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Cadernos de Pesquisa

Print version ISSN 0100-1574On-line version ISSN 1980-5314

Cad. Pesqui. vol.50 no.178 São Paulo Oct./Dec 2020  Epub Nov 23, 2020

https://doi.org/10.1590/198053147185 

Artigos

L’ENQUETE NARRATIVE : ENTRE DESCRIPTION DU VECU ET CONFIGURATION BIOGRAPHIQUE

NARRATIVE RESEARCH: BETWEEN THE DESCRIPTION OF LIVED EXPERIENCE AND BIOGRAPHICAL CONFIGURATION

LA INVESTIGACIÓN NARRATIVA: ENTRE LA DESCRIPCIÓN DE LA EXPERIENCIA VIVIDA Y LA CONFIGURACIÓN BIOGRÁFICA

IUniversité de Tours, Tours, France; herve.breton@univ-tours.fr


Résumé

L’enquête narrative a pour spécificité de chercher à comprendre le vécu du sujet en mobilisant des récits d’expérience « en première personne ». Elle vise l’appréhension et la compréhension des processus d’édification des « points de vue » à partir d’une activité narrative qui suppose deux passages : celui de l’expérience au langage (soit la mise en mots du vécu), celui du texte à l’histoire (soit la configuration biographique du récit). L’activité narrative par laquelle procède cette forme d’enquête suppose d’effectuer des actes qui rendent possible son accomplissement. L’enjeu de cet article est de caractériser ces régimes narratifs, d’en formaliser les procédés, et de spécifier les types d’effets générés sur les processus de compréhension, de formation de soi et de constitution de connaissances.

Key words: BIOGRAPHIQUE; RECHERCHE; NARRATION; PHÉNOMÉOLOGIE

Abstract

Narrative research seeks to understand the subject’s experience using life stories “in the first person” by apprehending and understanding the process of construction of “points of view” in a narrative activity that implies passing from experience into language and from text into story, assuming the performance of acts that render this possible. Based on Ricœur’s thesis of the principle of reciprocity between the temporalization of experience and the configuration of narrative, we distinguish between two narrative regimes: the biographical one and the one pertaining to phenomenological description. We seek to describe both regimes, formalize their processes and specify their effects in order to define the narrative regimes and examine their effects on adult education and on humanities research.

Key words: BIOGRAPHY; RESEARCH; NARRATIVE; PHENOMENOLOGY

Resumen

La investigación narrativa intenta comprender la experiencia del sujeto utilizando historias de vida “en primera persona” por medio de la aprehensión y comprensión del proceso de construcción de “puntos de vista” en una actividad narrativa que presupone pasos de la experiencia al lenguaje y del texto a la historia, suponiendo la realización de actos que lo hagan posible. En base a la tesis de Ricoeur del principio de reciprocidad entre la temporalización de la experiencia y la configuración de la narrativa, se distinguen dos regímenes narrativos: el biográfico y el de descripción fenomenológica. Se trata de caracterizar dichos regímenes, formalizar sus procesos y especificar sus efectos, produciendo un trabajo de definición de regímenes narrativos y examinando sus efectos en la educación de adultos y en la investigación en ciencias humanas.

Palabras-clave: BIOGRAFÍA; INVESTIGACIÓN; NARRATIVA; FENOMENOLOGÍA

Resumo

A pesquisa narrativa procura compreender a experiência do sujeito, utilizando histórias de vida “em primeira pessoa” pela apreensão e compreensão do processo de construção de “pontos de vista” em uma atividade narrativa que supõe passagens da experiência à linguagem e do texto à história, pressupondo a realização de atos que o possibilitem. Com base na tese de Ricœur do princípio da reciprocidade entre a temporalização da experiência e a configuração da narrativa, distingue-se dois regimes narrativos: o biográfico e o de descrição fenomenológica. Busca-se caracterizar esses regimes, formalizar seus processos e especificar seus efeitos, produzindo um trabalho de definição de regimes narrativos e examinando seus efeitos na educação de adultos e na pesquisa em ciências humanas.

Palavras-Chave: BIOGRAFIA; PESQUISA; NARRATIVA; FENOMENOLOGIA

Lorsque je décide, ce matin, d’ajouter dans mon verre de thé deux carrés de sucre d’un poids de deux grammes chacun, il ne fait pas de doute que mon thé s’en trouve plus sucré. Il serait cependant plus exact de dire que le liquide que je m’apprête à boire comporte, à volume constant d’eau, une densité en sucre augmentée de quatre grammes. Ce point n’est pas contestable, il peut être mesuré, calculé et objectivé, ce qui permettra de produire une donnée fiable et irréfutable. Lorsque je vais boire mon thé, ce matin si particulier durant lequel j’ai décidé d’ajouter quatre grammes de sucres, je vais dès la première gorgée ressentir un goût sucré prononcé. Le retentissement de cette sensation peut produire différents types d’effets : une sensation de saturation peut se propager, provoquant alors une perception de « trop sucré » ; ou la sensation éprouvée peut venir éveiller un souvenir, par exemple celui d’un moment vécu en Inde, à Calcutta, lorsqu’un soir du mois de mars 1994 j’étais assis dans un coin de rue en buvant un thé au lait indien très sucré et très chaud en regardant la vie animée de la rue indienne. Bien d’autres directions sont possibles au contact de cette sensation prononcée de sucre. Les raisons qui permettent d’expliquer les conséquences générées sur mon vécu de l’ajout de quatre grammes de sucre me restent cependant opaques. J’en suis réduit à constater ce qui se donne à vivre au contact de la sensation. Si je m’interroge sur les relations de causalité entre l’expérience sensible et les effets ressentis, je ne peux me fonder que sur des liens faibles relevant du domaine du possible ou, pour reprendre le terme proposé par Ricœur (1983), du domaine du « vraisemblable ». En clair, plutôt que d’expliquer, je dois interpréter pour comprendre.

Il est ainsi difficile (ou plus précisément toujours précaire) d’établir une loi de causalité entre une sensation éprouvée et un effet expérientiel vécu. Par extension, il n’est pas possible de déterminer des lois entre l’irruption de phénomènes dans le cours de la vie et les effets de retentissement biographique qui en résultent. La manière dont sont vécus et compris les phénomènes éprouvés par le sujet n’est pas régie par des principes déterminés mais par des processus d’interprétation, dont cet article propose l’étude. Son enjeu est d’enquêter sur les processus inférentiels à partir desquels l’expérience se trouve vécue sur le mode de la continuité et pensée de manière narrative. En formalisant les procédés de ce type d’enquête, nous sommes conduit à définir différentes notions, telles que les régimes narratifs, les rapports dialectiques entre temps vécu et temps narré, les modes de passage de l’expérience au langage… Ces points étant définis, des éléments relevant d’une méthode d’enquête seront proposés, permettant ainsi de caractériser les procédés narratifs et les résultats qu’ils génèrent dans les domaines des sciences de l’éducation et des sciences sociales. Ces différents travaux seront situés, en synthèse, dans une discussion d’ordre épistémologique sur les connaissances générées par l’enquête narrative.

UNE ÉPISTÉMOLOGIE DU NARRATIF : RAPPORTS DE CAUSALITÉ ET LOIS DE COMPOSITION

Spécifier les connaissances générées par les démarches d’enquête qui mobilisent le récit de soi suppose de s’interroger sur les critères de scientificité qui régissent un champ disciplinaire ou un domaine de savoirs. Pour ce qui concerne l’édification d’une épistémologie narrative, trois plans seront examinés : la dynamique des processus inférentiels qui permettent d’appréhender des liens logiques entre un phénomène et les principes qui en régissent le déploiement (1) ; les processus qui régissent le passage du chronologique au logique lors de l’activité de configuration du vécu (2) ; la mise au jour des procédés qui participent de ce travail de configuration à partir duquel la continuité expérientielle passe au langage dans un récit, en en restituant la durée (3). Un quatrième plan mériterait également un examen approfondi que le format de cet article ne permet pas : il s’agit de la puissance d’un paradigme fondé sur la singularité en sciences humaines et sociales (VERMERSCH, 2003).

LES RAPPORTS DE CAUSALITÉ EN SCIENCES

Le premier champ de questionnements porte sur les types de raisonnement jugés nécessaires pour qu’un résultat scientifique soit considéré comme valide. Le travail peut s’amorcer à partir de la distinction produite par Dilthey entre l’expliquer et le comprendre : l’explication se rapporte aux lois causales adossées au raisonnement déductif tandis que le comprendre est régi par les dynamiques d’interprétation fondées sur les inférences abductives et transductives (CHAUVIRÉ, 2000). Ainsi, le travail d’interprétation mobilise différents types d’inférences, certaines relevant du domaine du possible et du vraisemblable, d’autres se présentant, du point de vue du sujet, sur le mode de l’affirmatif et du certain. Si les raisonnements déductifs sont de nature à générer des savoirs nomologiques, les logiques de pensée adossées à des processus inférentiels transductifs dérogent au critère causal :

La notion de transduction semble ici pertinente : elle procède du singulier au singulier (PIAGET, 1924, p. 246),1 de proche en proche (SIMONDON, 1989, p. 74)2 et est insensible aux contradictions (PIAGET, 1924, p. 304). C’est une pensée analogique. Procédant du singulier au singulier, elle n’est pas en contact avec une règle générale. (DENOYEL, 1999, p. 37)

TABLEAU 1 LES PROCESSUS INFÉRENTIELS ENCHEVÊTRÉS DES TROIS RAISONS 

RAISON SENSIBLE RAISON EXPERIENTIELLE RAISON FORMELLE
Règles générales Transduction
• Pas de contact avec une règle instituée
Abduction
• Inventer une règle
• Formaliser une règle implicite
Induction
• Retrouver une règle déjà instituée
Déduction
• Partir d’une règle
Objets particuliers
Analogique Dialogique Tautologique

Source : Denoyel (1999, p. 38).

La distinction produite dans le Tableau 1 ci-dessus permet de différencier différents types de raisonnement potentiellement à l’œuvre au cours du travail narratif et des processus d’interprétation qu’il suppose. Cette classification des types d’inférences permet d’interroger le degré de fermeté des liens logiques et des rapports causaux tenus pour vrai par le sujet lorsqu’il formalise et socialise tout ou partie de son histoire dans un texte, un discours ou un récit. Ainsi, selon ce tableau, les inférences inductives et déductives se réfèrent à une règle établie qui fait droit pour déterminer les rapports de causalité entre les événements advenus dans le cours de l’histoire. À l’inverse, les inférences transductives et abductives procèdent par analogie, et se déploient sur le terrain du possible et du vague (CHAUVIRÉ, 1995). Cette perspective n’est pas sans conséquence sur le statut des savoirs issus des « sciences de l’esprit », selon le terme proposé par Dilthey ([1910]/2012). Du point de vue des sciences naturelles, un raisonnement s’établit en effet à partir de règle fermes qui sont vérifiées ou non de manière empirique. Le critère nomologique apparaît ainsi déterminant pour la classification des démarches en sciences : faut-il alors chercher à spécifier les formes de causalité à l’œuvre au cours de l’activité d’interprétation du vécu dans les récits en montrant, comme le fait Weber (1971, p. 14), leur fondement commun : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ». Comme le montre Colliot-Thélène, si, pour Weber, il est possible de présumer que les formes de raisonnement des sciences de la culture sont, malgré leur spécificité, de même nature que celles des sciences exactes, pour Dilthey, à l’inverse, elles sont distinctes en droit :

L’objet des sciences de l’esprit, au contraire, dont la matière première consistait en ce qu’il nommait le vécu (das Erleben), ne pouvait selon lui être appréhendé avec les moyens analytiques de l’intellection physicienne. Le vécu se caractérise en effet par une connexion (Zusammenbang) immanente indécomposable, et par conséquent inexplicable, si expliquer signifie ramener un phénomène aux éléments dont il se compose et aux lois qui président à cette composition. (COLLIOT-THÉLÈNE, 2004, p. 12-13)

C’est vers l’examen des formes de causalité induites par le paradigme de l’herméneutique que nous interrogeons plus avant l’épistémologie narrative dont il est question dans cet article.

UNE ÉPISTÉMOLOGIE DU NARRATIF : LE PROBLÈME DE L’EXPÉRIENCE

Le second plan présente une difficulté, d’un autre ordre cependant : « Le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au-dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique » (BACHELARD, 1938, p. 23). Selon la perspective bachelardienne, le problème posé pour caractériser les savoirs provenant de l’activité narrative ne relève pas du caractère vague des inférences logiques permettant la constitution des récits. Ce qui est problématique, c’est la matière même à partir de laquelle s’élabore la connaissance. Les récits s’édifiant à partir de l’expérience vécue, ils ne peuvent manifester que des conceptions préréflexives, subjectives et naïves, qui restent engluées dans les perceptions immédiates relevant du sensible (BÉGOUT, 2000) et enlisées dans l’évidence naturelle du monde de la vie (SCHÜTZ, 1971).

La réhabilitation des récits d’expérience au sein de l’épistémologie suppose alors de penser les processus à partir desquels l’expérience passe au langage afin d’identifier, selon les régimes narratifs, les formes de réflexivité associées à la mise en mots :

L’epistemology, Erkenntnistheorie en allemand ou « théorie de la connaissance » en français, présuppose une certaine continuité entre science et sens commun ; elle part d’un genre commun, la connaissance, dont elle étudie la spécification scientifique d’une part, commune d’autre part. Mais lorsque l’« épistémologie » apparaît en français, elle est définie comme « philosophie des sciences », à l’exclusion de l’étude du sens commun. (FRUTEAU DE LACLOS, 2016, p. 177)

La possibilité d’un oubli, voire d’un rejet de l’expérience vécue pour penser le statut de la connaissance, est en soi problématique. Comment alors considérer les savoirs du quotidien (CERTEAU, 1990), les habiletés au travail (JOBERT, 2011), l’ensemble des connaissances permettant le vivre ensemble et le maintien de soi en vie ? L’instauration (ou la restauration) du statut de l’expérience au sein d’une épistémologie suppose cependant de mettre au jour les processus par lesquels l’expérience passe au langage, se trouve configurée en récit, puis d’examiner les lois de composition des récits pour étudier ce qu’elles révèlent des processus de formation et de constitution des « points de vue » du sujet sur son expérience et son existence :

Bruner (2010) demande dans un de ses livres : « Pourquoi nous racontons--nous des histoires ? » La réponse est évidente : nous nous racontons des histoires parce que nous en avons vécu […]. S’il y a ressemblance entre la liste des lois de constitution des univers et celle des règles de composition des récits, ce n’est pas que la première trouve son fondement et sa vérité dans la seconde. Tout au contraire : on ne se construit pas en inventant des histoires sur soi, mais on raconte des histoires comme on se construit, en suivant globalement les mêmes lois, en appliquant les mêmes règles de position (d’un soi), d’opposition (à ce soi), etc. (FRUTEAU DE LACLOS, 2016, p. 190)

Un second pan de l’épistémologie narrative est ici découvert : il concerne la réciprocité des processus d’instauration des points de vue (SOURIAU, 2009) et ceux organisant la composition narrative des récits de soi (BRUNER, 1986). Le croisement des deux principes discutés dans cette section aboutit alors à la proposition suivante : la narration de soi participe d’une herméneutique fondée sur l’expression des points de vue par le sujet qui met en mots et en récit son expérience. Il faut considérer, à partir de cette proposition, que le récit traduit par ses modes de composition les processus d’édification des points de vue à partir desquels le sujet habite un monde. Il s’agit alors de faire porter l’examen au cours de l’enquête sur les modes de composition du récit (RICŒUR, 1986) au cours de l’expression en première personne. L’examen de ces modalités de composition (durée des vécus saisis et inférences causales produites) aura pour visée de comprendre les rapports de causalité qui sont produits par le sujet et qui tiennent dans un texte ou un discours, les événement vécus dans une histoire racontable. C’est donc l’objet de l’enquête narrative que d’examiner la dynamique des processus inférentiels au cours de l’activité narrative et notamment lors des passages de l’expérience au langage et puis de la mise en récit du vécu.

HERMÉNEUTIQUE DU SUJET ET RÉCIT DE SOI

D’un point de vue herméneutique, le récit de soi suppose de faire passer au langage les processus qui concourent à l’édification des points de vue sur le monde de la vie, ce par quoi le sujet s’inscrit et s’implique, agit et comprend, devenant par là agent et auteur de son devenir. L’examen de cette activité narrative peut porter sur trois procédés distincts : la saisie du vécu, le réglage du grain diachronique de l’expérience, la sélection du vocabulaire permettant l’expression du vécu. Le déploiement de ces trois procédés s’opère en respectant deux principes : celui de l’expression en première personne, durant laquelle le sujet fait passer au langage ce qu’il tient pour vrai - ce que Foucault (1983) nomme les régimes aléthurgiques ; le principe de « complétude » au regard des faits et des dimensions expérientielles dont la mise en mots constitue la chair sensible du récit. D’un point de vue herméneutique, ces deux principes caractérisent l’expression « en première personne », dont la spécificité est de maintenir la référence au sol expérientiel du vécu au cours de la mise en mots. Parler en première personne, « c’est adopter, selon l’expression de Pierre Vermersch, une “prise de parole incarnée”, c’est-à-dire entrer dans un régime d’expression qui manifeste à plein la réalité concrète d’un contact avec ce que l’on vit au moment où je le formule » (DEPRAZ, 2011, p. 62).

Ce maintien du narrer avec l’expérience vive constitue une condition nécessaire pour que la puissance transformatrice du récit de soi puisse se manifester. La puissance éthopoïétique3 de l’expression en première personne est dépendante du principe de préservation de la vitalité de l’expérience vécue au cours de la mise en mots :

Dans l’expérience vitale apparaissent différents genres d’énoncés qui procèdent de divers types de conduites intervenant dans la vie. Car la vie n’est certes pas seulement la source du savoir, envisagé du point de vue de l’expérience qu’il contient ; les différents types de conduites humaines conditionnent aussi les divers genres d’énoncés possibles. Il suffit d’établir ici, préalablement, ce fait qu’il existe une relation entre la diversité des conduites vitales et les énoncés exprimant l’expérience de la vie. (DILTHEY, [1910]/2012, p. 88)

L’activité narrative dont l’objet est d’activer la capacité du sujet à donner forme à son existence comprend ainsi plusieurs passages : le passage de l’expérience au langage durant lequel le vital est traduit en mots ; la transformation qualitative du texte résultant de la mise en mots du fait de la composition du récit et de la mise en intrigue qui l’organise (RICŒUR, 1983). Entrer dans l’enquête sur les processus par lesquels s’édifient les points de vue du sujet sur sa vie et le monde social qu’il habite suppose bien d’examiner ces deux passages qui sont tous deux régis selon un principe : celui de la réciprocité entre la temporalisation de l’expérience (1) et la configuration du vécu (2).

LA COMPOSITION DES RÉCITS : ENTRE TEMPORALISATION ET CONFIGURATION DU VÉCU

Selon Ricœur (1983, p. 85), l’activité narrative se déploie selon un principe d’enchaînement causal qui transforme la dynamique de succession temporelle en configuration narrative :

L’une après l’autre, c’est donc la suite épisodique et donc l’invraisemblable. L’une à cause de l’autre, c’est l’enchaînement causal, et donc le vraisemblable. Le doute n’est plus permis : la sorte d’universalité que comporte l’intrigue dérive de son ordonnance, laquelle fait sa complétude et sa totalité.

Le processus décisif, lors de la mise en récit, c’est l’appréhension des faits dans leur succession : la temporalisation de l’expérience consiste à séquencer le déroulement vécu et ainsi à déterminer les grains et le rythmes de la succession. Cette mise en ordre des faits respectant le principe de succession préfigure le travail de configuration qui procède par mise en sens logique par production d’inférences causales. Cette mise en sens est caractéristique d’un travail d’assemblage par association de différents moments advenus dans le cours de la vie. En d’autres termes, la configuration transforme l’expérience épisodique en continuité expérientielle et condense les faits dans une histoire à partir de l’émergence d’un point de vue logique sur le vécu : « Cet acte configurant consiste à “prendre ensemble” les actions de détail ou ce que nous avons appelé les incidents de l’histoire ; de ce divers d’événements, il tire l’unité d’une totalité temporelle » (RICŒUR, 1983, p. 129). Sans actes configurants, les récits d’expérience ne seraient que des comptes rendus d’action, procédant par inventaire et numération des faits. Cette appréhension de l’expérience supposerait cependant l’absence d’un narrateur impliqué et concerné par l’expérience dite. C’est ce qui n’est pas possible pour les formes d’expression en première personne dont la dynamique est de faire passer au langage les événements tels qu’ils se sont donné à vivre dans le cours de l’existence. Il est ainsi possible d’affirmer que le fait de vivre, du point de vue humain, s’accompagne nécessairement de la constitution d’un tissu narratif qui tient ensemble, par configuration, les événements survenant dans l’histoire (DELORY-MOMBERGER, 2010).

LES LOIS DE COMPOSITION DU RECIT DE SOI

L’expérience immédiate étant régie par le principe de succession qui fonde sa nature diachronique, l’activité narrative, en reliant par association chacune des séquences de vécu, fait émerger une logique lors de la mise en mots et transforme ainsi la continuité expérientielle vécue en expérience configurée et historicisée. Si vivre s’accompagne d’un travail de préfiguration du fait de l’ordonnancement tacite des faits vécus advenant dans le présent-vivant, en narrer l’histoire consiste alors à mettre en mots par associations logiques des événements en tenant ensemble ces différents moments afin de les configurer dans un récit. C’est à partir de ces procédés qu’il est possible d’avancer la proposition suivante : la caractérisation des points de vue assertés par le narrateur au cours de l’activité narrative est produite à partir de l’examen de deux lois de composition du récit de soi. Les deux lois dont nous proposons maintenant l’examen sont les suivantes : la loi de succession, qui procède par temporalisation diachronique des faits marquants ; la loi de configuration, qui procède par association des événements biographiques selon une dynamique d’historicisation. Il reste alors à construire une méthode. Nous proposons de l’amorcer à partir d’une modélisation des rapports tensionnels entre trois pôles : l’expérience vécue, l’expérience narrée, la situation narrative.

Source : Breton (2020a, p. 37).

SCHÉMA 1 DIALECTIQUES TEMPORELLES ENTRE VECU DE REFERENCE ET VECU NARRE 

Le premier pôle concerne l’expérience vécue. Lorsqu’elle est saisie réflexivement au cours de l’activité narrative, l’expérience vécue devient le vécu de référence à partir duquel l’activité narrative est déployée. Ce vécu de référence peut comporter une durée variable. Dans le cadre des récits de vie, la durée du vécu de référence est potentiellement équivalente à la totalité de la durée de la vie du narrateur. S’il s’agit d’un récit de parcours professionnel, la durée du vécu pris en compte s’en trouve potentiellement réduite à la durée de la vie professionnelle. Dans le cadre de la narration d’un moment de vie, voire d’un instant marquant et décisif, la durée du vécu de référence peut être de quelques heures, voire de quelques minutes. Quel que soit le prisme retenu, le principe ne varie pas : tout vécu servant de référence à l’expression en première personne comporte une durée qui s’avère déterminante pour les procédés narratifs et les effets qu’ils génèrent.

Le deuxième pôle concerne le rapport dialectique entre l’expérience narrée et l’expérience vécue. L’expérience narrée résulte d’un travail qui se concrétise dans l’effectuation d’un récit, écrit (un texte) et/ou oral (un discours), qui peut alors être lu ou dit à autrui. Deux aspects doivent ici être différenciés : le contenu expérientiel du récit qui réside dans la mise en mots des événements qui ont été sélectionnés par le narrateur, chacun d’entre eux comportant une durée dont l’accumulation produit l’empan de l’histoire ; les inférences causales qui tiennent entre eux ces événements et qui, de ce fait, transforment la suite chronologique d’événements sélectionnés par le narrateur en une histoire configurée logiquement. Il faut également noter ici que l’effectuation du récit produit des effets susceptibles de constituer un événement en soi dans le cours de la vie du sujet.

Le troisième pôle concerne la situation narrative. Ce paramètre interroge la distance temporelle séparant le moment durant lequel les faits vécus sont éprouvés de celui durant lequel ces mêmes faits sont mis en mots et en récit. De manière technique, il s’agit ainsi de caractériser les processus par lesquels le souvenir s’éveille au cours de l’activité narrative, ce qui permet d’accéder aux dimensions vives de l’expérience sédimentée en mémoire, ces procédés variant potentiellement selon la distance temporelle précédemment définie. L’avancée dans cette réflexion suppose de forger une ou des théories de la mémoire passive (HUSSERL, [1918-1926]/1998).

DÉFINITION DES RÉGIMES NARRATIFS

Ces trois pôles étant définis et stabilisés, différentes observations et remarques peuvent être produites afin de définir la notion de régimes narratifs, qui varient selon les effets de compression ou de dilatation du temps produits par la mise en récit. Cette notion peut être illustrée de manière simple dans le cadre du récit de vie : si tout devait être dit sur ma vie, il me faudrait potentiellement une seconde vie pour dire la première, ce qui, d’ailleurs, ne suffirait pas pour que passe au langage la densité de l’éprouvé vécu à chaque instant. Pour ces raisons, narrer sa vie suppose de produire des choix au cours de l’effectuation du récit. En clair, le narrateur, lorsqu’il sélectionne une ou des périodes, des séquences ou des passages, des moments ou les instants advenus au cours de son histoire, constitue le sol du récit de soi, soit le vécu qui en est la référence. Ce faisant, il définit l’empan temporel du vécu de référence à partir duquel s’édifie le récit (opération 1), pour ensuite, en fonction de cette durée, séquencer de nouveau en sous-unités pour préciser la dynamique de succession et ainsi caractériser le grain expérientiel du vécu de référence (opération 2). Ces opérations sont produites en tenant compte d’une contrainte déterminante : le temps pour exprimer le vécu de référence (que ce soit par un texte écrit ou par un discours oralisé) comporte une durée limitée. Les effets de compression ou de dilatation précédemment mentionnés résultent du travail dialectique entre temps du vécu de référence et temps disponible pour sa narration. Ainsi, par exemple, lorsqu’une période de vie d’une durée de dix années est narrée en trente minutes, le taux de compression du temps est dix fois plus important que pour une période d’une durée d’une seule année devant également être narrée en trente minutes. Il est cependant possible, comme cela sera examiné plus loin, de penser le rapport inverse : soit saisir un vécu de référence dont la durée est inférieure à celle allouée à son expression et sa description. C’est le cas lorsque Claire Petitmengin (2010) sollicite un moment durant lequel a été vécue une expérience intuitive d’une durée de quelques secondes alors que le temps alloué pour dire est de trente minutes ou une heure. Dans cet exemple, la durée allouée pour dire excède la durée de l’expérience vécue, ce qui a pour conséquence d’intensifier le niveau de détail du phénomène examiné. L’hypothèse faite est alors la suivante : la compression du temps influe sur les processus de temporalisation de l’expérience selon deux plans : le nombre d’événements sélectionnés dans le récit augmente ou diminue (effet 1) ; le niveau de détail de la description des événements s’affine ou se massifie (effet 2). En d’autres termes, la durée du vécu de référence génère des effets sur le niveau de détail de la narration des faits, cette variation de la durée du vécu narré et du niveau de détail des contenus expérientiels mis en mots ayant potentiellement des effets sur les processus de configuration du récit (BRETON, 2020b) et sur les dynamiques inférentielles qui régissent la configuration des événements entre eux. Cette proposition est examinée dans les sections suivantes, puis ensuite interrogée en contexte de formation, à partir des démarches d’histoires de vie en formation, puis en recherche, dans le domaine des sciences humaines et sociales.

LE RÉGIME DE LA NARRATION BIOGRAPHIQUE : COMPRESSION DU TEMPS ET LOGIQUES DE CONFIGURATION

Narrer à l’échelle de l’histoire de vie c’est, selon la perspective que nous avons avancée précédemment, se tourner vers un vécu de référence dont l’étendue temporelle couvre potentiellement la totalité de l’existence. La narration biographique procède donc d’une activité de mise en mots de l’expérience dans son déroulement au long cours : histoire de vie, période de l’existence, cycles et transitions… Ce qui est mis au jour relève du longitudinal, de la durée, de la succession des événements dans le temps long. Cela se traduit au cours de l’activité narrative par un travail de sélection des événements véritablement saillants de l’existence, laissant ainsi implicites ou dans l’ombre les microprocessus quotidiens qui se répètent au fil des jours et qui participent, par accumulation et répétition (ALHADEFF-JONES, 2020), de la transformation de l’existence vécue.

Ainsi, selon les lois de composition précédemment définies, le sujet qui s’implique dans une activité de narration biographique est conduit à sélectionner des moments qui font événements dans le cours de la vie, pour ensuite les associer en fonction d’une logique fondée sur le vraisemblable, soit, selon les termes de Ricœur (1983), à partir du principe de concordance et de discordance. Cette sélection des événements marquants advenus dans le présent vivant s’avère drastique lors de l’activité de narration biographique. En effet, potentiellement plus la durée de la période de vécu saisie s’étend, plus l’intensification de la sélection des événement retenus pour l’activité de composition s’accroît. Les travaux de Baudouin (2010) portant sur les régimes cinétiques des textes posent précisément le problème. Son étude, conduite à partir d’un corpus de vingt-deux récits autobiographiques, présente différents exemples permettant d’étudier la vitesse du temps narré et ainsi de caractériser différents régimes narratifs.

TABLEAU 2 PROCEDES NARRATIFS ET VARIATIONS CINETIQUES DU RECIT 

Pause Action suspendue Important facteur de ralentissement
Scène Action narrée Facteur de ralentissement
Sommaire Actions résumée Facteur d’accélération
Ellipse Action omise Important facteur d’accélération

Source : Baudouin (2010, p. 419).

Le Tableau 2 ci-dessus, proposé par Baudouin et inspiré des travaux de Gérard Genette (1972), formalise quatre modes de composition du récit à différencier selon le régime cinétique4 des récits autobiographiques : la « pause », dont la caractéristique est de suspendre le déroulement et d’accueillir une séquence de description plus ou moins détaillée ; la « scène », qui maintient à l’équilibre la temporalité du récit descriptif et celle de la narration biographique permettant le récit de l’histoire ; le « sommaire », dont la fonction est d’opérer la conjonction entre les différentes séquences du texte ; l’« ellipse », qui constitue un temps occulté au cours du récit. Selon l’étude de Baudouin, ces quatre « figures de composition » se conjuguent lors de l’activité « bionarrative » et évoluent selon une dynamique de ralentissement ou d’accélération au gré des événements narrés et des processus d’association produits par le narrateur. La codépendance entre l’agencement temporel des faits et la configuration par association logique lors de la mise en récit est au cœur du travail d’interprétation (MICHEL, 2017). Les phénomènes de ralentissement ou de condensation détectés par Baudouin (2010) peuvent ainsi être compris comme les signes d’une attention particulière, du point de vue du narrateur, à certains événements qui lui semblent fondateurs ou déterminants pour comprendre le sens de l’existence et les directions qui l’orientent. En d’autres termes, ces effets de ralentissement ou de condensation témoignent, dans le récit, du niveau de détail tenu pour nécessaire, du point de vue du narrateur, pour que le récit soit à la fois complet, cohérent et fidèle.

LA DESCRIPTION MICROPHÉNOMÉNOLOGIQUE : DILATATION DU TEMPS ET DYNAMIQUES D’ÉLUCIDATION

Le régime de la description microphénoménologique procède, à l’inverse de la narration biographique, d’une dynamique de dilatation du temps vécu du fait de la mise en mots détaillée qu’elle génère. Avant d’examiner les effets de découvrement des modes de donation de l’expérience (ZAHAVI, 2010) et d’élucidation des processus inférentiels qu’il rend possible, plusieurs points théoriques et méthodologiques méritent d’être précisés. En effet, selon une distinction classique en narratologie (ADAM, 2015), la différenciation des régimes descriptifs et narratifs s’opère à partir du caractère temporalisé ou non de la mise en mots. La description est généralement associée aux procédés dits d’énumération et d’inventaire, ce qui suppose une « mise hors circuit » de la dynamique de succession qui régit la narration. Ainsi, tandis que la description différencierait les aspects d’un phénomène pour les décrire en détail, la narration procéderait à l’inverse, par configuration, en associant ces aspects pour générer une synthèse qui, dans le cadre du récit biographique, constitue l’histoire de vie. S’il est juste de définir la narration du vécu comme « une activité visant la mise en mots temporalisée du vécu », il est également possible de considérer que toute description, lorsque l’expression s’édifie à partir d’un vécu spécifié dont la vitalité expérientielle est maintenue, est nécessairement temporalisée. Ce qui varie alors n’est pas la référence à partir de laquelle s’édifie la mise en mots mais l’empan temporel du vécu de référence qui passe au langage et la granularité à partir de laquelle elle s’opère.

Il reste alors à caractériser les effets de ce régime de la mise en mots qui procède par réduction extrême de l’empan temporel du vécu de référence pour ensuite le fragmenter en microséquences, en maintenant le principe de succession temporelle. Le processus de dilatation s’opère alors lorsque la durée du temps narré dépasse celle du temps vécu, rendant alors possible d’explorer ce que Petitmengin (2010) nomme les couches de vécu. Cette activité de fragmentation s’établit par des actes et des gestes précis, mis au jour et finement documentés par Vermersch. Si son premier ouvrage (VERMERSCH, 1994) est alors profondément enraciné dans les théories de la prise de conscience piagétienne (PIAGET, 1974), il va dans les années qui suivent cette première parution initier des dialogues fructueux avec les courants de la phénoménologie descriptive (DEPRAZ, 2012) et les théoriciens de l’autopoïèse en sciences cognitives (VARELA ; THOMPSON ; ROSCH, 1993). Cette jonction interdisciplinaire se concrétisera dans l’ouvrage collectif intitulé dans sa version anglaise On becoming aware (DEPRAZ ; VARELA ; VERMERSCH, 2011). Entre 1994 et 2012, date de sortie du second ouvrage intitulé Explicitation et phénoménologie (VERMERSCH, 2012), un paradigme dit de la description phénoménologique du vécu a émergé. L’entretien d’explicitation, en passe d’être renommé « entretien microphénoménologique » (DEPRAZ, 2020), s’est constitué comme méthode permettant l’étude phénoménologique et expérientielle du vécu selon des procédés descriptifs réglés, analysables et reproductibles (PETITMENGIN ; BITBOL ; OLLAGNIER-BELDAME, 2015).

La caractéristique de la description microphénoménologique est de décrire des vécus singuliers (1) en procédant par fragmentation (2) afin d’aboutir à une mise en mots détaillée (3) et ainsi accéder à la dimension « anté-synthétique » de l’expérience, afin d’en décrire les composantes (4). L’élucidation caractéristique de la description résulte en effet de la mise en suspens de l’intentionnalité. En favorisant le régime du constatif les forces performatives caractéristiques de la narration (LAUGIER, 2000) sont mises hors-jeu :

Décrire, c’est mettre hors-jeu la formulation des causes des phénomènes en faveur du compte rendu de ce qui est remarqué. D’où la préférence accordée au “comment” plutôt qu’au “pourquoi” ou au “quoi”, i.e. aux manières d’être, aux modalités de présence, aux qualités du vécu et aux processus d’émergence des phénomènes. (DEPRAZ, 2014, p. 136)

Décrire procède ainsi d’une mise en suspens provisoire des dynamiques causales caractéristiques de l’interprétation lors de la narration biographique, ce qui permet de décrire les dimensions qualitatives et expérientielles du vécu à partir de l’accès aux modes de donation (MERLEAU-PONTY, [1945]/1976). La méthode vise l’appréhension granulaire du vécu de référence dont la durée peut s’étendre de quelques minutes à quelques heures, l’enjeu étant de faire passer au langage les dimensions perceptives, corporelles et sensibles : phénomènes ambiants, sensations, perceptions diffuses, états affectifs, etc. Ainsi, le régime de puissance de la description est à situer dans la capacité générée de faire passer au langage les aspects du vécu avant qu’ils soient fondus dans les synthèses perceptives. Il est ainsi possible de considérer que la description microphénoménologique saisit le vécu « anté-synthèse » et cherche à mettre au jour la singularité de chacun de ses aspects (perception corporelle, processus cognitifs, ambiances ressenties, etc.) ainsi que les processus qui en permettent la fusion. Cette capacité accordée à la description microphénoménologique d’accéder aux dimensions qualitatives et aspectuelles du vécu participe d’une dynamique d’élucidation, soit de compréhension des microprocessus qui déterminent les modes de donation de l’expérience et qui produisent la densité qualitative, synthétique et expérientielle des moments de vie éprouvés. Ainsi, s’il est possible de considérer que la narration biographique crée les conditions d’une relecture et d’un examen des procédés de configuration du vécu, pour ce qui concerne la description phénoménologique, elle génère des effets d’élucidation sur les modes de donation du vécu. Entre relecture et élucidation, les dynamiques de réciprocité des régimes narratifs de la description microphénoménologique et de la narration biographique peuvent maintenant être examinées de manière empirique.

SE FORMER AUX PROCÉDÉS POUR LA CONDUITE DE L’ENQUÊTE NARRATIVE

Au cours des sections précédentes, il a été précisé deux principes de réciprocité pour penser l’activité narrative : le premier porte sur la réciprocité entre les lois de constitution des « points de vue du sujet sur le monde » et celles de la composition du récit de soi ; le second porte concrètement sur les modes de constitution du récit et interroge les rapports dialectiques entre temps vécu et temps narré. Ces éléments étant caractérisés, ils peuvent être examinés dans leurs usages et effets.

Deux plans peuvent être ici différenciés : celui de l’éthique et celui du méthodologique. Sur le plan éthique, la question posée comporte deux éléments : d’une part les effets vécus pour les personnes qui s’engagent dans un travail narratif, que cela soit dans une visée de recherche ou dans une visée de formation ; d’autre part l’appréhension nécessaire par le chercheur ou le référent de la formation pour accompagner un sujet ou un collectif au cours de l’activité narrative. Concernant le domaine du méthodologique, la question posée est d’ordre pratique et technique : il s’agit de caractériser les procédés - actes et gestes - par lesquels l’activité narrative peut trouver des modulations en variant entre la narration biographique et la description phénoménologique, afin de générer des processus de compréhension et de caractériser de nouvelles formes de connaissances.

L’éthique narrative suppose un principe de prudence du fait des effets vécus lors du passage de l’expérience au langage au cours de la narration et des transformations de perspectives de sens générées par l’examen des rapports de causalité tenus pour vrais lors des premières mises en récit du vécu. C’est notamment l’objet du travail de formation par les histoires de vie (LAINÉ, 2004) que de faire l’expérience de la narration à partir de l’expression en première personne pour faire l’épreuve du récit, en appréhender les dimensions concrètes, réfléchir au sein d’un collectif les effets vécus, constater leurs prolongements dans le temps. Le courant des histoires de vie en formation, qui appréhende les pratiques narratives comme une approche, une méthode et une pratique de formation et d’autoformation, s’est ainsi structuré à partir du début des années 1980 en France (PINEAU ; MARIE-MICHELE, 1983) en Europe (SLOWIK ; BRETON ; PINEAU, 2020; MONTEAGUDO, 2008), au Canada, au Brésil (SOUZA, 2008), en Asie (BRETON, 2019b). Le dispositif de formation proposé aux adultes peut être décrit de la manière suivante :

  • la première phase est celle de la définition du cadre et de la contractualisation avec le collectif d’adultes s’impliquant dans le dispositif de formation par la narration biographique : règles de fonctionnement du collectif (entre quinze et vingt personnes), définition des enjeux, confidentialité des propos, propriété des écrits… ;

  • phase 2 : implication dans le travail réflexif et narratif en sous-groupes, à partir d’un premier récit individuel, court et thématique ;

  • phase 3 : première thématisation au sein du collectif et retour réflexif sur les effets vécus. Présentation du travail en intersession : écrire son récit de vie, selon la démarche autobiographique, en vue d’une socialisation au sein du collectif ;

  • phase 4 : écriture du récit de vie, chez soi, à partir de la temporalisation des événements et des faits advenus au cours de l’existence ;

  • phase 5 : socialisation par chacun de son récits au sein du collectif et vécu partagé de l’épreuve de la réception narrative ;

  • phase 6 : retour réflexif sur les effets vécus et les processus de compréhension résultant de l’écriture du récit de vie, de son expression « en première personne » au sein d’un collectif, de la réception des récits de vie d’autrui. Travail de thématisation à l’échelle du collectif sur les processus et phénomènes transverses et communs aux différents récits exprimés et socialisés.

Cette approche de la formation par les récits a pour effet d’accompagner le travail de narration biographique, d’en penser les effets, les méthodes, les théories et pratiques, à partir d’une dynamique d’immersion visant l’exploration du vécu à l’échelle individuelle et collective rendue possible par l’alternance des temps d’expression du récit de soi et de réception des récits d’autrui. Au cours de la formation cette dynamique collective comprend des temps de synthèse, rendant possibles l’examen du dispositif d’accompagnement, la formalisation des procédés, la thématisation des éléments transverses aux récits individuels. Cette démarche permet ainsi de forger une éthique narrative en conjuguant les deux principes énoncés précédemment : vivre l’épreuve du récit pour en mesurer les effets dans le temps, afin de développer une prudence lors de l’accompagnement de la démarche, que celle-ci soit mise en œuvre dans un contexte de formation ou de recherche ; connaître expérientiellement la démarche et ainsi disposer des ressources pour appréhender et comprendre les savoirs et les connaissances qui circulent au travers des récits.

Concernant l’aspect méthodologique, le dispositif de formation, dont les étapes ont été précédemment décrites, peut comprendre différents ateliers dont l’un des enjeux est d’accompagner le développement des capacités narratives (BRETON, 2019a) en visant la mise en mots selon différentes échelles temporelles. Un atelier peut par exemple viser la narration d’une période de vulnérabilité vécue caractérisée par l’irruption d’une maladie dans le cours de la vie. Cette période pourra être mise en mots et narrée à partir de ses prémices jusqu’à son intégration (toujours précaire) dans la vie quotidienne. Nous avons consacré deux articles récents à la description des procédés et des passages caractéristiques de la variation des régimes narratifs au cours de la mise en mots de l’événement maladie (BRETON, 2018, 2020a). Une manière de procéder, en amorçant le récit par une narration biographique pour aller graduellement vers une description détaillée du vécu, consiste à procéder par fragmentation graduelle du discours. Ainsi, le Schéma 2 ci-dessous, qui résulte d’un travail de temporalisation du vécu,5 prépare la narration biographique en identifiant les moments saillants survenus au cours d’une période de huit mois environ.

Source : Breton (2020b, p. 5).

SCHÉMA 2 TEMPORALISATION D’UNE PERIODE DE VULNERABILITE VECUE AU COURS 

Selon ce schéma, l’activité de temporalisation du vécu peut procéder d’une démarche de fragmentation à partir de laquelle des périodes et des moments sont identifiés dans le cours de la vie. Ainsi, le vécu appréhendable pour la mise en mots peut comporter différentes échelles :

  • l’échelle de la vie, ce qui suppose alors pour en appréhender narrativement l’expérience de produire un récit qui saisisse l’expérience dans sa continuité depuis la naissance ;

  • l’échelle de la période de vulnérabilité vécue, rendant alors nécessaire de focaliser lors de la mise en mots sur un empan de huit mois durant lequel survient l’événement maladie ;

  • l’échelle d’un moment, au cours de la période mise au jour dans le Schéma 2, ce qui fait alors entrer l’activité narrative dans le régime de la description, comme par exemple lorsque la mise en mots va chercher à décrire, lors du moment 2, les effets vécus lors de la réception du diagnostic ;

  • l’échelle de l’instant, si le focus est donné sur les perceptions d’ambiance et les micromoments de rupture des dynamiques d’anticipation vécues lors de l’instant précis où la compréhension des conséquences de l’annonce du diagnostic du médecin s’opère.

Le sujet engagé dans le travail narratif doit donc produire des choix au cours de la mise en mots, afin de statuer sur le niveau de détail pertinent dans le cadre de son récit ou de certains de ses épisodes, chacun de ces niveaux ayant des effets sur la nature du texte qui en résulte et sur les données ainsi générées. Le maintien d’une capacité de variation lors de la mise en mots suppose cependant de disposer d’indicateurs, de critères et de la maîtrise de procédés, afin que la granularité puisse s’affiner ou se massifier en fonction de l’expérience vécue et des modalités à partir desquelles elle doit être dite et narrée pour le sujet. Ces éléments relatifs à la modulation de la mise en mots au cours du passage de l’expérience au langage font l’objet d’un examen précis dans différents travaux (BRETON, 2016; VERMERSCH, 2012). En fonction de ce travail d’enquête sur le vécu et des données ainsi produites, le travail de relecture et d’analyse peut alors interroger : les procédés et logiques qui produisent l’ordonnancement de la succession des faits dans le temps (1) ; les processus inférentiels qui génèrent les rapports de causalité et les relations logiques tenues pour vrai par le narrateur sur les faits entre eux (2) ; les structures narratives qui en résultent et qui orientent les schémas d’interprétation de l’expérience (3). Nous en proposons l’examen dans la section suivante, à partir d’un extrait de récit, et en interrogeant le statut de la connaissance générée, selon une dynamique croisée entre les dynamiques de formation de soi et celles de constitution de connaissances. Ainsi, nous choisissons de répondre aux interrogations épistémologiques formulées dans les premières sections de cet article en pensant le statut de la connaissance à l’interface de la formation et de la recherche en sciences humaines et sociales.

L’ENQUÊTE NARRATIVE EN SCIENCES SOCIALES : UNE ANALYSE DU RÉCIT EN QUATRE ÉTAPES

La démarche de l’enquête narrative, lorsqu’elle est mobilisée dans un contexte de formation, vise à produire des effets de compréhension pour le narrataire qui produit son récit et pour les membres impliqués dans le dispositif des histoires de vie en formation, qui font l’expérience de l’expression et de la réception du récit de soi. Cependant, l’enquête est également une méthode pour produire des connaissances sur l’activité narrative et ses procédés, voire, comme cela est le cas notamment en sociologie, pour comprendre des phénomènes sociaux à partir des récits de vie. L’enquête narrative peut être située à l’interface de la formation de et la recherche, notamment pour les raisons suivantes :

  • la démarche, qu’elle soit initiée en contexte de formation ou dans un contexte de recherche, procède d’un premier passage, celui de l’expérience au langage (soit la mise en mots du vécu), pour s’accomplir dans un second, celui de la configuration du récit, qui peut prendre la forme d’un discours oral ou d’un texte. Ainsi, dans les deux cas, l’activité narrative procède d’une dynamique d’expression en première personne qui s’accomplit par la socialisation du récit, dont le destin est alors d’être co-interprété de manière dialogique ;

  • le travail narratif, qu’il soit conduit dans le cadre d’un travail de formation ou d’un travail de recherche, participe d’une dynamique de relecture de l’expérience à partir de laquelle le narrateur transforme le rapport à son vécu. Cette dynamique de relecture suppose une attention au vécu, aux modes de donation de l’expérience et aux dynamiques inférentielles qui configurent le vécu, qui est en droit et en pratique de même nature dans les contextes de formation ou de recherche. Ainsi, se former par les histoires de vie, c’est se comprendre, comprendre biographiquement autrui, et dans le même mouvement développer ses capacités de recherche en sciences humaines et sociales ;

  • les résultats de l’activité narrative, que ceux-ci proviennent d’une dynamique de formation ou de recherche, sont contenus dans un ou des récits qui, dans un contexte de recherche ou de formation, proviennent de l’examen, des mêmes procédés : examen de l’ordonnancement temporel du récit (1) ; examen des liens logiques produits par le narrateur qui configurent le récit (2) ; travail de thématisation à l’échelle de l’histoire (3). C’est cette démarche en trois étapes que nous allons illustrer maintenant, à partir d’un exemple concret. L’enjeu du travail proposé à partir d’extraits de récits est de formaliser une démarche apparentée à un travail d’analyse de contenu, qui soit explicite dans son déroulement et documentée sur les critères qu’elle mobilise. Pour ce faire, un court texte autobiographique est présenté ci-après :

    De retour d’Inde, en 1994, suite à un séjour long de six mois, je commençais par retourner chez mes parents, chez qui une lettre m’attendait. Elle était écrite par le directeur d’un centre social de Tours (France). Il me proposait un rendez-vous pour échanger sur un projet associatif relevant de l’économie sociale et solidaire, et souhaitait me rencontrer dans le cadre de mon recrutement pour un « service ville ». J’étais alors très attendu par les autorités militaires qui souhaitaient m’incorporer afin que je réalise mon service militaire d’une durée d’une année. Mon recrutement pour ce projet associatif me permettrait d’échapper à une intégration dans l’armée qui s’annonçait difficile. Je pris donc rendez-vous, malgré le fait que la lettre m’avait été adressée trois mois auparavant. Quinze jours plus tard, j’obtins un rendez-vous durant lequel, dans un premier temps, je pris bien soin de mettre en avant mes compétences dans le domaine de l’éducation populaire. Au bout de trente minutes, mon interlocuteur m’indiqua que ce je disais était intéressant, mais qu’il avait souhaité me rencontrer car il pensait que je disposais de compétences en management et gestion. J’avais intentionnellement occulté cette part de mon profil professionnel car je pensais que, dans ce contexte, cela me desservirait. Je dus donc m’arrêter et transformer mon discours. Je fus ensuite recruté, ce qui me permit de m’investir dans un projet de création d’une structure d’aide à l’insertion sociale par la mobilité : location de cycles, puis de motocycles à très bas prix pour les personnes sans ressources, via la récupération et l’autoréparation. Après trois années d’exercice, ce qui me fit passer du statut de porteur de projet à celui de responsable d’une structure associative (et ce qui me permit également d’obtenir un DESS et un DEA en sciences de l’éducation), la structure associative étant créée et deux recrutements effectués, je démissionnai de cet emploi pour repartir au Japon, puis en Inde, pour un second voyage long, de près d’une année. Je venais d’accomplir la première étape de ma vie professionnelle.

À partir de ce court récit (336 mots), qui couvre une période de trois années de vécu, la démarche d’analyse peut s’organiser en trois étapes.

  • Première étape : l’entrée dans l’analyse peut s’amorcer par l’examen des dynamiques de réciprocité entre les processus de temporalisation des faits et ceux participant de la configuration du récit. Cela suppose d’établir un premier repérage de la succession des événements qui fondent le récit. Ainsi, l’analyse de la structure temporelle du récit proposé est la suivante :

  • Deuxième étape : examiner les relations dialectiques à l’œuvre entre le principe de succession temporelle du vécu et les dynamiques d’association régies par le travail inférentiel qui tient les faits dans une histoire contenue dans le récit. Ainsi, le repérage des moments marquants du récit, de ce qui est nommé par le narrateur « la première étape de la vie professionnelle », constitue le premier acte du travail d’analyse de contenu. La brièveté du texte proposé peut donner l’impression faussée d’un caractère simple de cette première opération. Elle est en effet bien plus complexe lorsque le récit porte sur la totalité de l’existence et qu’il s’étend sur des dizaines de pages, comme cela est le cas pour les récits biographiques ou autobiographiques. Trois critères peuvent cependant être retenus, à partir du récit proposé, pour la conduite de cette première opération : le repérage et l’examen des événements marquants (1) ; l’identification des événements restés minorés, voire absents du récit (2) ; le rythme au cours de la succession de la survenue des faits (3). L’examen croisé de ces facteurs permet ainsi de documenter ce qui du point de vue du narrateur fait événement dans le flux du vécu (1), s’inscrit dans une dynamique de continuité (2), préfigure et signale l’attribution par le narrateur d’inférences causalistes (3).

    Critères pour l’analyse de contenu relative au principe de succession temporelle : la recension des événements advenus dans le cours du vécu (critère 1) : cinq événements sont identifiés dans l’extrait présenté. Quels sont les moments restés dans « l’ombre narrative » (critère 2) ? Quel est le niveau de détail requis et pertinent pour l’exploration par la mise en mots de chacun de ces moments (critère 3) ? Le deuxième critère permet de constater ce qui est tenu pour nécessaire, du point de vue du narrateur, pour que le récit soit complet.6 Le troisième critère permet de constater, par comparaison, l’importance donnée par le narrateur à chacun des moments saillants du récit. Il informe sur la structure de l’intrigue qui fonde le récit et caractérise le mode de constitution sur le point de vue.

  • Troisième étape : examiner les processus inférentiels et la nature des rapports logiques qu’ils permettent d’établir dans le récit. L’exposition des faits tels qu’ils sont relatés dans le récit a pour effet de présenter une histoire qui, du point de vue logique, manifeste une forme d’évidence. Pour Ricœur, les rapports de causalité qui associent les événements advenus de manière successive dans le cours de la vie procèdent d’un principe de concordance produit à partir du vraisemblable. Ainsi, il est possible d’interroger, dans le cadre du travail d’examen des modes de composition du récit de soi, les dynamiques inférentielles à partir desquelles les rapports de causalité entre les faits sont produits. La production des relations causales au cours de l’activité narrative peut s’imposer au narrateur sur le mode de l’évidence et du naturel, selon une dynamique inférentielle donnant le primat à la déduction à partir d’un sens déjà là et de critères fondant l’interprétation non examinés. Cependant, l’activité de relecture peut être l’occasion d’un examen critique des relations causales qui fondent le caractère organique et logique du récit : faut-il par exemple compléter l’inventaire des faits et événements ayant droit d’existence dans le récit ? Faut-il expliciter les critères qui, du point de vue du sujet, participent de l’édification du principe de concordance et produisent les perceptions d’évidence ou de vraisemblable dans le texte.

    Critères pour l’analyse de contenu à partir des dynamiques inférentielles : dans le récit présenté, différents types d’inférences sont produites, même si le texte apparaît à première vue très descriptif. En voici trois exemples : du point de vue du narrateur, le texte permet de mettre en mots une période de vie qui se présente comme un tout, intitulée : « première étape de la vie professionnelle » (exemple 1). Du point de vue du narrateur, une suite logique est exprimée dans la succession des faits suivants : réception de la lettre, entretien de sélection, compréhension des enjeux de l’échange, ajustement des procédés d’argumentation, accès au poste (exemple 2). Du point de vue du narrateur, cet enchaînement des faits crée les conditions nécessaires pour qu’un sentiment d’accomplissement s’affirme, ouvrant droit à un passage vers une période de changement (exemple 3). Ainsi, il est possible d’avancer la proposition suivante : la définition des bornes temporelles de la période résulte d’une forme d’abduction qui s’accomplit au moment de la mise en mots et de la configuration du récit. Pour le deuxième exemple, l’inférence est déductive, la procédure de recrutement étant formalisée selon des étapes génériques dont le respect sert de critère pour composer le récit et en indiquer une dynamique. Concernant le troisième exemple, l’inférence est transductive, par analogie du sens perçue durant la période narrée et la suite de la dynamique de vie.

  • Quatrième étape : thématiser sur l’expérience, entre contenus, processus et matrices. L’activité narrative, du fait de la dynamique de déstructuration/restructuration (FERRAROTI, 1983, p. 50) produite par les procédés de saisie du vécu, d’écriture et de relecture, met en suspens le sens déjà là et fait entrer dans l’enquête selon deux plans : les contenus de l’expérience ; les inférences qui sont produites afin que la continuité expérientielle vécue soit mise en mots et s’inscrive dans des schémas narratifs qui permettent la constitution du récit de soi.

Source : Auteur.

SCHÉMA 3 TEMPORALISATION PAR MISE EN SUCCESSION DES EVENEMENTS DU RECIT 

TABLEAU 3 METHODE DE RELECTURE DES RECITS AU COURS DE L’ENQUETE BIOGRAPHIQUE 

CONTENUS DE L’EXPÉRIENCE
Recension des événements advenus dans le cours du vécu
PROCESSUS INFÉRENTIELS ET CONFIGURATION DU VÉCU
Examen des inférences qui produisent les rapports de causalité
MATRICES NARRATIVES STRUCTURANTES DU RÉCIT
Thématisation des contenus et des processus narratifs
• Contexte : date, lieu, déroulement
• Critère 1 : degré de complétude de l’inventaire des faits
• Critère 2 : granularité de la mise en mots
• Déduction/induction
• Transduction/abduction
• Thèmes organisateurs du récit
• Primat interprétatif : du vague au déterminé

Source : Auteur.

Selon la démarche proposée, une manière d’appréhender les données produites par l’enquête narrative selon une perspective de recherche d’ordre compréhensif (FINGER, 1984) et qualitatif (BERTEAUX, 2016) peut comporter quatre étapes : examen des processus d’instauration de la successivité des faits (1), analyse des inférences produisant la continuité expérientielle (2), étude des dynamiques inférentielles générant les rapports de causalité (3), analyse dynamique des structures narratives qui configurent le récit de soi (4). Ces quatre étapes nous apparaissent pertinentes pour caractériser, dans les contextes de formation des adultes, les processus qui génèrent des effets transformateurs. Elles le sont également pour fonder des connaissances dans le domaine des sciences de l’esprit, soit des sciences humaines et sociales.

EN SYNTHESE

L’enquête narrative a été définie dans cet article en relation avec une épistémologie. En examinant les effets générés dans les domaines de la formation d’adultes et des sciences sociales de la variation des régimes narratifs sur les processus de compréhension et de formalisation de connaissances, les effets de la narration du vécu ont été précisés. La poursuite des travaux sur la fonction et la puissance de l’enquête narrative s’inscrit dans un espace de discussion à l’interface des sciences de l’éducation et de la formation, des sciences du langage, des approches qualitatives en sociologie. Ainsi, si la notion d’enquête narrative a fait l’objet de travaux importants visant à situer cette approche dans le domaine de la recherche qualitative (DENZIN, 1989; CLANDINI ; CONNELLY, 2000), elle doit néanmoins également faire l’objet d’un travail particulier qui est à situer à la croisée des dynamiques de formation, de compréhension et de constitution de connaissances, à partir des travaux provenant de l’herméneutique, de la phénoménologie descriptive et de la formation expérientielle. Ce texte se veut contributif de l’émergence d’un espace de recherche sur les régimes de puissance du récit pour les processus de formation de soi et de constitution de connaissances dans le domaine des sciences humaines et sociales.

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2SIMONDON, Gilbert. L’individuation psychique et collective. Paris: Aubier, 1989.

3Voir ici la note de Cremonesi et al. : « Dans la leçon du 10 février 1982, en utilisant une expression de Plutarque, Foucault précise que, dans le cadre de l’ascèse philosophique antique, ce qui est décisif est le caractère “éthopoïétique” ou non du savoir : lorsque le savoir fonctionne de telle manière qu’il est capable de modifier, de transformer l’éthos - c’est-à-dire la manière d’être, le mode d’existence de l’individu - , alors et seulement alors il est considéré comme utile » (2013, p. 18).

4Baudouin (2010, p. 413) définit les « régimes d’économie cinétique d’un texte » de la façon suivante : « Le “rapport” entre une quantité chronique et un nombre de caractères permet d’établir de manière empirique des “régimes d’économie cinétique”».

5Le Schéma 2 reprend un travail d’examen d’un vécu dit d’errance thérapeutique éprouvé par l’auteur. Il a été produit et présenté dans le cadre d’une étude portant sur le travail narratif et les aspects particuliers de la mise en mots de l’expérience de la vulnérabilité (BRETON, 2020a).

6Voir ici Ricœur (1983, p. 85) : « L’une après l’autre, c’est la suite épisodique, et donc l’invraisemblable ; l’une à cause de l’autre, c’est l’enchaînement causal et donc le vraisemblable. Le doute n’est plus permis : la sorte d’universalité que comporte l’intrigue fait sa complétude et sa totalité ».

Received: March 08, 2020; Accepted: July 12, 2020

TRADUÇÃO DE Camila Aloisio AlvesII http://orcid.org/0000-0002-3477-0367

II

Faculdade de Medicina de Petrópolis (FMP), Petrópolis (RJ), Brasil; camila.aloisioalves@gmail.com

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