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versión impresa ISSN 0104-4060versión On-line ISSN 1984-0411

Educ. Rev. vol.36  Curitiba  2020  Epub 11-Feb-2020

https://doi.org/10.1590/0104-4060.69771 

DOSSIER

Le corps enseignant face aux politiques d’éducation prioritaire en France: Formation, entrée dans le métier et trajectoires professionnelles1

Maíra de Araujo Mamede* 
http://orcid.org/0000-0003-1975-4518

*Université Paris-Est Créteil. ESPE de Créteil - UPEC/ Laboratório CIRCEFT-ESCOL. Maître de Conférences en Sociologie (19ème section CNU) depuis septembre 2012. E-mail: maira.mamede@u-pec.fr. https://orcid.org/0000-0003-1975-4518.


RESUMÉ

Dans cet article, nous proposons à partir d’une étude bibliographique une discussion sur les caractéristiques du corps enseignant en France, à la lumière de politiques de formation et d’entrée dans le métier. Nous traitons des spécificités du contexte français, notamment par rapport à sa constitution et du rapport étroit de l’institution scolaire avec la démocratisation, à la fois d’un point de vue pédagogique et politique, pour mieux examiner la manière dont cela intervient sur la composition du corps enseignant, sa formation et son recrutement actuels. En effet, les différentes configurations qu’a connues son système de formation des enseignants sont le miroir des différentes configurations du système éducatif lui-même, et font que, dans un jeu de transformations et continuités, la formation actuelle s’explique en partie par les agencements institutionnels précédents. Il apparaît que, malgré l’unification du système, sous la bannière de la dénomination Éducation Nationale, le corps enseignant apparaisse comme étant peu unifié d’un point de vue sociologique, avec des variations liées à la fois au niveau d’enseignement mais aussi au contexte d’exercice du métier.

Mots-clé: Politiques éducatives; Formation enseignante; Démocratisation; Métier enseignant

RESUMO

Neste artigo, propomos, a partir de um estudo bibliográfico, uma discussão sobre as características do corpo docente na França, com foco nas políticas de formação e de entrada no ofício docente. Trataremos das especificidades do contexto francês, especialmente em relação a constituição do sistema de ensino, intimamente ligada à democratização, tanto no sentido pedagógico quanto político, para examinar melhor a maneira como elas intervêm na composição do corpo docente, na formação e no recrutamento atual. Efetivamente, as diferentes configurações da formação docente refletem as diferentes configurações do próprio sistema educativo. Essas políticas fazem com que, num jogo de transformações e continuidades, a formação atual se explique parcialmente através dos agenciamentos institucionais precedentes. Percebe-se que, apesar da unificação do sistema, por detrás da denominação Educação Nacional, o corpo docente seja pouco unificado de um ponto de vista sociológico, com variações ligadas tanto ao nível de ensino quanto ao contexto de exercício.

Palavras-chave: Políticas educacionais; Formação docente; Trabalho docente; Democratização

ABSTRACT

In this paper, we propose a bibliographic study of the characteristics of the teaching profession in France, related to teacher education policies and the ways beginners enter the profession. We discuss the specificities of the French context, particularly with regard to its constitution and the close relationship between school and democratization, both from a pedagogical and political point of view, in order to better examine how these specifici ties interferes in the composition of teachers as a social group, training and recruitment. Different configurations of teacher education seem to reflect the various configurations of the education system itself and in a game of transformations and continuities, the current teacher education is explained partially by previous institutional arrangements. It appears that, despite the unification of the system, under the banner of the National Education, the teaching body appears to be less unified from a sociological point of view, with variations related to both the level of education and the context of the exercise of the profession.

Keywords: Educational policy; Teacher education; Teaching; Democratization

En France la scolarisation est assurée de façon massive par l’école publique: pour l’année 2016, 86,3% des 6,8 millions d’élèves du primaire étaient scolarisés dans le public, ainsi que 78,8% des 5,5 millions du secondaire (MEN-DEPP, 2017a). Les enseignants qui y travaillent sont majoritairement recrutés sur concours, et sont donc fonctionnaires de l’État, dans un système hautement centralisé (Fons & Meyer, 2005). La centralisation des politiques de recrutement n’implique toutefois pas forcément l’homogénéité du corps enseignant. Bien au contraire, ces politiques, en lien avec d’autres caractéristiques du système éducatif français, participent à la constitution d’un système fortement hétérogène.

La démocratisation scolaire à l’École de la République: homogénéité ou hétérogénéité ?

Le statut de fonctionnaire des enseignants s’explique historiquement par le rôle fondateur de “l’École de la République”, institution aussi politique que pédagogique (Mougniotte, 1997). Cette expression émerge vers la fin du XIXème siècle avec les lois Jules Ferry, par le biais desquelles l’enseignement primaire devient public et gratuit (1881) et l’instruction devient laïque et obligatoire jusqu’à 13 ans (1882). L’école est avant tout une institution publique, au fondement même de la République Française, dont elle est censée diffuser les valeurs et les savoirs. Les Lois Ferry participent à la consolidation de l’État-Nation français, y compris sur un plan linguistique car le français devient la seule langue d’instruction.

Le mouvement de démocratisation scolaire que ces lois entament mérite cependant d’être recontextualisé car la scolarisation des élèves se fait alors dans deux ordres d’enseignement parallèles, le primaire et le secondaire, qui ne signifient pas à ce moment-là une organisation par niveaux d’enseignement. L’ordre du primaire se caractérise par une scolarisation courte, destinée aux enfants du peuple, au sein des écoles primaires élémentaires menant au certificat d’études primaires, qui venait clore une scolarisation de sept ans. L’ordre du secondaire était propédeutique aux études supérieures. Payant, il scolarise les enfants des élites dès les petites classes de lycée (dès l’âge de 6 ans) jusqu’au baccalauréat, pour un parcours total de onze ans de scolarisation. La division entre ces deux ordres parallèles se traduit également dans la formation et le recrutement des enseignants. Deux différences majeures sont à souligner: les enseignants du primaire sont formés à l’École Normale, de niveau secondaire, et recrutés par un concours académique, donc local; les enseignants du secondaire ont une formation disciplinaire à l’Université et sont recrutés par un concours national (Lang, 1999).

L’école normale primaire est la voie privilégiée pour les élèves de milieu populaire ayant de bons résultats scolaires et souhaitant prolonger leur scolarisation. Le recrutement se fait sur concours, au préalable de la formation, en régime d’internat. Ces écoles délivrent une formation à la fois académique et professionnelle (pédagogique) qui donne accès au brevet d’aptitude à l’enseignement élémentaire et à un poste d’instituteur. L’enseignement primaire apparaît ainsi comme un circuit fermé, capable de s’autoalimenter, ce qui ne sera bouleversé qu’avec la forte demande liée à la première explosion scolaire, conséquence du baby-boom de 1946. Un recrutement d’instituteurs post-baccalauréat (donc à la fin de l’enseignement secondaire) devient alors possible. Ces différentes trajectoires aboutissent néanmoins à un seul et même statut: celui d’instituteur ou institutrice.

Le corps des enseignants du secondaire, au plus haut niveau de cette échelle symbolique et disposant d’une forte légitimité, est composé par les agrégés, titre qui existe depuis la fin du XVIIIème siècle et qui sera institutionnalisé via le concours d’agrégation à partir de 1845 (Farges, 2017). Le recrutement via l’agrégation cohabitait avec une voie plus informelle d’insertion professionnelle en tant que répétiteur, dans laquelle on était recruté sans concours et au gré des vacances de postes, sous la responsabilité d’un titulaire (Prost, 2014). Pour les aspirants au métier, c’est une façon d’y mettre un pied, tout en préparant la licence disciplinaire. La formation en licence, pour laquelle certains obtenaient une bourse, est une formation éminemment académique, avec quelques brefs éléments de formation pédagogique, sous la forme d’un stage d’observation et de conférences avant le concours.

Les agrégés sont majoritaires dans le secondaire jusqu’à la période qui suit la 2nde Guerre Mondiale, mais cohabitent avec des licenciés (titulaires d’une licence universitaire) et des bacheliers (titulaires d’un baccalauréat, diplôme obtenu à la fin des études secondaires), qui ont la possibilité d’être titularisés dans leur poste. Avec la première explosion scolaire, à la moitié du XXème siècle, et une forte demande d’enseignants du secondaire, est créé le Certificat d’Aptitude au Professorat de l'enseignement du second degré (CAPES), concours disciplinaire ouvert aux licenciés, qui vient institutionnaliser le statut de certifié. Les agrégés deviennent minoritaires, les certifiés majoritaires. Les oscillations de la demande scolaire, au gré des vagues démographiques, sont compensées par un vivier d’enseignants contractuels ou chargés de cours. En plus de cette hétérogénéité en termes de trajectoires et de statuts, il y a l’hétérogénéité entre les disciplines, filières (générale, technologique et professionnelle) et établissements (collège, lycée, professionnel, classes préparatoires), le paysage du secondaire se caractérisant par une très grande pluralité (Farges, 2017).

L’unification à partir du collège unique: ruptures et continuités

Le dépassement d’une organisation en deux ordres scolaires parallèles par l’unification du système autour d’un seul et même parcours jusqu’à la fin du premier cycle d’études secondaires se fait par la mise en œuvre du collège unique, avec la loi Haby (1977). Les termes enseignement primaire et secondaire passent alors à désigner deux étapes successives de la scolarisation, le primaire qui comprend l’école maternelle (3 ans) et l’école élémentaire (5 ans) et le secondaire qui comprend le collège (4 ans) et le lycée (3 ans). La mise en œuvre du collège unique marque le début de la seconde explosion scolaire (Chauvel, 1998; Poullaouec & Lemêtre, 2009), période pendant laquelle l’institution scolaire passe à accueillir l’ensemble de son public dans une perspective de scolarisation longue et notamment le public qui était avant destiné à une scolarisation courte, composé de non-héritiers (Bourdieu & Passeron, 1964). C’est avec l’unification que l’idéal méritocratique de l’école française est mis en question avec l’émergence de l’échec scolaire comme phénomène socialement marqué (Isambert-Jamati, 1985). Il devient alors évident qu’il ne suffit pas de scolariser tous les élèves dans un seul et même parcours pour que les chances soient redistribuées (Dubet et Duru-Bellat, 2004). Avec l’objectif de rééquilibrer les inégalités scolaires sont créées les Zones d’Éducation Prioritaire en 1981 par Alain Savary.

En quoi l’unification du système influe-t-elle sur la formation des enseignants ? A moyen terme, elle se traduit par la création en 1989 des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), centralisant au sein d’une même institution la formation de tous les enseignants, premier et second degré, avec, en corollaire, un changement de statut pour les premiers: le corps des instituteurs cède la place à celui de professeurs des écoles. Cet alignement statutaire est accompagné d’un alignement du nombre d’années d’études supérieures nécessaires au recrutement de tous les enseignants d’au moins trois années d’études universitaires aussi bien pour le CAPES que pour le Concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE). Malgré cette unification, des différences persistent, notamment la coexistence de deux corps d’enseignement secondaire, les certifiés et les agrégés, pour lesquels une année d’études universitaires supplémentaire est nécessaire avant le concours.

Ces différences statutaires se traduisent également par des régimes de travail différents: 27 heures de travail auprès des élèves pour les enseignants du primaire, 18 heures pour les enseignants certifiés du secondaire et 15 heures pour les enseignants agrégés du secondaire (qui peuvent aussi enseigner à l’université). Les agrégés sont donc mieux payés, pour moins d’heures de cours. Une autre différence perdure concernant les dominantes pédagogiques dans la formation au 1er degré et disciplinaire dans celle au 2nd degré (Isambert-Jamati, 1990). L’unification institutionnelle ne suffit pas à dépasser les contraintes historiques et statutaires.

Avec la mise en place des IUFM, la formation se déroule sur deux années, après les trois années d’études universitaires. La première année en IUFM, à la fin de laquelle est placé le concours, est destinée à la préparation de celui-ci et à des stages accompagnés. Suite à l’obtention du concours, les étudiants deviennent fonctionnaires stagiaires et, outre la formation théorique, ont 12 semaines de stage en responsabilité, réparties en trois stages d’une durée de quatre semaines chacun. Lors de ces stages, les étudiants sont amenés à exercer dans les trois cycles qui composent le primaire.

Plus récemment avec la mastérisation en 2008, la dimension pédagogique de la formation est supprimée, la formation universitaire de 5 ans (bac +5) devient alors condition suffisante pour candidater aux différents concours d’entrée dans le métier. La condition de diplôme satisfaite et le concours obtenu, les enseignants ont la responsabilité d’une classe à temps plein, ce qui présente une rupture importante avec la tradition française d’un recrutement préalable à la formation professionnelle (Prost, 2014). Cette période, bien que brève, introduit l’idée d’un apprentissage du métier « sur le tas » et donc le caractère superflu d’une formation autre que disciplinaire.

Dès 2012 sont créées les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation, réintroduisant une dimension pédagogique et professionnelle à la formation, et revenant à un format plus proche de ce qui était fait auparavant. Aux ESPE, est offerte une fomation de niveau master. A l’issue de la 1ère année, lors de laquelle a lieu une formation disciplinaire et professionnelle, les étudiants passent le concours. En 2ème année, une fois le concours obtenu, les étudiants ont un statut de fonctionnaire stagiaire et, en plus du master, ont la responsabilité d’une classe à mi-temps sur l’année.

La constante depuis la création des IUFM est la progressive augmentation des exigences auxquelles sont confrontés les débutants. Elle apparaît dans le volet académique: augmentation du nombre d’années d’études et rédaction d’un mémoire de fin d’études, d’abord professionnel ensuite scientifique. Elle apparaît également dans le volet professionnel: au lieu des 12 semaines de stage à l’époque des IUFM, ils ont dorénavant la responsabilité d’une classe à mi-temps sur toute l’année, en alternance avec le temps de formation. Ils éprouvent dès lors souvent de réelles difficultés à mener de front les différentes contraintes, professionnelles et académiques (Broccolichi, Joigneaux & Mierzejewski, 2018), qui pèsent sur eux.

Recrutement et affectation: attractivité et stratégies de carrière enseignante

Le recrutement sur concours demeure une constante: de nouveaux enseignants sont recrutés annuellement, le nombre de postes mis au concours étant variable d’une année sur l’autre, en fonction des vagues démographiques (naissances et départs à la retraite), mais également des politiques éducatives plus ou moins favorables au recrutement (Farges, 2017). Depuis les années 2000, on observe des variations importantes du nombre de postes mis au concours, d’abord avec une période de pénurie de postes (notamment 2008-2012), suivie d’une politique ciblée de création de postes (2012-2017), en faveur du primaire, ce qui n’est pas sans impact sur la sélectivité, à considérer également en fonction de l’état du marché du travail (Périer, 2016).

Persiste également la séparation organisationnelle du primaire et du secondaire, qui se répercute sur le recrutement des enseignants: il se fait au niveau local pour le primaire et au niveau national pour le secondaire. Dans le primaire, la concomitance des concours se traduit par une forte concurrence entre les Académies car les candidats doivent choisir au préalable où ils postulent. Cette concurrence, de pair avec le jeu de l’offre en termes de vivier et de la demande en termes des postes à pourvoir, rend les académies inégalement sélectives. Cette inégale sélectivité des académies se concrétise par des ratios candidats/postes très faibles dans les académies les moins attractives: à la session du concours de 2016 il était de 1,3 pour Créteil et Versailles, et de 3,9 pour Bordeaux ou 5 pour Clermont-Ferrand (Men/DEPP, 2017)2. C’est pourquoi

[...] la crise de recrutement des enseignants est sectorielle et territoriale dans le premier degré où elle concerne surtout quelques académies "déficitaires" (Amiens, Créteil, Reims, Versailles), quand d’autres restent particulièrement attractives (Bordeaux, Montpellier, Rennes…). L’enjeu d’attractivité prend un caractère plus diffus dans l’enseignement secondaire où elle affecte plusieurs disciplines (Périer, 2016, p. 86).

Pour pallier à cette difficulté de recrutement, à titre exceptionnel, un concours supplémentaire a été mis en place pour Créteil à partir de 2015 et également pour Versailles à partir de 2018, ce qui permet aux candidats de postuler également dans ces académies moins attractives. C’est un moyen de combler le déficit chronique de candidats par l’élargissement du vivier et d’augmenter la sélectivité.

L’inégale attractivité des académies joue également dans le secondaire dans la mesure où l’affectation initiale est liée au classement au concours, les académies les moins attractives et, à l’intérieur de celles-ci, les établissements les moins prisés sont le sort des lauréats les moins bien classés. Cet effet est davantage marqué dans les grands centres urbains où l’on retrouve une plus grande densité de l’offre éducative et, donc, une plus grande concurrence entre établissements (Broccolichi, Ben Ayed, Trancart et al., 2010). Ainsi, des établissements défavorisés tendent à être évités par les enseignants, dès que l’ancienneté leur permet de le faire, ce qui crée une autre forme de ségrégation scolaire, celle entre les enseignants avec une forte concentration de débutants dans certains établissements. Cette concentration d’enseignants avec moins d’expérience dans les régions les plus défavorisées s’observe aussi dans le primaire.

Le déficit de recrutement sur concours est compensé par des recrutements contractuels, y compris dans le primaire qui en était épargné (Farges, 2017), comme recours pour «pallier le problème des postes vacants» (Farges, 2017, p. 51), problème qui traditionnellement concernait surtout le 2nd degré (Périer, 2016). Il n’est pas surprenant que les enseignants contractuels se retrouvent plus souvent dans les postes délaissés par les collègues titulaires et stagiaires ; le recours aux contrats est dès lors plus fréquent en éducation prioritaire. Ils peuvent représenter jusqu’à 9 % du personnel du secondaire dans les communes les plus défavorisées, contre seulement 3 % dans les communes les plus favorisées (Maresca & Poquet, 2003).

Fait suite à l’obtention du concours une année d’exercice en qualité de stagiaire, à la fin de laquelle les débutants sont pour la plupart titularisés3. Des cas de licenciement ou de démission sont plutôt rares4. L’avantage de la stabilité du statut de fonctionnaire conduit ceux qui souhaitent quitter l’enseignement à demander une «mise à disposition», plutôt qu’à démissionner, ce qui peut masquer les sorties. On constate néanmoins une forte hausse du taux de démission de stagiaires, qui a triplé dans le primaire5 et doublé6 dans le secondaire dans une très courte période, à savoir entre 2012-2013 et 2015-2016 (Carle & Férat, 2016).

Par ailleurs, un effet inattendu de l’augmentation du nombre d’années d’études est l’attractivité du métier lors de reconversions professionnelles et l’arrivée de personnes remplissant la condition de diplôme (master ou équivalent7). Ces stagiaires ont une obligation de formation, mais pas de validation du master. Dans certaines académies, les stagiaires dans ce cas de figure sont très nombreux, voire majoritaires comme à Créteil: pour l’année 2017-2018 plus de 53% des 2402 fonctionnaires stagiaires sont dans cette situation8. Il n’y a pas encore de travaux sur la spécificité de ce public, ni sur la manière dont ils construisent leur professionnalité. C’est sans doute un chantier de recherche à approfondir.

Après la titularisation, les enseignants sont affectés aux écoles à partir de leurs vœux, certes, exaucés en fonction d’un système de pondération qui prend en compte plusieurs critères dont l’ancienneté, mais également la situation familiale (vie en couple/enfants à charge). À situation familiale égale, les nouveaux arrivants dans le métier sont contraints de pourvoir les postes délaissés par leurs collègues plus expérimentés (Maresca & Poquet, 2003). Le passage par l’éducation prioritaire (EP) devient dès lors une forme de « bizutage institutionnel ». En effet, dans le secondaire, trois Académies accueillent presque la moitié des débutants : celles de Créteil, Versailles et Amiens, qui sont les académies métropolitaines les plus concernées par l’EP (MEN/DEPP, 2013). S’ensuit une inégale concentration de débutants dans le secondaire: 1/20 à Créteil, 1/22 à Versailles et 1/30 à Amiens, tandis que la moyenne nationale est de 1/80 (MEN/DEPP, 2013, p. 2). Il n’est pas surprenant que plus de la moitié des demandes de mutation proviennent de ces mêmes académies ; l’affectation subie se traduit souvent en stratégie de fuite, phénomène marqué en région parisienne. Avec l’ancienneté, ces demandes dechangement d’académie diminuent, sans doute pour des raisons d’organisation de la vie privée.

La relation entre ancienneté et type d’établissement d’affectation est une constante dans le secondaire (Maresca & Poquet, 2003). Les enseignants très expérimentés (50 ans et plus) représentent presque la moitié des enseignants exerçant dans les établissements les plus favorisés (48% contre seulement 18% dans les établissements les plus dévaforisés), où nous retrouvons aussi une proportion significative d’agrégés (43%, contre seulement 21% dans les établissements les plus défavorisés). A l’autre extrême, les établissements les plus défavorisés accueillent les enseignants les plus jeunes (13% contre seulement 3% dans les établissements favorisés). Ces données mériteraient d’être mises à jour avec une comparaison croisée des deux niveaux d’enseignement, mais également en relation avec l’offre privée locale comme c’est le cas de certaines communes en voie de gentrification de l’Est parisien (Couratier, François & Poupeau, 2006).

La « mobilité horizontale » comme stratégie de carrière chez les « nouveaux enseignants » avait déjà été mise en avant par Rayou & van Zanten (2004), elle ne se limite d’ailleurs pas aux premières années de carrière, bien au contraire (Lothaire, Dumay et Dupriez, 2012, p. 25). Toutefois, elle n’est pas une stratégie mise en œuvre d’emblée par tous les débutants. Le rapport Pochard indique qu’une permanence plus longue dans les établissements réputés difficiles semble être le choix de certains jeunes enseignants comme «des laboratoires permettant d’apprendre à maîtriser toutes les dimensions du métier» (Pochard, 2008, p. 36).

Si la difficulté scolaire n’est pas une spécificité de l’EP, sa concentration en est la caractéristique principale. Or, les débutants ne se sont pas encore forgé un répertoire professionnel leur permettant d’y faire face. Quels sont les effets de l’affectation des débutants aux établissements « difficiles » ? De quelle manière la confrontation précoce à cette concentration interviendrait-elle dans la construction de la professionnalité enseignante ? L’exercice dans un établissement défavorisé peut se traduire dans la configuration de la professionnalité notamment par la redéfinition des objectifs (Broccolichi & Roditi, 2014; Mascret, Maïano & Vors, 2016; Broccolichi, Joigneaux & Miezerjewski, 2018), pas toujours au diapason avec la réussite des élèves, une fois que le maintien de l’ordre, la dimension relationnelle et la socialisation prennent une place centrale dans leurs pratiques. On peut se demander si cela se fait au détriment ou alors au profit de l’enseignement à proprement parler. Certainement l’un ou l’autre, en fonction de la manière dont les enseignants parviennent à donner du sens à leurs pratiques professionnelles et à identifier les leviers d’action pertinents.

Plus important, le paysage des établissements caractérisés comme relevant de l’EP est composé différemment, comme le montre Isambert-Jamati (1990). En détaillant ce que ces établissements mettent en œuvre en termes d’actions de « renforcement des apprentissages », « d'intensification du lien social dans l'établissement » et d’actions « reposant sur une collaboration avec des instances locales non-scolaires », il met en avant la diversité que peut caractériser une scolarisation en EP, par conséquent la diversité que peut signifier enseigner en EP, et qui ne peut dès lors être appréhendée de façon monolithique (Armand et Gilles, 2006; Kherroubi & Rochex, 2004; Rochex, 2016). Toujours est-il que l’affectation d’office à la sortie de la formation dans un établissement défavorisé entraîne une forte présence de jeunes enseignants en éducation prioritaire, population « captive » et « mobile ». (Kherroubi & Rochex, 2004, p. 156). Car cette population, initialement captive, cherche le plus souvent à obtenir une mutation vers des établissements plus favorisés, ce qui fait que les établissements les plus défavorisés sont ainsi marqués par un plus grand turn-over, d’autant plus qu’une période de quelques années en EP leur donne une bonification pour pouvoir obtenir une mutation plus rapidement (Kherroubi & Rochex, 2004). Or, un plus faible taux de turn-over caractérise justement les établissements EP les plus performants (Moisan & Simon, 1997). Chauveau (2001) déplore que

[...]la ghettoïsation d’une partie des écoles « de banlieue » va de pair avec l’instabilité et la fragilité des personnels de l’EN. Dans certains collèges, 50 % des professeurs changent chaque année et 70 % au moins demandent leur mutation ; tous les deux ou trois ans, l’équipe de direction est entièrement renouvelée. Dans plusieurs académies, environ un collège en ZEP sur cinq est aujourd’hui un collège « d’exil » ou de « relégation », c’est-à-dire victime d’une double ségrégation: celle du public scolaire et celle des prestations pédagogiques. La conjonction de ces deux phénomènes - médiocrité de l’encadrement pédagogique et concentration d’élèves défavorisés - produit échec scolaire massif... et « violence » (p. 19-20).

La jeunesse du corps enseignant en EP a par ailleurs des effets inattendus : malgré une politique redistributive (plus fort taux d’encadrement, prime aux enseignants), la dépense par élève y est moins importante que la moyenne nationale (Cour des comptes, 2012), car le salaire des débutants est moins élevé que celui des plus expérimentés. De plus, les incitations salariales mises en place, notamment la prime d’enseignement en EP, ne suffisent pas à inverser les stratégies de mobilité horizontale, comme si la carrière était pensée pour la plupart des enseignants comme un parcours des établissements les plus défavorisés aux plus favorisés. Toutefois, de nombreux enseignants voulant demander une mutation9, cette captivité initiale peut se traduire par une captivité à plus long terme et les recherches ne sont pas convergentes sur la manière dont cette permanence se construit. Comme l’indiquent Kherroubi et Rochex (2004), la relative stabilité des équipes dans les années 90 était liée pour certains enseignants à une posture d’engagement professionnel plus ou moins importante (Bautier & al, 1995), parfois construite suite à une affectation subie, alors qu’elle peut, pour d’autres, relever d’une stabilité « résignée » (Kherroubi & Rochex, 2004) davantage liée à des raisons personnelles et professionnelles, où le coût d’un changement d’affectation n’est pas perçu comme avantageux.

Caractérisation sociologique des enseignants

Le départ à la retraite des baby-boomers est à l’origine d’un fort renouvellement des populations enseignantes ces dernières années, notamment dans le secondaire, de l’ordre de 40% à 50% dans les années 2000 (Kherroubi & Rochex, 2004). La pyramide des âges des enseignants du primaire et du secondaire en 2000 indique effectivement une forte présence d’enseignants de plus de 50 ans (MEN/DEPP, 2009). Quinze ans plus tard, ces pyramides se trouvent changées pour les différentes catégories d’enseignants, avec un rajeunissement sans conteste dans un court laps temporel (OCDE, 2018).

Ce renouvellement rapide interpelle. S’il est difficile d’aborder la question d’un point de vue diachronique, faute d’études sur les débutants d’autrefois, Rayou et Van Zanten (2004) ont dressé un profil sociologique de ces «nouveaux enseignants», avec la difficulté de départager ce qui relève d’un effet de génération (en quoi les enseignants débutants aujourd’hui sont-ils différents des débutants d’auparavant ?) de ce qui relève d’un effet plus spécifiquement professionnel, lié à l’étape de la carrière (en quoi les débutants sont-ils différents des expérimentés ?). Une nouvelle professionnalité se dégage-t-elle de ce renouvellement ?

En effet, un nouvel ethos professionnel semble se dégager, basé sur une « attitude d’expérimentation de soi » (Rayou et Van Zanten, 2004) et marqué par l’adaptation pragmatique de leurs pratiques au public, signe d’une plus grande flexibilité professionnelle. N’ayant connu d’ autre configuration du système éducatif que celle du collège unique, ils s’interrogent moins sur la légitimité de la présence des publics « difficiles » et davantage sur la manière de faire le travail. Les expériences, dont celle en EP, sont vécues comme des épreuves qui permettent de se développer professionnellement. Le lien au collectif est perçu comme un moyen de développement professionnel, plutôt que comme l’appartenance à un groupe.

Ces mêmes tendances apparaissent dans l’étude de Geay (2010): pour les néo-enseignants, la professionnalité se construit autour d’une logique de valorisation de l’autonomie personnelle, via un plus grand détachement institutionnel. Toutefois, ce qui peut paraître paradoxal, cette logique de préservation de soi n’est pas sans lien avec le désenchantement dans la rencontre avec les élèves, notamment à cause du sentiment d’impuissance face aux inégalités. Ces deux logiques combinées, « face à une institution au discours et à l’avenir incertains, c’est l’exercice individuel ou interindividuel du métier qui semble devoir constituer le meilleur instrument du salut professionnel, hors de tout optimisme mais sans pessimisme radical» (p. 18). La posture éthico-politique des nouveaux ou néo-enseignants s’inscrit dans une démarche interpersonnelle plutôt que collective (dans ses versants corporatiste ou syndical). Le métier est conçu par le prisme de l’accomplissement personnel, qui prime également dans la relation aux élèves: permettre à chacun de s’épanouir. Or, cette éthique basée sur l’individualisme est sans doute moins à même d’intégrer un regard sociologisé sur les difficultés scolaires, une fois que la perspective individualiste atomise le social.

Malgré le renouvellement important, on observe également des continuités. Le métier reste fortement féminisé, à 80 % dans le primaire et 60 % dans le secondaire (OCDE, 2018). Et il est possible d’identifier des différences importantes dans la morphologie du corps enseignant, à commencer par la composition sociologique. Traditionnellement, s’observe un recrutement nettement plus populaire chez les instituteurs (Cacouault & Oeuvrard, 1995; Geay, 1999), mais un progressif embourgeoisement, qui se met en œuvre tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle. Cette idée a été récemment mise en cause par Vallet et Degenne (2000), pour qui il serait avant tout la conséquence d’un mouvement plus vaste d’embourgeoisement de la population, n’étant donc pas une particularité des instituteurs.

Plus récemment, cette étude est à son tour mise en cause par Charles et Cibois (2010), qui cherchent à établir des comparaisons sur une période plus longue (années 60-années 90), mais à détailler les processus locaux. Ils parviennent à montrer qu’il y a bel et bien un embourgeoisement des enseignants du primaire qui va de pair, paradoxalement, avec une tendance à leur prolétarisation, ces deux processus étant directement liés à la diminution significative des enseignants issus des classes moyennes. Le processus à l’œuvre serait donc avant tout une « démoyennisation » des enseignants du primaire. Ces processus ne seraient pas à l’œuvre dans la même mesure en fonction des académies (Charles et Cibois, 2010). L’embourgeoisement est nettement plus fort à Paris qu’à Versailles ou encore à Créteil, ce qui n’est pas sans lien avec la composition sociale globale de la population de ces académies. De fait, celles de Créteil et Versailles sont plus marquées par la présence de l’EP, ce qui confirme l’hypothèse d’un recrutement différentiel en fonction des académies. Pour les auteurs, il est aussi essentiel de resituer l’entrée dans l’enseignement primaire dans une conception plus vaste de l’espace social, prenant en compte à la fois l’élévation du niveau social et la féminisation du corps enseignant dans le primaire. Ainsi,

[...] la transformation morphologique des enseignants du primaire, la distance croissante entre les caractéristiques des enseignantes et celles de leurs élèves est probablement un facteur d'aggravation des inégalités sociales face à l'École pour les élèves issus des milieux populaires. En effet, le rapport cultivé à la culture scolaire mais également le mode de socialisation primaire des nouvelles enseignantes ne les prédisposent sans doute pas favorablement au développement des capacités de perception et d'analyse des difficultés spécifiques et des stratégies d'appropriation des savoirs des élèves d'origine populaire. (Charles et Cibois, 2010, p. 53).

Les auteurs considèrent que les évolutions de la morphologie du corps des enseignants du primaire ne seraient pas sans lien avec la diffusion rapide des nouvelles pédagogies au sein de l’école primaire, maternelle puis élémentaire, caractérisées comme invisibles par Bernstein (1975/2007) et particulièrement insaisissables pour les élèves les moins familiers de la culture et des codes scolaires de par leur origine sociale. L’accroissement de la distance sociale entre le corps enseignant et les élèves, notamment en EP, pourrait être envisagé comme un obstacle à la démocratisation scolaire. Or, en inversant le raisonnement, la prolétarisation du corps enseignant dans certaines Académies pourrait alors favoriser, de par une plus grande connaissance du contexte et une plus grande proximité culturelle, la réussite des élèves issus de milieux défavorisés, à condition que ce travail de traduction des attendus scolaires soit mis en œuvre par les enseignants. Cette hypothèse, sans doute optimiste, mériterait d’être creusée.

Dans une étude sur la morphologie du corps enseignant secondaire auprès d’enseignants stagiaires, Lazuech (2001) confirme la féminisation des futurs enseignants, ainsi que leur expérience scolaire réussie. Il indique néanmoins une plus forte dispersion de leur origine sociale, une part non négligeable d’entre eux provenant des milieux populaires. Lorsque c’est le cas, ils sont plus souvent des hommes et arrivent dans le métier plus tardivement, avec une entrée dans le métier par des postes plus précaires, confirmée ensuite par la réussite au concours. Une autre caractéristique de ces stagiaires d’origine populaire est le fait d’avoir été de « moins bons élèves » (p. 107) que leurs pairs. Semblent se configurer ainsi des parcours alternatifs d’entrée dans le métier marqués moins par la vocation que par la « nécessité ». Des expériences professionnelles plus précaires participent à un choix tardif, plus rationnel et sans doute moins idéalisé du métier.

Se distinguent ainsi deux groupes (Lazuech & Guibert, 2007): « les héritiers », d’anciens très bons élèves, d’origine davantage bourgeoise, qui arrivent au métier par amour de la discipline, et les « oblats », d’origine davantage populaire et ayant connu une scolarité moins réussie que les premiers. Pour les derniers, l’entrée dans le métier configure une promotion sociale, dont ils se sentent redevables à l’institution scolaire ; elle est vécue moins comme une vocation et davantage comme une mission. Ces différences se répercutent dans la manière dont ils perçoivent le métier. « Héritiers » et « oblats » se différencient sur leur façon de penser l’école. Si 75 % des professeurs du groupe « héritiers » pensent qu’il faut mettre les élèves au centre du système éducatif, les « oblats » sont 90% à le penser. Par ailleurs, 41 % des enseignants du premier groupe se pensent comme des éducateurs alors que les seconds sont 84 % dans ce cas. Il serait sans doute pertinent d’interroger dans quelle mesure l’attachement des oblats à la mission éducative du métier, et l’importance donnée à la dimension relationnelle de la relation pédagogique favorise ou au contraire gêne ou minore la fonction proprement transmissive du métier. Des groupes semblables émergent de l’étude de Léger et Tripier (1986, apud Kherroubi & Rochex, 2004), pour qui

[...] les représentations et les pratiques sont donc largement structurées par les origines sociales et les affiliations idéologiques des enseignants (appartenance syndicale, appartenance politique). Et, de fait, à partir du seul critère de la mobilité, trois types d’enseignants se dégagent: les « engagés sur place », les « notables résignés », […] et les « ambitieux pour ailleurs », qui ont l’intention de demander leur mutation pour ailleurs. Le premier groupe, celui des « enseignants engagés sur place », comporte un peu plus d’hommes, d’enseignants d’origine sociale populaire, et de syndiqués que les autres. Le second, celui des « notables résignés », est un groupe plus féminisé, d’origine sociale intermédiaire, peu syndiqué. Ceux qui partent sont des jeunes enseignants de moins de trente ans qui ont une image négative du quartier, un faible militantisme et une forte distance à la culture populaire (p. 162-163).

Dans ce même sens, un autre élément à prendre en considération est l’arrivée dans le métier d’individus issus de l’immigration. Pour cela, à partir d’une enquête menée auprès d’étudiants en IUFM à l’Académie de Créteil, Charles (2006) constate que l’enseignement, en primaire ou dans le secondaire, est bien une voie d’ascension sociale pour les jeunes, et en particuliers les filles, issus de l’immigration (Europe du Sud et Maghreb). Gardant une perception positive de leur propre scolarité, ils entrent dans le métier enseignant lorsque sont réunies certaines conditions sociales, à savoir la réussite scolaire, le soutien moral de la famille et une venue au monde éducatif par les marges via des expériences professionnelles para-éducatives, par exemple en tant qu’animateur en centre aéré, surveillant, aide-éducateur, assistant d’éducation.

En plus d’être un moyen de financer ses études, ce qui n’est pas négligeable compte tenu de l’augmentation du nombre d’années d’études pour candidater au concours, cette insertion professionnelle par les marges, en tant que « socialisation anticipatrice» (Charles, 2006, p. 33), fait rentrer le fonctionnariat, et plus particulièrement le fonctionnariat dans l’Éducation Nationale, dans leur champ de possibles. Leur présence est inversement proportionnelle à la légitimité des corps professoraux: les enseignants issus de l’immigration maghrébine sont légèrement surreprésentés dans le primaire en comparaison avec la population active ; dans l’enseignement secondaire ils sont davantage présents dans les filières techniques et professionnelles, moins valorisées socialement que les filières générales. Cette diversité tend à s’accroître avec une arrivée significative d’enseignants en reconversion professionnelle (Périer, 2004), mais les travaux portant sur cette thématique ne sont pas encore très nombreux (Berger & Ascoli, 2011), sans doute à cause des méthodologies de recueil de données, réalisé souvent auprès d’étudiants universitaires qui se destinent à l’enseignement. Or, ceux qui arrivent tardivement dans le métier, dans une trajectoire de reconversion professionnelle, ne proviennent justement pas de ces filières.

Ces différents travaux indiquent une diversité sociale et culturelle importante, particulièrement marquée dans les contextes défavorisés. Certains points restent peu travaillés dans les recherches actuelles, principalement la caractérisation sociologique des enseignants contractuels, du premier et du second degré. Il y a également peu de travaux sur les enseignants du privé.

Considérations finales

Si la question du renouvellement important du corps enseignant ces dernières années a été traitée à l’aide de la catégorie des «nouveaux enseignants» (Rayou & Van Zanten, 2004), en contexte défavorisé le terme acquiert des contours spécifiques. D’une part, on y retrouve une plus forte proportion d’enseignants débutants ou peu expérimentés, d’autre part, le corps enseignant est davantage prolétarisé, alors qu’il s’embourgeoise ailleurs. Cette plus grande diversité culturelle et sociale et ces différentes trajectoires d’entrée dans le métier s’accompagnent-elles de représentations? En quoi des trajectoires professionnelles spécifiques aux enseignants travaillant auprès des publics les plus defavorisés contribuent-elles à façonner le rapport au métier ? Sont-elles porteuses de nouvelles identités professionnelles ou d’un nouvel ethos professionnel concernant plus particulièrement les contextes de l’EP ? Quelles sont les incidences en termes de formation initiale et continue ? Quelles sont les implications en termes de la démocratisation de leurs pratiques professionnelles ? Peuvent-elles être différenciatrices, c’est-à-dire accroître les inégalités scolaires ou, au contraire, les réduire ? La principale question est celle de savoir dans quelle mesure cela se traduit par une plus grande démocratisation scolaire qualitative (Bonnéry, 2007), pensée en termes d’accès aux savoirs, au-delà de la seule massification. Ce sont autant de questions que la recherche pourrait se poser face à cet éclatement d’un corps professionnel qui, au premier regard, pourrait sembler homogène.

De cette revue de littérature se dégage l’idée d’une composition sociale différenciée des enseignants en EP, qui résulte de la combinaison de différentes couches de politiques éducatives. Cette hétérogénéité peut en effet causer l’affaiblissement d’une institution qui se veut unique. S’il est sans doute précipité de conclure que des caractéristiques spécifiques de la composition du corps enseignant dans certains contextes contribuent à l’augmentation des inégalités scolaires, là où l’objectif était, au contraire, de les réduire, on peut néanmoins affirmer que cette configuration mérite une attention spécifique car elle fait partie d’un réseau de relations complexes que les politiques éducatives sont censées prendre en compte. Elle oblige à poser la question de l’attractivité du métier en EP, mais plus largement celle de ce que l’institution met en œuvre pour accompagner ses enseignants dans la lutte effective contre les inégalités. Ces questions sont d’autant plus centrales dans une nouvelle période de réforme du système scolaire français et de la formation des enseignants, la troisième en une dizaine d’années. Une telle instabilité, pour des raisons d’alternance gouvernementale, n’est pas sans effet sur le métier d’enseignant et sur les apprentissages des élèves.

1Ce travail est issu d’une recherche collective « Approches comparées des politiques de réduction des inégalités éducatives entre la France et l’Argentine. Nouveaux enjeux pour l’étude des inégalités scolaires et pédagogiques », financé dans le cadre du programme Ecos Sud.

2Cela se traduit par des taux de réussite qui peuvent varier grandement: à la session 2016 du CRPE, il était de seulement 20,1% à Clermont-Ferrand ou 25,6% à Bordeaux, tandis qu’il est de 57,1% à Créteil ou encore 67,9% à Versailles (Men/DEPP, 2017).

3Il arrive parfois que le stage soit prolongé, pour les uns à cause d’évaluation négative de la formation, pour les autres à cause d’un nombre insuffisant de jours de stage, suite par exemple à un arrêt maladie long.

4D’après Périer (2016), de 0,11% au secondaire et de 0,10% pour le primaire.

5On passe de 65 démissions pour 6015 stagiaires du 1er degré en 2012-2013 à 434 démissions pour 13629 stagaires en 2015-2016, soit une hausse de 1,08% à 3,18%.

6On passe de 120 démissions pour 10496 stagiaires du 2nd degré en 2012-2013 à 371 démissions pour 14963 stagaires en 2015-2016, soit une hausse de 1,14% à 2,48%.

7De cinq années d’études universitaires, correspondant dans le système LMD au niveau master.

8Nous nous sommes procurés ces données auprès de l’ESPE en question.

9Dans ce jeu de mobilité horizontale, le phénomène d’évitement de certaines académies peut également se lire en filigrane dans les demandes des mutations par département, particulièrement marquées dans les académies de la grande couronne parisienne. https://www.snuipp.fr/actualites/posts/permutations-2017-les-statistiques

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Received: August 09, 2019; Accepted: October 27, 2019

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