qui traite des notions que l’élève peut acquérir selon son niveau de maturité) | 1 | ||
- Perspective praxéologique (discipline qui traite des conditions d’enseignement-apprentissage d’une connaissance spécifique) | 1 | ||
Conception du savoir | - Donné préexistant à l’individu (vérité univoque existante indépendamment du sujet) | 16 | |
- Construit humain (produit de l’action humaine, socialement et spatiotemporellement déterminé) | 10 | ||
Modalités d’accession au savoir | - Par révélation (transmission-réception d’un savoir préexistant) | 0 | |
- Par découverte personnelle (observations systématiques du réel, tâtonnement empirique) | 19 | ||
- Par dévoilement progressif (découverte basée sur le principe du stimuli-réponse d’un savoir qui était déjà là) | 5 | ||
- Par une activité de construction (processus d’objectivation dans une rupture avec le réel) | 10 | ||
Comment enseigne-t-on les SH? | Démarche d’enseignement-apprentissage | - Démarche inductive (observation spontanée, analyse, communication) | 12 |
- Démarche hypothético-déductive (problématisation, hypothèse, vérification) | 3 | ||
- Démarche de conceptualisation (problématisation, recueil de données, traitement et synthèse) | 9 | ||
Selon quelle vision du rôle des acteurs? | Rôle de l’enseignant | - Animateur, facilitateur, guide (suscite l’intérêt de l’élève pour la découverte par la création d’un climat favorable) | 7 |
- Programmeur (structure l’apprentissage selon un ordre logique, le chemin que doit suivre l’élève) | 3 | ||
- Médiateur (créateur et metteur en scène des conditions pour favoriser le processus d’objectivation entre élève et savoir) | 3 | ||
Rôle de l’élève | - Sujet actif responsable lui-même de la découverte du savoir (il est son propre maître) | 8 | |
- Sujet actif qui doit parcourir un cheminement préétabli (pseudo-sujet) | 1 | ||
- Sujet actif dans la construction de la réalité, guidé et supporté par un processus médiateur externe | 1 |
Fonte: Autor
Tendances, perspectives, tensions et points de ruptures sous-jacentes à la documentation analysée
L’analyse de la documentation scientifique et professionnelle présentée synthétiquement dans la section précédente a permis de faire émerger quelques tendances, perspectives, tensions et points de rupture qui seront ici présentés principalement par l’entremise de citations jugées pertinentes pour la compréhension de la pensée des différents auteurs consultés.
Pourquoi enseigne-t-on les sciences humaines et sociales au primaire (conception des finalités éducatives associées aux SHS)?
Sur le plan des finalités associées à l’enseignement des sciences humaines et sociales, on constate une structure constituée selon trois finalités principales: finalités adaptatives (développement d’attitudes et valeurs acceptables pour s’adapter à la société d’appartenance); finalités cognitives (développement conceptuel, habiletés et attitudes intellectuelles, pensée critique) et finalités utilitaires (développement d’habiletés utiles).
Dans le cas d’une vingtaine de documents analysés, les SHS, par l’apprentissage du comment vivre ensemble et par la formation de la personne qui lui est traditionnellement associée (LAURIN, 1998), doivent permettre à l’élève l’acquisition d’attitudes plutôt que de connaissances (DUPUIS; LAFOREST, 1972). Elles doivent également l’amener à prendre connaissance de la réalité immédiate qui l’entoure (BOISSEAU, 1977; PICARD, 1977) et en conséquence à mieux s’adapter à la société et à ses changements continuels (GÉLINAS, 1976), à s’ouvrir au monde et aux autres cultures, à développer un esprit démocratique (LEBRUN, 1993), etc. En SHS, affirme Robert (1983), la connaissance ne saurait se dissocier de l’expression des valeurs individuelles et collectives.
La finalité dite cognitive arrive au second rang comme facteur favorisant le développement intellectuel. Les documents qui s’inscrivent sous une telle rubrique soutiennent que la principale raison d’être de l’enseignement des sciences humaines et sociales est de permettre à l’élève de conceptualiser et de structurer sa représentation du monde à partir de l’étude de divers concepts, notions et trames conceptuelles (LEBRUN, 1993; LEBRUN; LENOIR, 2001; LENOIR, 1989) et, de ce fait de développer sa pensée critique et réflexive (DUPUIS; LAFOREST, 1983; LAURIN, 1999; LAVILLE, 1991; LEBRUN, 1993).
Une troisième finalité se démarque par le caractère utilitariste attribué à l’enseignement des sciences humaines et sociales. Il s’agit des documents dont les auteurs considèrent que la finalité primordiale de l’enseignement des sciences humaines et sociales est de favoriser l’acquisition d’habiletés utiles à l’élève (ex.: CHOQUETTE, 1980; MARTINEAU, 1988; PICARD, 1977; ROBERT, 1983), c’est-à-dire des habiletés qui lui serviront régulièrement dans la vie de tous les jours (ex.: l’emploi de cartes, interprétation de graphiques, lecture d’une ligne de temps, etc.).
Qu’enseigne-t-on en sciences humaines et sociales au primaire (conception des objets d’apprentissage et d’évaluation)?
En lien étroit avec les finalités mises en avant, six éléments ont été identifiés dans la documentation analysée comme étant au cœur des apprentissages visés en SHS. Tout d’abord, en refusant massivement toute prescription de contenus, sous prétexte qu’« il faut se débarrasser des programmes détaillés comme des Tables de la Loi » (LEFEBVRE, 1978, p. 126), l’objet d’apprentissage visé en SHS doit être, pour 15 documents analysés, un cadre de travail spécifique aux SHS. Ce cadre devrait permettre l’acquisition d’attitudes plutôt que de connaissances (DUPUIS; LAFOREST, 1972), car, précise Gingras (1973), les connaissances importent très peu. L’essentiel n’est sûrement pas de cumuler des connaissances, mais de s’initier à la méthode des sciences, d’acquérir les habiletés inhérentes à celles-ci. Lefebvre (1976) et Johnson (1974a) abondent dans le même sens en signalant qu’il importe de mettre l’accent sur la méthode plus que sur le contenu, car « il est plus important de savoir comment bâtir une science que de connaître une telle science » (LEFEBVRE, 1978, p. 104).
Par ailleurs, les concepts, les notions et les trames conceptuelles ainsi que les habiletés intellectuelles arrivent ensemble au deuxième rang (7 documents chacun). Ainsi, en ayant comme trame de fond l’idée selon laquelle la production de la réalité humaine et sociale constitue la toile de fond de l’enseignement des sciences humaines et sociales, maints auteurs (LAURIN, 1998; LEBRUN, 1993; LEBRUN; LENOIR, 2001; LENOIR, 1989; LENOIR, 2002) affirment que c’est le développement conceptuel qui se trouve au cœur de l’enseignement des sciences humaines et sociales, car il est à la source de toute production de la réalité. Le développement conceptuel, complète Lebrun (1993), permet non seulement de cerner des notions variées, mais de comprendre également les relations qui existent entre ces concepts. Dans un autre sens, soutient Tremblay-Desrochers (1991, p. 111), c’est le développement d’habiletés intellectuelles (raisonnement, compréhension, argumentation) qui « constitue la clef de voûte des préoccupations fondamentales de l’enseignement des sciences humaines ». Il en est de même pour Laurin et Martineau (1999, p. 23) qui soutiennent que « l’enseignement de la géographie et de l’histoire doit viser le développement de compétences à raisonner le monde dans l’espace et dans le temps, plutôt qu’à mémoriser les faits et les événements ». Il s’agit sans doute de l’objectif central de l’enseignement des sciences humaines et sociales, soulignent Dupuis et Laforest (1983).
Parallèlement aux concepts et aux habiletés intellectuelles, le développement d’habiletés techniques (lecture de cartes, interprétation de graphiques, etc.) représente une proportion moins élevée, mais non négligeable du corpus analysé (6 documents). Ainsi, l’apprentissage visé en SHS n’est autre que des savoir-faire applicables dans différentes situations de la vie courante (CHOQUETTE, 1970; ROBERT, 1983). La démarche à caractère scientifique (4 documents) et les données factuelles (3 documents), quant à eux, arrivent en cinquième et sixième rang respectivement. Néanmoins, il faut préciser que ces deux éléments sont nécessairement liés au développement conceptuel et aux habiletés intellectuelles. D’une part, le développement conceptuel requiert le recours de la part de l’élève à une démarche d’apprentissage peu naturelle qui doit, elle aussi, faire l’objet d’un apprentissage (LENOIR; LAFOREST, 1994). L’acquisition de ces démarches, selon Lebrunet al. (2008), est la capacité de mise en perspective et d’application d’un raisonnement rigoureux et systématique qui est au cœur de l’enseignement-apprentissage en SHS, c’est-à-dire la pensée critique (LAURIN, 1999). D’autre part, ce développement conceptuel ne saurait être effectif en mettant de côté ces repères indispensables pour se situer dans le temps et dans l’espace qui sont les données factuelles (LEBRUN, 1993; LEBRUN; LENOIR, 2001).
À partir de quoi enseigne-t-on les sciences humaines au primaire (conception de la didactique, conception du rapport au savoir, conceptions et modalités d’accès au savoir)?
Seulement trois documents analysés définissent explicitement la didactique. D’un côté, au début de la période analysée, la didactique est assimilée à la pédagogie:
science auxiliaire de la pédagogie à laquelle cette dernière délègue, pour la réalisation du détail, des tâches éducatives plus générales. Comment amener l’enfant à acquérir telle notion, telle opération ou telle technique de travail? (…) quelles sont les notions qu’un enfant peut acquérir selon son niveau de maturité intellectuelle. (LACHANCE, 1965, P. 65); ou encore à la partie de la pédagogie qui traite des méthodes et procédés d’enseignement, par opposition à celle qui traite de l’éducation au sens large (SAUCIER, 1968).
D’un autre côté, à la toute fin de la période analysée, la didactique est définie en tant que discipline dont les frontières seraient bien délimitées. Ainsi, Lebrun et al. (no prelo), en s’appuyant sur Tochon (1999), conçoivent la didactique comme suit: « A disciplinary didactics describes and designs the actualized or virtual learning and teaching relationships among a disciplinary content, a learner (or learners) and a teacher » (TOCHON, 1999 dans LEBRUN et al,. no prelo). Ils soulignent également, en citant Balacheff et Laborde (1992), que « la recherche en didactique a pour principal objet d’étude des conditions de la construction des connaissances complexes par des sujets humains (…) dans des situations délibérément organisées à cette fin (…). L’originalité de ces recherches réside dans la prise en compte, tant au niveau méthodologique que théorique, de la spécificité des connaissances en jeu » (BALACHEFF; LABORDE, 1992 dans LEBRUN et al., no prelo).
Cette dernière définition se distingue des précédentes, notamment parce qu’elle met l’accent sur le fait qu’il existe des points communs et des caractères spécifiques à chacune des disciplines enseignées, mais aussi sur des aspects essentiels de l’intervention didactique.
En ce qui a trait au rapport au savoir (conceptions et modalités d’accès au savoir), nous avons repéré d’un côté les conceptions de ce qu’est le savoir et, de l’autre, les conceptions des modalités d’accession à celui-ci. Une première conception du savoir, identifiée notamment dans la documentation qui date d’avant les années 1980, renvoie à l’idée selon laquelle le savoir constitue un donné préexistant au sujet humain et indépendant de son existence et de son action. Seize documents laissent entrevoir une telle conception. Ainsi, pour Gélinas (1976, p. 36), « pour bien voir, il suffit d’enlever les œillères, de lever ses toiles et de regarder. Car c’est avec un regard attentif que les questions surgissent rapidement et que l’on prend conscience que nous vivons dans un monde plein de réalités qui ne demandent qu’à être connues ». L’idée sous-jacente est celle d’un savoir donné a priori. Il ne s’agit que de les connaître par un contact direct avec la réalité immédiate. Ainsi, « à partir de son expérience à lui, expérience constamment enrichie et contrôlée par l’observation, l’enfant s’appliquera à pénétrer la complexité de l’homme et de la société » (LEFEBVRE, 1964, p. 68). C’est donc par le contact direct avec la réalité que l’élève pourra se faire « une idée aussi juste que possible de l’homme » (LEFEBVRE, 1964, p. 68) et des rapports existants entre l’individu et la société ainsi que des rapports entre différentes sociétés. Cette conception, toutefois, est loin d’être partagée à l’unanimité par l’ensemble des auteurs dans la documentation analysée. Pour Lebrun et Lenoir (2001) et Spallanzani et al. (2001), la réalité est le produit de l’action humaine, celle-ci étant déterminée socialement et spatiotemporellement. Elle ne procède aucunement d’un donné préexistant. Dans ce sens, le savoir « constitue une réponse spécifique à un questionnement spécifique et une élaboration mentale qui dépend largement de l’expérience individuelle et sociale de chaque individu » (SPALLANZANI ET AL., 2001, p. 99). Dans le même ordre d’idées, Laville (1993) et Laurin (1998) refusent massivement une telle conception d’un savoir préexistant. Pour Laurin (1998), cette idée de l’existence d’un noyau dur et immuable de connaissances existant objectivement et indépendamment de celui qui construit le savoir est fausse et, à la limite, même absurde, mais très tenace.
En lien avec les conceptions du savoir se dessinent les conceptions des modalités d’accession à celui-ci. Ainsi, lorsque l’on conçoit le savoir comme un donné préexistant, deux modalités d’accession peuvent être dégagées. D’un côté, ce savoir vérité peut être appréhendé par la découverte du réel par le biais de l’observation systématique, que ce soit directe ou indirecte (19 documents). Après de nombreuses critiques quant à l’enseignement mythologique (axé sur les événements et sur les héros du passé) de l’histoire au primaire, on insiste sur la nécessité de situer l’étude de l’histoire dans la réalité immédiate de l’enfant (ici et maintenant). Il s’agit d’un enseignement, affirme Lachance (1969), qui doit partir de l’histoire vécue par l’enfant (le connu), de ses expériences, intérêts et besoins à la découverte de l’histoire du passé. Il doit également se centrer sur la découverte du savoir par l’élève lui-même (DUMONT, 1983; JOHNSON, 1973) à partir des observations systématiques du monde, de ses perceptions et sensations (ALLARD, 1972). D’un autre côté, dans une perspective plus orthodoxe, mais sans retourner à une transmission-assimilation du savoir, cinq documents affirment qu’on accède à celui-ci notamment par un processus de dévoilement progressif (petit à petit) de la part de celui qui maîtrise ce savoir selon un principe inductiviste (stimuli-réponse). Comme le souligne Lapointe-Aubin (1978), dans le but de faire acquérir un savoir, il faut fournir une information extérieure (stimuli), par la suite, si l’élève acquiert ce savoir, il sera capable de le démontrer par un comportement adéquat (ex.: s’il apprend une règle, il sera capable de l’appliquer par la suite).
Par ailleurs, lorsque le savoir est conçu en tant que produit humain socialement et spatiotemporellement déterminé, l’accession à celui-ci ne peut se faire que par une activité de construction, c’est-à-dire, par un processus d’objectivation du réel impliquant nécessairement une rupture avec celui-ci (10 documents). Ainsi, loin d’être un processus naturel de découverte (par tâtonnement empirique ou par induction), l’accession au savoir repose avant tout sur un rapport d’objectivation effectué par le sujet en s’appuyant sur des structures cognitives représentatives du réel (LENOIR, 1992). Ce rapport entre le sujet et l’objet, mentionnent Lebrun et al. (2008), n’est jamais direct et immédiat. Il s’agit toujours d’un rapport médiatisé.
Comment enseigne-t-on les sciences humaines et sociales au primaire (conception de la démarche d’enseignement-apprentissage)?
Sous cette rubrique, nous avons regroupé les différentes démarches d’apprentissage envisagées dans la documentation analysée. Plusieurs auteurs constatent que l’approche des réalités humaines, tant par leur diversité que par leur complexité, se fait difficilement à partir de la seule acquisition des données factuelles préconisées par les programmes détaillés ou les manuels scolaires (BOISSEAU, 1977; LEFEBVRE, 1976, 1978). Dans le but de dépasser cet enseignement livresque traditionnel, plusieurs auteurs vont proposer une démarche centrée sur l’observation directe du milieu. Pour Choquette (1970) et Allard (1972), l’enseignement des sciences humaines et sociales doit méthodologiquement être centré sur la découverte du milieu par l’enfant à partir d’observations directes du monde, de ses perceptions et de ses sensations. En géographie, par exemple, Choquette (1970) indique que « l’approche basée sur l’observation correspond plus adéquatement à l’approche pédagogique nécessaire en géographie, car l’étudiant participe activement et construit lui-même son apprentissage » (p. 148). L’observation, affirme Gélinas (1976, p. 36), « est un procédé scientifique de connaissance qui nous permet de découvrir la réalité qui nous entoure, de la comprendre et de l’expliquer ». Elle a l’avantage, ajoute Johnson (1976a, p. 32),« de partir de l’enfant lui-même, de son milieu, de ses intérêts pour l’ouvrir progressivement à la découverte du monde » ainsi que « de remplacer la mémorisation mécanique de notions hétéroclites et confuses en histoire et en géographie par une méthode essentiellement dynamique et personnelle de l’apprentissage et de la découverte du milieu » (JOHNSON, 1976b, p. 87). Cette démarche d’apprentissage qui se définit, selon Tremblay-Desrochers (1991), comme le cheminement naturel que l’esprit humain doit suivre pour appréhender les réalités sociales et humaines, implique nécessairement que l’enfant va dans son milieu, qu’il l’observe attentivement et qu’il fasse l’inventaire de ses découvertes par la suite. Comme l’indique Choquette (1970, p. 142), « une visite sur les lieux encourage l’élève à observer et à dire spontanément ce qu’il voit et ce qui lui paraît intéressant ».
Par ailleurs, d’autres auteurs soutiennent une démarche qu’on peut qualifier d’hypothético-déductive. Cette démarche, inspirée de l’approche systémique (Allard, 1976), propose un cheminement pour l’étude du milieu à partir de la formulation d’un problème sous la forme d’une question ou d’une hypothèse et sa confrontation avec la réalité observée (ALLARD, 1976; CHOQUETTE, 1983). Comme l’indique Laville (1993),
il est, au début, la prise de conscience d’un problème, à partir de données (informations) ponctuelles, qui amène à remettre en question une situation ou des aspects d’une situation; l’esprit envisage une explication vraisemblablement - une hypothèse - à partir des données disponibles; hypothèse confrontée ensuite à d’autres données qui paraissent nécessaires, à la suite à l’examen de l’ensemble des données, pour proposer une explication, une connaissance plus générale (LAVILLE, 1993, p. 17).
Enfin, Laurin (1998), Lebrun (1993), Lebrun et Lenoir (2001), Lenoir (1989) et Spallanzaniet al. (2001) signalent que la rupture qui s’opère entre l’élève et le réel dans la production du savoir doit nécessairement s’appuyer sur le développement et l’application d’une démarche systématique, méthodique, structurée et rigoureuse qui peut assurer la fonction médiatrice de l’intervention enseignante. Cette démarche, qui peut être qualifiée de démarche de conceptualisation, consiste en « la mise en œuvre de processus d’abstraction appliqués à un segment du réel humain afin de produire une représentation symbolique de ce réel, la réalité » (LEBRUN; LENOIR, 2001, p. 579). Il s’agit d’une démarche qui requiert de la part de l’élève la prise en charge d’un ensemble de procédures (Lenoir, 2002). En effet, elle requiert un cheminement qui, contrairement aux deux démarches précédentes, est scindé en trois phases complémentaires et interreliées (LEBRUN, 2009; LEBRUN et al., 2008; SPALLANZANI et al., 2001):
une phase d’investigation spontanée qui, par une situation problème ancrée dans la réalité individuelle ou sociale de l’enfant, a pour but de soulever un questionnement permettant d’explorer et d’exprimer ses perceptions initiales et conduit à la formulation de questions de recherche;
une phase d’investigation structurée au sein de laquelle l’enfant soutenu, guidé et encadré par l’enseignant, élabore un plan de recherche qui inclut l’identification des informations à obtenir, l’élaboration de l’outil de collecte et la collecte de données;
une phase de structuration régulée dans laquelle les données recueillies font l’objet d’une organisation, d’une classification, d’une mise en relation et d’une production synthèse de manière à permettre la (re)structuration du système d’interprétation du réel. Cette nouvelle compréhension du monde est finalement objectivée au regard des perceptions initiales exprimées en début de séquence et au regard de la démarche utilisée.
Selon quelle vision du rôle des acteurs impliqués dans le processus d’enseignement et d’apprentissage (conception du rôle et de la place de l’enseignant et de l’élève) enseigne-t-on les SHS?
Seulement 13 documents font explicitement référence au rôle de l’enseignant alors que 10 mentionnent celui de l’élève. Pour Allard (1971), le rôle de l’enseignant est comparable à celui de l’instructeur de baseball. Son rôle n’est pas de jouer à la place de l’élève, mais plutôt de le mettre en activité. Il s’agit de celui qui suscite la motivation et l’intérêt de l’élève à la découverte du monde (LAUZON, 1965). On parle alors d’un animateur, d’un facilitateur, d’un guide qui a pour fonction de créer un climat ou un esprit favorable à l’épanouissement de l’enfant (GÉLINAS, 1976; JOHNSON, 1973; LAMARCHE, 1980; LEFEBVRE, 1976, 1978). Ainsi, en lien avec cet enseignant « témoin » des découvertes de l’enfant, le rôle de l’élève ne peut être pensé qu’en tant que sujet actif et responsable lui-même de cette découverte. L’élève devient le centre des apprentissages (ALLARD, 1971; JOHNSON, 1976B) dont il est le seul responsable en devenant lui-même son propre maître (JOHNSON, 1974b).
Dans une deuxième perspective, l’enseignant passe du rôle de simple animateur à celui qui doit avoir une implication plus active dans la structuration de l’apprentissage de l’élève (DUSSAULT-DUMAS; LAVILLE, 1973). Pour Choquette (1983), le rôle de l’enseignant est davantage celui qui organise l’information afin qu’elle soit acquise par l’élève. Il trace le chemin que doit suivre l’élève pour acquérir une telle information selon un ordre logique et graduel plutôt que de la diffuser simplement (LAPOINTE-AUBIN, 1980). À cet enseignant « programmeur » et plus actif que dans la conception précédente, lui est associé un élève également actif. Comme le souligne Lapointe-Aubin (1980), le cours programmé se fonde avant tout sur le respect du rythme individuel ainsi que sur la participation active de l’élève.
Une troisième conception du rôle de l’enseignant qui se dégage est celle d’un médiateur externe, c’est-à-dire un créateur et metteur en scène des conditions les plus adéquates possible pour favoriser le processus d’objectivation (la médiation interne) qui se tisse entre l’élève et l’objet de savoir (LEBRUN; LENOIR, 2001). Le rôle de l’enseignant, souligne Lenoir (1989),
consiste à favoriser l’interaction entre le sujet et l’objet, à intervenir au niveau du processus d’apprentissage lui-même, pour ce qui est de la planification, de l’orientation, du support et de l’évaluation des apprentissages en cours, non à se substituer au sujet dans une perspective de révélation d’un savoir vérité (LENOIR, 1989, p. 684).
En lien direct avec cet enseignant « médiateur » du processus de production de la réalité, l’élève ne peut être conçu qu’en tant que sujet actif, responsable lui-même de cette production, mais nécessairement guidé et supporté par le médiateur externe par excellence qu’est l’enseignant (LENOIR, 2002).
Considérations finales
L’article avait pour objectif de mettre en œuvre une analyse de la documentation scientifique et professionnelle québécoise portant sur l’enseignement des sciences humaines et sociales au primaire, publiée après la parution du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement en 1964 (rapport Parent). L’analyse a mis en évidence quelques tensions et ruptures concernant les fondements, les perspectives et la trame conceptuelle propres au champ de la didactique des SHS au primaire au Québec après la parution de ce rapport:
Des tensions entre une perspective identitaire ancrée sur une vision descriptive (finalité de socialisation) et une vision critico-réflexive ancrée sur la formation de la pensée critique (finalité d’émancipation);
Des tensions entre une didactique centrée sur une orientation psychologique et instrumentale (sujet qui sait s’adapter à sa société d’appartenance) et une orientation praxéologique (sujet qui sait réfléchir et agir en conséquence);
Des tensions entre un savoir réifié (donné et extérieur) et un savoir construit par le sujet apprenant (vision plus constructiviste);
Des tensions entre des démarches dites naturelles et des démarches à caractère scientifique.
Voilà quelques éléments qui caractérisent ce champ et qui feront l’objet d’une analyse plus approfondie dans le cadre d’un second article (ARAÚJO-OLIVEIRA, no prelo). Influencées tantôt par des théories dites personnalistes, et des théories dites technologiques (néobehavioristes), tantôt par des théories dites constructivistes (voire socioconstructivistes) (BERTRAND, 1998), les tensions identifiées témoignent d’une diversité de conceptions et de points de vue. Ces derniers sont directement liés aux fondements sous-jacents à la pensée de ceux qui collectivement et historiquement la mettent en œuvre et nous invitent, chercheurs en éducation et formateurs d’enseignants, à faire preuve d’une grande prudence quant à la transposition de certains concepts, méthodes et perspectives, que ce soit du champ de la psychologie, de la sociologie, de la formation, de l’économie et même de la discipline scientifique dont cette didactique se veut la représentante.