Névio de Campos: Au Brésil, la revue Sociologia & Antropologia a publié en 2013 un entretien très intéressant de vous avec Afrânio Garcia Junior et Elina Pessanha (SAPIRO, 2013a). Vous y avez partagé plusieurs aspects de votre parcours académique, de votre relation avec la pensée de Pierre Bourdieu et de vos préoccupations de chercheuse. Nous invitons ainsi le lecteur brésilien qui ne vous connaîtrait pas à découvrir cet entretien, et privilégierons dans celui que nous vous proposons maintenant trois axes centraux: les usages du concept d’autonomie; le concept de transnational; et la relation entre sociologie des intellectuels et histoire intellectuelle.1
A. Les usages du concept d’autonomie
Névio de Campos: Nous commencerons par votre article intitulé Repenser le concept d’autonomie pour la sociologie des biens symboliques, traduit en portugais et publié dans la Revue Práxis Educativa en 2020 (SAPIRO, 2020a). Comment ce concept s’inscrit-il dans l’ensemble de vos travaux?
Gisèle Sapiro: Le concept d’autonomie a été depuis ma thèse de sociologie avec Pierre Bourdieu au cœur de mes préoccupations et continue à l’être. C’est à travers Bourdieu que je l’ai découvert, en lien avec la théorie du champ, qui se définit par sa relative autonomie. Ma thèse (SAPIRO, 1994), publiée sous le titre La Guerre des écrivains: 1940-1953 (SAPIRO, 1999) portait sur le champ littéraire français sous l’Occupation allemande, période marquée par une perte d’autonomie due à la censure, à la répression et au contrôle de l’imprimé. J’ai pourtant montré que les prises de position politiques des écrivains s’expliquaient non seulement par leurs dispositions éthico-politiques mais aussi par leur position dans le champ littéraire, signe de l’autonomie relative qu’exerce le champ entre les dispositions et les prises de position. J’ai montré aussi que les enjeux politiques étaient retraduits en enjeux littéraires, autre effet de champ indiquant son autonomie relative. En même temps, j’ai distingué les discours sur l’autonomie des pratiques effectives. Par exemple, lorsque la prestigieuse Nouvelle Revue française reparaît sous la direction de l’écrivain fasciste Pierre Drieu La Rochelle, elle se revendique de l’autonomie artistique en toutes circonstances. En fait ce discours masquait l’éviction de collaborateurs de la revue pour des raisons tout autres que littéraires, à savoir leurs origines juives ou leurs engagements antifascistes. L’autre constat important était que l’autonomie n’était pas nécessairement opposée à l’engagement, c’est ce que Sartre théorisera à la Libération. Dans cet ouvrage, j’ai donc travaillé sur l’autonomie à trois niveaux: celui des effets de champs, celui du fonctionnement des instances (comme l’Académie française, l’Académie Goncourt, les autres prix littéraires, les revues), et celui des individus et de leurs pratiques.
Quand on emploie la notion d’autonomie, on doit se demander par rapport à quoi. Dans mon article « The literary field between the State and the Market » (SAPIRO, 2003), je situe les champs dans un continuum entre d’un côté des activités entièrement contrôlées et monopolisées par l’Etat comme dans les régimes autoritaires du passé (on n’avait pas encore inventé la formule combinant autoritarisme et néolibéralisme) - je prends l’exemple des régimes communistes où la production intellectuelle était centralisée par l’Etat -, et de l’autre côté des activités régies par les forces du marché, donc l’ajustement à la demande. Le champ littéraire, comme les autres champs, doivent acquérir leur autonomie par rapport à ces deux pôles (la religion pouvant être un outil de contrôle aux mains de l’Etat, tout comme l’idéologie). Alors que le marché peut aider la littérature à s’autonomiser de la censure étatique (ce fut le cas historiquement), l’Etat peut aussi soutenir le pôle le plus autonome du champ littéraire contre le marché à travers des aides, mais cela passe par la reconnaissance de l’autonomie artistique à travers la délégation du jugement à des spécialistes et à des pairs (commissions d’experts désignées ad hoc).
C’est dans mes travaux sur la traduction que j’ai analysé le degré d’autonomie par rapport au marché. J’ai ainsi pu démontrer, en utilisant les analyses de Bourdieu sur le champ éditorial, que le pôle de grande production est dominé par les traductions de l’anglais, et que c’est au pôle de production restreinte qu’on trouve la plus grand diversité linguistique et culturelle (SAPIRO, 2008).
Mes recherches sur les écrivaines et les écrivains m’ont conduite à m’intéresser au développement professionnel de cette activité et à interroger la sociologie des professions à partir de ce métier dont l’accès n’est régulé par aucun diplôme ni concours, mais qui est en même temps un des plus autonomes. Cela m’a amenée à comparer le concept d’autonomie dans la sociologie des professions et dans la théorie du champ, qui contrairement aux apparences ne se définit pas du tout de la même façon: l’autonomie dans la sociologie des professions consiste dans l’autorégulation de l’activité, elle est conférée par l’Etat, souvent en échange du service de l’Etat. Or dans un champ, il y a des luttes de concurrence pour la régulation de l’activité, et l’autonomie se définit par rapport aux contraintes extérieures. J’ai ainsi montré que la professionnalisation peut aller de pair avec l’hétéronomie (dans le cas des régimes communistes par exemple). En fait Bourdieu a emprunté le concept d’autonomie aux théories marxistes sur lesquelles je reviens dans l’article pour comprendre là aussi ce qui différencie l’élaboration qu’en a faite Bourdieu en l’arrimant à la théorie des champs.
Névio de Campos: Cet article présente un débat très large qui peut être transposé dans différents domaines de la connaissance. Le concept de biens symboliques peut en effet recouvrir un grand nombre de choses, comme les productions littéraire, philosophique, scientifique, pédagogique, etc. Quelles sont les potentialités heuristiques des discussions qui sont développées dans cet article, c’est-à-dire quels usages pouvons-nous en faire?
Gisèle Sapiro: Oui, la catégorie des biens symboliques englobe tout ce qui s’échange dans les cadres de l’économie des biens symboliques, à savoir aussi bien les productions culturelles et intellectuelles que les services. C’est pourquoi, depuis que je travaille sur les professions artistiques, j’ai tenté de les comparer aux professions organisées. Eliot Freidson dit que les professions artistiques constituent un défi pour l’analyse sociologique. Je pense qu’il faut relever ce défi et critiquer la sociologie des professions à partir de ces activités peu réglementées, non pas en les pensant comme « inférieures » dans un schéma téléologique de développement impliqué par la notion de « professionnalisation », mais dans une approche historique du développement professionnel tel que proposé par Andrew Abbott, qui montre que la division du travail d’expertise s’est effectuée à travers une concurrence pour les territoires de compétence (jurisdiction en anglais). Mais cette division du travail d’expertise n’est pensée que par rapport aux professions organisées encore une fois. Or j’ai montré dans mes travaux sur les écrivains et sur les intellectuels, que ceux-ci se voient dépossédés de leur expertise par cette division du travail intellectuel et cette spécialisation: car c’étaient les écrivains qui écrivaient l’histoire nationale, ou décrivaient les mœurs des sociétés, ou la psychologie des individus, jusqu’à ce que des disciplines s’en emparent. Ce phénomène explique une partie des luttes entre fractions intellectuelles depuis la fin du 19e siècle. Mais on peut aussi interroger l’organisation des professions intellectuelles, à partir de ces activités moins réglementées comme je l’ai proposé dans un numéro du Mouvement social2, à savoir leur statut, leur recrutement social, leurs rapports avec la demande, et aussi leur conception de l’autonomie institutionnelle, qui, comme je le disais tout à l’heure, peut aller de part avec des formes d’hétéronomie par rapport à la demande étatique ou économique. Et cela vaut bien sûr pour l’enseignement supérieur, qui est privé ou public selon les pays. Dans les deux cas, les universitaires peuvent jouir d’une grande autonomie (comme en France, où leur statut de fonctionnaire bénéficie d’une dérogation, ou comme aux Etats-Unis où les universités privées assurent une autonomie élevée), ou au contraire être soumis à de fortes contraintes : ainsi dans certains pays dits illibéraux comme l’Egypte ou la Turquie, des universitaires se voient révoqués. Paradoxalement, ces régimes encouragent l’essor des universités privées, pour remettre en cause l’autorité et le capital symbolique accumulé par les universités publiques. Cet essor des universités privées gagne beaucoup de pays, notamment en Amérique du sud (je sais que c’est le cas au Brésil). On voit bien l’avantage de recourir au concept de champ: par exemple, pour appréhender la lutte de concurrence entre universités publiques et privées qui se joue actuellement et la comparer à des états antérieurs de la structure du champ.
Névio de Campos: Vos travaux ne traitent pas directement des aspects éducatifs, mais permettent de les aborder de façon indirecte dans la mesure où vos recherches se consacrent à l’engagement des intellectuels et au rôle des écrivains. Dans ce débat, pensez-vous que le concept d’autonomie puisse être pertinent pour porter les recherches dans le champ de l’éducation, dans le sens large du terme et notamment en ce qui concerne les relations entre champ académique ou scientifique et champ politique?
Gisèle Sapiro: Le concept d’autonomie est non seulement pertinent mais crucial comme condition même de l’activité scientifique et de la transmission des savoirs, et d’autant plus que cette autonomie est aujourd’hui fortement menacée de par le monde. L’autonomie se manifeste non seulement dans les modes d’évaluation et de recrutement par les pairs, mais aussi dans les libertés académiques qui se déclinent en trois volets: liberté de recherche, liberté d’enseignement et la liberté d’expression. Or ces libertés sont remises en cause dans les pays dits « illibéraux », que ce soit en Russie, en Turquie, en Egypte, en Inde, ou au Brésil. Paradoxalement, comme je le disais, ces nouveaux régimes à tendance autoritaire, qui révoquent des universitaires de leurs postes, les poursuivent en justice, les intimident, soutiennent l’essor des universités privées pour contrebalancer le pouvoir symbolique concentré au sein des universités publiques dans ces pays (à la différence des Etats-Unis où ce sont celles de la Ivy League qui dominent symboliquement). Mais les Etats peuvent aussi se servir de la science comme l’ont fait les régimes nazi et communistes. Il faut alors étudier les forces d’autonomie et d’hétéronomie qui coexistent toujours. Et cela implique évidemment d’interroger l’autonomie relative des pratiques éducatives et des savoirs transmis par rapport à l’idéologie dominante. Par exemple, l’école a été une courroie de transmission de la conscience nationale, certaines disciplines comme l’histoire ou la littérature ont joué un rôle majeur dans cette imposition d’une vision national(ist)e du monde. C’est pourquoi aujourd’hui ces disciplines se posent la question de leur dénationalisation.
Névio de Campos: Dans vos recherches, vous utilisez les méthodologies quantitative et qualitative. Pouvez-vous nous parler de l'usage de ces outils dans votre trajectoire ainsi que dans les parcours de vos étudiants de Master et Doctorat?
Gisèle Sapiro: J’ai été formée en littérature comparée et philosophie, je n’avais jamais étudié les statistiques ni fait d’entretien. Je me suis formée « sur le tas » à la prosopographie pendant ma thèse, en élaborant mon questionnaire et mes variables sur les écrivains en activité dans les années 1940. J’ai suivi une formation à l’Analyse de correspondances multiples sur SAS avec Salah Bouhedja, qui m’a ensuite aidée à réaliser mon ACM sur le champ littéraire sous l’Occupation. C’était la première ACM sur le champ littéraire. Bourdieu avait dit que la littérature était un objet pour lequel une approche statistique risquait de distordre les grandeurs variables des individus. Or il suffisait de coder les instances et les types de capitaux comme je l’ai fait pour résoudre ce problème. Il en a été convaincu au vu du résultat (qu’il a publié dans Actes de la recherche en sciences sociales) (SAPIRO, 1996). Je suis aussi parvenue à introduire une dimension historique à travers les revues et l’âge (on voit la parabole). Cependant, je m’oppose à des analyses purement statistiques de ce type d’objet. Si mon approche quantitative a été un véritable outil heuristique, c’est parce que j’ai pu mobiliser toutes les connaissances qualitatives acquises sur l’objet, qui m’ont aussi permis de décrypter les résultats. C’est ce que je transmets aussi à mes étudiantes et étudiants. Certains ont développé des compétences bien supérieures aux miennes. Ils et elles ont été formés à l’ACM par la mathématicienne Brigitte Leroux qui avait travaillé avec Henri Rouannet. C’est le cas de Mauricio Bustamante, qui a réalisé une ACM des politiques culturelles dans le monde, et de Myrtille Picaud qui a fait une ACM des salles de musique à Paris (BUSTAMANTE, 2015; PICAUD, 2021). Avec Myrtille Picaud et Jérôme Pacouret, nous avons effectué une ACM du public d’un festival de littérature (PICAUD, PACOURET, SAPIRO, 2020). Jérôme Pacouret a fait dans sa thèse une ACM des prises de position des réalisateurs de cinéma par rapport à loi Hadopi, Leonora Dugonjic une ACM de l’ensemble des écoles agréées par le baccalauréat international dans le monde, pour ne citer que ces quelques exemples (DUGONJIC RODWIN, 2022; PACOURET, 2015). Avec Mauricio Bustamante, j’ai réalisé une étude quantitative des traductions de Bourdieu (SAPIRO; BUSTAMANTE, 2009) et il a mobilisé pour explorer ces données l’analyse de réseaux, qui est un outil que nous utilisons aussi, sans souscrire à la théorie des réseaux, comme je l’explique dans mon article: « Réseaux, institutions et champ » (SAPIRO, 2006).
Névio de Campos: Quel a été le processus de recherche dont a résulté votre thèse de doctorat (1994) et votre ouvrage de 1999, notamment en ce qui concerne les aspects méthodologiques?
Gisèle Sapiro: Pour ma thèse, j’ai dû me former non seulement aux méthodes quantitatives et à l’entretien, mais aussi aux méthodes historiques, en particulier au travail sur archives (correspondances, archives du Comité national des écrivains, de l’Académie français et de l’Académie Goncourt). Il y a aussi les analyses qualitatives de trajectoires individuelles, collectives ou croisées (comme celles de François Mauriac et Henry Bordeaux), qui s’éclairaient de l’analyse quantitative et réciproquement. J’ai développé alors mon approche d’histoire structurale, en travaillant sur trois états du champ (avant l’Occupation, sous l’Occupation, après la Libération). J’ai appris à articuler les analyses discursives auxquelles j’étais formée (notamment l’analyse du discours critique et celle des textes littéraires) avec ces méthodes de sciences sociales. Dans mon livre sur La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (SAPIRO, 2011), j’ai en revanche choisi de me centrer sur l’analyse des arguments sur les effets sociaux de la littérature, à partir des procès littéraires. Parallèlement, j’ai recouru aux méthodes quantitatives dans mes enquêtes sur la traduction, toujours en les articulant à des méthodes qualitatives: entretiens, observation, archives (dans la mesure du possible).
B. Le concept de transnational
Névio de Campos: En 2018, dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, a été publiée une série de textes qui traitent de la définition et des usages du concept de transnational. Pouvez-vous nous dire comment et quand ce débat est-il apparu?
Gisèle Sapiro: C’est moins l’adjectif transnational qui est nouveau dans ce numéro que la notion de « champ transnational » (SAPIRO; LEPERLIER; BRAHIMI, 2018; SAPIRO; LEPERLIER, 2009). On employait auparavant volontiers le terme international et on l’opposait au national. Or, d’une part, la critique du nationalisme méthodologique a donné lieu à des débats sur histoire croisée vs. Comparatisme (WERNER; ZIMMERMANN, 2003). L’histoire croisée insiste sur les héritages communs et les transferts culturels, et invite à juste titre à proposer une histoire transnationale des réalités nationales. Je ne souscris pas pour autant à son rejet du comparatisme, car les Etats-nations sont des « fictions bien fondées » comme dirait Bourdieu (2014, 2012, 2002a, 2002b). Et ces Etats-nations entretiennent des rapports de force inégaux que ne prend pas assez en compte l’histoire croisée.
D’autre part, la notion d’international désigne les relations entre Etats-nations et les organisations où ceux-ci sont représentés en tant que tels, comme l’UNESCO. Or l’étude de telles institutions nous montre que souvent, le national ne s’oppose pas à l’international mais se construit à travers ce dernier, c’est ce qu’explique par exemple Anne-Marie Thiesse (1998) dans son livre La Création des identités nationales. J’avais d’abord distingué internationalisation et globalisation pour différencier le fonctionnement du marché mondial de la traduction dans l’entre-deux-guerres de son développement après la guerre, où les éditeurs l’emportent sur les Etats-nations, qui ne disparaissent pas pour autant. Lors d’une conférence à Oxford sur le cosmopolitisme, que j’ai ensuite retravaillée pour un article dans Journal of World Literature (SAPIRO, 2020c, 2016a), j’avais suggéré une clarification conceptuelle en proposant de distinguer les usages de cosmopolite, international, transnational, global et mondial.
Névio de Campos: Vous collaborez avec de nombreux chercheurs et étudiants internationaux. Comment utilisez-vous le concept de transnational dans l’ensemble de vos recherches et dans les travaux menés sous votre direction, notamment dans les thèses de vos étudiants?
Gisèle Sapiro: Le transnational concerne toutes les relations qui ne sont pas médiatisées par les Etats, les réseaux transnationaux, certaines organisations comme les ONG. Mais comme je l’ai écrit dans mon article « Le champ est-il national? » (SAPIRO, 2019a, 2013b), si la plupart des études sur les champs adoptent l’échelle nationale, Bourdieu ne dit nulle part que les champs sont nécessairement inscrits dans les frontières géographiques nationales. Les intellectuels exilés de régimes autoritaires contribuent souvent à former des champs intellectuels transnationaux, ainsi que je le développe dans l’article « Exil et intellectuels transnationaux ».3 Qui plus est, le transnational ou l’international précède parfois le national, on a souvent tort de penser en termes d’« internationalisation ». Aujourd’hui, je tends à adopter la notion de transculturel, qui s’applique mieux à la période antérieure aux Etats-nations (mais qui n’est pas non plus sans poser problème, car elle réifie la notion de culture). Cependant, pour la période contemporaine, la notion de transnational reste pertinente car elle insiste sur la dimension non étatique.
L’interrogation sur les frontières géographiques des champs et sur les espaces transnationaux (notion qui n’était pas systématisée) est notamment venue des chercheurs travaillant sur l’espace dit « francophone », comme Paul Aron. Bourdieu avait lui-même, dans un article, posé la question de savoir si on peut parler d’un champ littéraire belge (BOURDIEU, 1985). Parmi mes doctorantes et doctorants, Claire Ducournau, dans sa thèse sur les littératures d’Afrique francophone depuis l’indépendance, a préféré la notion d’espace à celle de champ (DUCOURNAU, 2017). Madeline Bedecarré a, quant à elle, montré le rôle de la francophonie institutionnelle dans la formation d’un tel espace, à travers les prix littéraires qu’elle décerne (BEDECARRE, 2020). Tristan Leperlier avance de son côté que le champ littéraire algérien est un champ transnational bi-langue (LEPERLIER, 2018, 2010). Delia Guijarro-Arribas a analysé dans sa thèse l’émergence d’un sous-champ transnational de la littérature jeunesse (GUIJARO-ARRIBAS, 2022). Quentin Fondu a étudié de son côté la formation d’un champ théâtral transnational à l’instigation de l’UNESCO à partir de la fin des années 1940 (FONDU, à paraître). Et il y a bien sûr tous les doctorants et les postdocs étrangers qui viennent en visite pour des durées plus ou moins longues et participent à nos réflexions croisées au sein de mon séminaire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et de mon atelier doctoral « Sociologie des espaces de production des biens symboliques ».
Névio de Campos: Quels sont les projets de recherche que vous avez déjà développés avec des chercheurs ou des universités d’Amérique latine? Et du Brésil plus particulièrement? Et comment travaillez-vous le concept de transnational?
Gisèle Sapiro: J’ai fait un séjour d’un mois au Brésil en 2000, dans le cadre d’un accord d’échange CAPES-COFECUB. Afranio Garcia avait largement aidé à l’organisation de ce séjour à Rio (Musée national), à Campinas et à São Paulo, où j’étais invitée par Sergio Miceli que j’ai rencontré alors et qui est devenu un ami cher, comme Afranio. C’est durant ce séjour que j’ai rencontré Gustavo Sorá, qui faisait alors sa thèse, et qui est devenu un ami et un collaborateur : je l’ai invité a contribué à notre numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales sur la traduction - il était en train d’écrire Traducir El Brasil. Je lui ai ensuite proposé de coopérer à un contrat pour l’Institut français sur les traductions d’ouvrages de sciences humaines et sociales du français (SAPIRO, 2014a) puis au projet européen Interco-SSH (International Cooperation in the Social Sciences and the Humanities4) où il a dirigé l’équipe argentine. Entre-temps j’avais incité Marta Pragana Dantas, que j’avais rencontrée à sa soutenance (j’étais membre de son jury de thèse), à travailler sur les traductions du français en portugais, ce qu’elle a entrepris, et elle a participé, comme Gustavo, au colloque du projet européen ESSE (Pour une espace des sciences sociales européen) sur les contradictions de la globalisation éditoriale en 2005, qui a donné lieu à un ouvrage paru en 2009 (SAPIRO, 2019b, 2009), puis au livre Traduire la littérature et les sciences humaines publié en 2012 (SAPIRO, 2012a). J’ai aussi été au Chili une semaine en 2008 pour donner la conférence d’ouverture du premier colloque sur Bourdieu à l’Université Diego Portales. Il y a eu un projet de traduction d’un recueil de mes articles en espagnol mais qui n’a pas abouti. Au Brésil je suis retournée en 2012 à l’invitation de Sergio Miceli pour donner une conférence au congrès de l’ANPOCS (SAPIRO, 2012b), j’étais en route vers l’Argentine où j’ai passé trois semaines très riches et fructueuses. L’année suivante j’ai été invitée à l’Institut Mora par l’historienne Laura Suarez de la Torre, j’y a donné quatre conférences qu’elle a publiées aux éditions de l’Institut. Plus récemment, en 2017, j’ai donné une des keynote à la SBS lors du Congrès de Brasilia (SAPIRO, 2017a). Je me suis rendue la même année en Argentine dans le cadre d’un échange avec l’EHESS, j’ai pu présenter la traduction espagnole de La Sociologie de la littérature (2014b) chez Fondo di Cultura Economica (2016b)5, ainsi que le recueil d’articles inédit en français sur les intellectuels que j’ai publié dans la collection de Gustavo Sora chez Eduvim (2017b), dans une édition préparée par Alejandro Dujovne (lequel a participé aussi aux projets évoqués), et dont le volume en portugais (SAPIRO, no prelo) est une version augmentée et réorganisée. En Argentine, je collabore aussi beaucoup depuis quelques années avec Analia Gerbaudo, qui a participé au projet Interco avec un très beau projet sur les chercheurs sciences humaines exclus sous la dictature, et qui a traduit plusieurs de mes articles. Elle prépare actuellement un recueil de mes articles avec Santiago Venturini. Analia a séjourné à Paris au CESSP en tant que directrice d’études invitée à l’EHESS. Ont également séjourné au CESSP Gustavo, Fernanda Beigel, Alejandro Dujovne, et, parmi les chercheurs brésiliens, Patricia Reuillard, Marcello Stella, João Victor Kosicki et vous-même, Névio, qui avez coordonné la version portugaise du livre sur les intellectuels.6 Un autre recueil est en préparation en Colombie, par Paula Andrea Marín Colorado et Santiago Zuluaga, un de mes anciens masterants. Et Patricia Chittoni Ramos Reuillard prépare un numéro de la revue Sociologias consacré à la sociologie de la traduction, auquel je collabore. Je continue à accueillir au CESSP des doctorants et chercheurs de l’étranger, souvent d’Amérique latine - même si les visites ont été suspendues par la pandémie (mais nous parvenons à garder le contact grâce à internet!). J’ai aussi été associée à un projet CAPES-COFECUB avec Carlos Benedito Martins et Frédéric Lebaron, mais il a également été suspendu en raison de la pandémie. J’ai quand même pu donner des conférences en ligne au Brésil pendant cette période (SAPIRO, 2021b, 2021c).
Névio de Campos: Comment pensez-vous les possibilités de circulation de la recherche entre France et Amérique latine (échanges, sujets, etc.), notamment en ce qui concerne le rapport entre les concepts de national et transnational?
Gisèle Sapiro: Je pense qu’il faut favoriser les accords de coopération, les échanges de chercheurs et d’étudiants. Cela a été ma politique quand j’ai été vice-présidente de l’EHESS pour les relations internationales. L’EHESS entretient de longue date des liens avec les universités d’Amérique du sud, mais il faut que ces échanges s’étendent aussi à des non spécialistes de la région, pour faire contrepoids à la domination étasunienne, ou pour favoriser des échanges tripartites ou plus largement internationaux, comme nous l’avons fait cela dans le cadre du projet européen Interco-SSH. Ces coopérations favorisent la circulation des savoirs et des savoir-faire entre les équipes, tout en nécessitant une réflexivité accrue suscitée par l’ajustement des cadres théoriques et des méthodes à des contextes nationaux différents. Elles permettent de repérer des équivalents structuraux et de se demander si les phénomènes comparables sont le fruit d’homologies structurales ou de circulations transnationales, question à laquelle on ne peut répondre qu’empiriquement. Et il faut toujours avoir en tête que le transnational ou l’international précède parfois le national, comme je le disais.
Névio de Campos: Au Brésil, il existait la perception que c'est en Europe que se trouvaient les modèles politiques et culturels à importer. Dans ce contexte le groupe politique de São Paulo a créé l’Université de São Paulo en 1934 et a proposé à des professeurs français de travailler à la Faculté de Philosophie, Sciences et Lettres. Comment considérez-vous la perspective d’étudier la constitution des facultés de philosophie, sciences et lettres en Amérique latine à partir du concept de transnational?
Gisèle Sapiro: C’est un cas d’étude fascinant, qui montre précisément que les histoires nationales ne peuvent être écrites sans prendre en compte les circulations transnationales, et cela n’est pas spécifique au Brésil: j’ai pu montrer que dans un grand nombre de pays, la sociologie a été constituée comme discipline après la création de l’International Sociological Association (SAPIRO, 2018, 2022c). De même, les littératures nationales ont d’abord été constituées par la traduction d’œuvres étrangères. En même temps, il ne faut jamais considérer ces importations comme des greffes étrangères, tout modèle importé est approprié, hybridé avec des traditions locales, et prend des formes spécifiques. Ou parfois c’est un héritage commun qui est nationalisé et différencié. Le fait de faire venir des professeurs de l’étranger est aussi un phénomène intéressant, mais qui n’est pas unique: beaucoup de postes universitaires dans les anciennes colonies offrent des débouchés aux enseignants venant du « centre », et il en va de même pour les périphéries linguistiques ou culturelles. Les fondateurs d’universités et de disciplines étaient souvent des médiateurs et importateurs culturels. Cependant, chaque configuration mérite d’être étudiée dans toutes ses spécificités, car elle permet de nuancer et repenser le modèle.
C. La relation entre sociologie des intellectuels et histoire intellectuelle
Névio de Campos: Parallèlement à la Sociologie de la Littérature, la Sociologie des Intellectuels est l'un des principaux domaines qui peuvent définir votre trajectoire. Pouvez-vous nous parler un peu de l’histoire de la Sociologie des Intellectuels en Europe, notamment en France, et comment elle se caractérise comme champ de recherche?
Gisèle Sapiro: La sociologie des intellectuels est issue de la tradition marxiste, mais a été redéfinie par Bourdieu et les historiens et sociologues qui ont travaillé avec lui, comme Christophe Charle, Sergio Miceli, Anna Boschetti et moi-même. En histoire, on peut opposer l’histoire sociale des intellectuels développée par Christophe Charle à une histoire politique qui s’est fortement développée dans les années 1980 (et j’avais participé à l’aventure du Dictionnaire des intellectuels - 1996 - codirigé par Jacques Julliard et Michel Winock). De même que l’histoire sociale des intellectuels s’inscrit en partie dans une histoire des élites, la sociologie des intellectuels tente de rapporter leurs engagements et interventions à leur position dans l’espace social. Elle croise d’un côté la sociologie des savoirs, de l’autre la sociologie des professions et, à travers la problématique de l’expertise, la sociologie des politiques publiques et des organisations non gouvernementales. A ce titre, elle suscite aussi un grand intérêt en science politique. Nous avons créé avec Louis Pinto le Réseau Thématique 27 de l’Association française de sociologie, sur la sociologie des intellectuels et de l’expertise, qui est un des rares au monde je pense.
Névio de Campos: Dans l’entretien mené avec Afrânio Garcia Jr et Elina Pessanha, vous avez dit que l’œuvre de Bourdieu a été bien reçue à la fois dans le domaine de l’histoire intellectuelle et dans celui de l’histoire culturelle. Mon séjour de postdoctorat avec vous (à l’EHESS) s’est basé sur cette perception, c’est-à-dire sur la potentialité du dialogue entre ces deux domaines de recherche. Comment ces champs peuvent-ils dialoguer? Et quelles sont les frontières qui les délimitent réciproquement?
Gisèle Sapiro: En France, l’histoire des intellectuels s’est constituée contre l’histoire des idées traditionnelles, qui se concentrait sur la pensée de quelques grands noms. Elle a été d’emblée aussi centrée sur l’engagement politique des intellectuels. Mais des historiens comme Roger Chartier, Daniel Roche, Christophe Charle, se sont d’emblée intéressés à la sociologie de Bourdieu et ont pratiqué une histoire sociale des intellectuels, de leur recrutement social, de leurs instances comme les académies ou les prix, et, pour Chartier, auteur notamment des Origines culturelles de la Révolution française (2009, 2000, 1990), des pratiques culturelles - la lecture en particulier - et de modes de circulation des textes: Chartier a été un des instigateurs de l’histoire de l’édition, une histoire qui intégrait non seulement les ouvrages savants et les belles lettres mais aussi les produits de la culture populaire. Anne-Marie Thiesse, qui suivait aussi le séminaire de Bourdieu, a travaillé sur les romans feuilletons dès les années 1980. Il faut rappeler que le livre de Richard Hoggart The Uses of Literacy (1957) avait paru en français en 1971 dans la collection « le sens commun » que Bourdieu dirigeait chez Minuit, et que Bourdieu l’avait invité dans son séminaire. Et l’historien étasunien Robert Darnton s’est aussi inspiré de Bourdieu, notamment dans son livre Bohême littéraire et révolution (2010). Mais l’histoire culturelle telle qu’elle s’est développée par la suite en France a divergé de la sociologie, pour se centrer sur les pratiques et la réception selon une approche qui doit plus aux media studies.
Névio de Campos: Dans La guerre des écrivains (1999) vous montrez comment les institutions traditionnelles en France (l’Académie française, l’Académie Goncourt et la NRF), qui se disaient les principaux défenseurs de l’art pour l’art, ont soutenu le pouvoir politique. Le Comité national des écrivains, qui revendiquait pour sa part une littérature engagée, a été le groupe qui défendait l’autonomie du champ intellectuel. Cette tendance montrée par votre livre peut être perçue au Brésil, notamment durant la période de la dictature militaire (1964-1985), lorsque les intellectuels qui proposaient une distinction entre champ universitaire et champ politique se sont avérés ceux qui ont le plus travaillé en faveur du régime autoritaire. Ce livre met donc en évidence les différences entre les discours des intellectuels et leurs pratiques. Pouvez-vous commenter cette importance de confronter les discours aux pratiques des intellectuels, et de quelle manière nous pouvons le faire?
Gisèle Sapiro: Oui, il importe de distinguer les discours des pratiques et c’est pourquoi on ne peut s’en tenir à étudier les discours des acteurs. Et ce paradoxe des usages hétéronomes des discours autonomes est parfaitement transposable à d’autres situations et peut être dans certains cas une hypothèse heuristique. De même, c’est une erreur d’identifier l’engagement politique nécessairement à l’hétéronomie. Il faut étudier les pratiques et déterminer si elles sont dictées par la demande extérieure, politique, économique ou religieuse, ou par des logiques proprement intellectuelles. Il est aussi très intéressant d’étudier les discours de « contrebande », qui véhiculent un message codé.
Névio de Campos: Enfin, pouvez-vous nous livrer vos réflexions sur les possibilités de dialogue entre Sociologie des Intellectuels et Histoire Intellectuelle dans la perspective d'un renforcement des échanges internationaux, notamment entre la France et le Brésil?
Gisèle Sapiro: L’histoire intellectuelle telle qu’elle s’est développée au Royaume-Uni et aux Etats-Unis est très différente de la traditionnelle histoire des idées mais aussi de l’histoire des intellectuels à la française. Il y a d’un côté l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) dont se réclame Reinhardt Koselleck, de l’autre l’école de Cambridge qui préconise une historisation radicale des grands textes canoniques en les restituant dans leur contexte de production, parmi des textes non canoniques. Quentin Skinner est l’un des chefs de file de ce courant. Il est intéressant de noter que c’est Bourdieu qui le premier l’a fait traduire en français, comme pour les cultural studies. Les travaux de l’école de Cambridge ont offert une méthode dont se sont emparés des politistes français, en particulier Frédérique Matonti (2012), qui l’articule avec la sociologie des intellectuels et les conditions matérielles de la circulation des textes, pour élaborer une histoire sociale des idées politiques. Cela donne des travaux très riches et innovants comme l’étude de Mathieu Hauchecorne (2019) sur la réception de John Rawls et des théories de la justice en France. En sociologie, outre les travaux sur le champ littéraire, qui ont toujours pris en compte l’espace des possibles, l’histoire sociale des sciences sociales initiée par Bourdieu et Victor Karady offre un socle pour développer un programme de recherche que nous avons tenté de mettre en place dans le cadre du projet Interco-SSH, avec la participation de Karady lui-même d’ailleurs. J’ai parallèlement codirigé avec l’histoire Stefanos Geroulanos de NYU un programme intitulé Crossroads to intellectual history qui croisait à la fois deux traditions nationales, française et étasunienne, et deux disciplines, sociologie et histoire. Nous préparons un Handbook of intellectual history and the sociology of ideas (à paraître chez Routledge) qui dresse un bilan des évolutions récentes de ce domaine dans les deux disciplines et propose des pistes et méthodes pour articuler l’histoire et la sociologie des idées avec des domaines comme la philosophie, le droit, la science, la littérature, l’histoire du livre, la politique, les émotions. Cet ouvrage propose aussi de repenser le comparatisme, fortement critique par les défenseurs de l’histoire croisée, et de l’articuler avec une approche transnationale de la migration des idées, des œuvres, des modèles, et aussi des personnes, notamment à travers l’exil (voir le chapitre Exil et intellectuels transnationaux).7 Une approche qui s’inspire pour partie du programme tracé par Bourdieu dans son article sur « Les conditions sociales de la circulation internationales des idées » (BOURDIEU, 2002a, 2002b). Ces expériences viennent aussi nourrir notre travail réflexif sur ces conditions et tenter de favoriser les échanges en réduisant les asymétries et en constituant des réseaux parmi les jeunes générations. Ce programme devrait bien sûr inclure le Brésil et plus largement l’Amérique du sud, où de nombreux travaux sont menés sur les intellectuels, dans le sillage du livre de Sergio Miceli et aussi, en Argentine, de Béatrice Sarla et Carlos Altamirando - et nous avions d’ailleurs pris part, Frédérique Matonti et moi-même, à un colloque de présentation de l’important ouvrage sur l’histoire des intellectuels en Amérique du sud, qui était passionnant.
Névio de Campos: Nous vous remercions et vous sommes reconnaissant de votre disponibilité pour cet entretien.