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Revista Diálogo Educacional

versión impresa ISSN 1518-3483versión On-line ISSN 1981-416X

Rev. Diálogo Educ. vol.18 no.59 Curitiba oct./dic 2018  Epub 05-Feb-2020

https://doi.org/10.7213/1981-416x.18.059.ds10 

Dossiê

Les paradoxes de l’enseignement de l’histoire au sein d’une nation multiethnique

The Paradoxes of history teaching within a multiethnic nation

Eric Mutabazi1  *

1Université Catholique de l’Ouest, Angers, France


Résumé

L’enseignement de l’histoire est l’une des disciplines permettant aux élèves de connaître non seulement le passé, mais aussi de transmettre la mémoire collective, de former l’esprit national et de développer une conscience politique commune. Cependant, dans les nations multiculturelles composées de groupes ethniques différents, l’élaboration d’une même histoire nationale semble irréalisable, du fait que chaque groupe ethnique dispose d’un passé, d’une culture et de valeurs particuliers qu’il ne partage pas avec les autres groupes. On remarque d’ailleurs, dans certaines nations, le paradoxe entre cette idée de la construction d’une communauté nationale et les objectifs visés par le contenu d’enseignement d’histoire proposé aux élèves dans les écoles. Dans cette contribution, nous allons comprendre ce paradoxe à travers l’analyse du contenu de l’enseignement au Rwanda. La comparaison entre le contenu des manuels d’histoire utilisés dans les écoles avant 1994 et les objectifs de réaliser la cohésion nationale et l’unité entre les groupes ethniques illustrera ce paradoxe.

Mots clés: Ethnie; Nation; Multiethnique; Communauté de citoyens; Paradoxe

Abstract

The teaching of history is one of the disciplines that allows students to know not only the past, but also to transmit the collective memory, to train the national spirit and to develop a common political awareness. However, in today’s world’s multicultural nations, producing a common national History seems an unachievable goal, if not unconceivable, since each ethnic group has its own past, its own culture and values which are not shared with other groups. In some nations, there is also a paradox between the idea of ​​building a national community and the aims of the content of history teaching offered to students in schools. In this contribution, we will understand this paradox through the analysis of the content of education in Rwanda. Comparing the content of history textbooks used in schools before 1994 with the objectives of achieving national cohesion and unity among ethnic groups will illustrate this paradox.

Keywords: Ethnic; Nation; Multiethnic; Community of citizens; Paradox; History teaching; Textbooks

Introduction

L’enseignement de l’histoire est souvent l’élément d’acharnement entre pédagogues, enseignants et hommes politiques. Souvenons-nous d’un discours récent d’un des candidats de droite, “les Républicains”, à la présidentielle en France, François Fillon1, qui souhaitait un changement radical de l’enseignement de l’histoire, voire même une réécriture des programmes. En cause, la valorisation de la nation aux yeux des jeunes français:

Pourquoi les enfants chinois apprennent-ils par cœur la liste des dynasties qui ont régné sur leur pays durant trois mille ans et expriment-ils leur fierté d’appartenir à une grande civilisation, quand les jeunes Français ignorent des pans de leur histoire ou, pire encore, apprennent à en avoir honte? […] Faire douter de notre histoire: cette instruction est honteuse ! Quand les thèses révisionnistes prolifèrent sur Internet, à l’heure où notre nation est en quête de sens, qu’elle est menacée par des barbares, faut-il que l’école renonce à faire le récit de la nation?

La réponse du Ministre de l’éducation, issu du parti socialiste, Najat Vallaud-Belkacem2 ne fut pas tarder ! Elle s’opposa et critiqua cette proposition du candidat de droite pendant LE GRAND JURY du 27 novembre 2016 et soulignait que:

L’Histoire, telle qu’elle s’enseigne, n’a pas à prendre parti, à être idéologisée: elle doit se raconter telle qu’elle s’est produite. Lorsqu’il y a eu des pages sombres dans l’histoire de France, bien sûr qu’il faut les raconter aux élèves» […] Comment voulez-vous rendre nos élèves fiers du fait que notre pays a aboli l’esclavage si vous ne leur avez pas d’abord expliqué que l’on a esclavagisé?” […] Nous appartenons tous à un même pays donc nous devons bien connaître son histoire, y compris l’inscription de ce pays dans le monde qui l’entoure, pour en être fiers mais pour connaître aussi ses moments d’ombre.

Pour ne citer que cet exemple, on remarque donc que non seulement l’enseignement de l’histoire reste une discipline sensible auprès de différents acteurs politiques, mais également qu’il est considéré comme un des moyens utilisés pour préparer à la construction de la conscience des futurs citoyens. D’ailleurs, “au plan mondial, l’éducation à la citoyenneté est surtout réalisée dans le cadre de l’enseignement de l’histoire” (JUTRAS, 2010: 4). C’est pour cela que dans certains pays ou région, comme Québec au Canada (Mc ANDREW, 2006 et JUTRAS, 2010), l’enseignement de l’histoire est associé à l’éducation à la citoyenneté. En effet, certains programmes d’histoire proposé au secondaire par le Gouvernement du Québec consiste à “développer le sens de l’appartenance à la communauté humaine et à la société québécoise ; apprécier le passé pour comprendre le présent et établir un lien passé-présent-avenir” (JUTRAS, 2010, p. 4).

Cependant, on remarque souvent le paradoxe entre cette idée de la construction d’une communauté nationale et les objectifs visés par le contenu d’enseignement d’histoire proposé aux élèves dans les écoles surtout au sein des nations multiculturelles. L’objectif de cette contribution consiste à questionner ce paradoxe. Pour le comprendre, nous allons analyser, les manuels scolaires d’histoire utilisés entre 1971 et 1994 au Rwanda. Ces outils d’apprentissage sont accusés d’avoir incités à une politique discriminatoire au lieu de développer une communauté des citoyens

Les manuels scolaires d’histoire et d’éducation civique à tous les degrés d’enseignement s’efforçaient de justifier une politique discriminatoire […]. En effet, au lieu d’éradiquer l’ignorance dans la population, on a mis en place un système de propagande et d’incitation à la haine ethnique et régionale en exploitant savamment l’ignorance de la population MINIPRISEC § MINESUPRES3 (1995, p. 44).

D’une nation ethnique à la communauté des citoyens

Les nations actuelles sont devenues multiethniques ou multiculturelles. Cette dernière décrit sur le plan phénoménologique, la réalité des sociétés composées d’une “coexistence de groupes ethniques, culturels et religieux différents” (CONSTANT, 2000, p. 8). Pourtant, Thiesse (2008, p. 900) en étudiant l’origine de la nation mentionne le caractère ethnique de ce terme. En effet, pour elle, la nation désigne étymologiquement “un groupe plus ou moins vaste d’individus ayant une origine commune […], des caractéristiques culturelles ou religieuses communes, habitant une même contrée ou appartenant à un même État”. L’auteure explique que la signification et conception de la nation ont évolué au fur et à mesure des années. À l’époque de la lumière par exemple, la nation désignait la population d’un même État, mais avec un autre principe que celui de ressembler les sujets d’un même souverain comme dans les anciens régimes. Quant à l’aube de la Révolution française, la nation était définie comme “un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par une même législature” abbé Sièyes, cité par Thiesse (2001 p. 900). Cela a conduit Thiesse à dire que le terme de la nation n’a aucune définition incontestable. Burdeau montre de son côté dans l’Encyclopeadia Universalis (2002, p. 865) que la nation n’est pas une réalité concrète, mais une idée. Pour défendre cette idée de la nation, certains penseurs s’appuient sur différents facteurs déterminants qui expliquent la réalité nationale. Parmi ces facteurs, nous pouvons citer entre autre la thèse “assimilationniste”, la thèse de la nation comme plébiscite de tous les jours ou celle de la “communauté de citoyens”.

La thèse d’assimilationniste qui s’inscrit dans un domaine géographique et démographique voire même ethnographique montre que les peuples sont conditionnés par les caractéristiques géographiques et climatiques du pays dans lequel ils se trouvent. Par conséquent, tous les individus soumis aux mêmes conditions physiques doivent nécessairement s’y adapter, ce qui fait disparaître des différences d’origine. Les caractères héréditaires finissent ainsi peu à peu par s’effacer et “le droit du sol” l’emporte sur le “droit du sang” (DUBOS, cité par NOIRIEL, 1992, p. 8). Cependant, cette thèse est souvent mal exploitée et sa mise en pratique au niveau politique et culturel est critiquée. En effet, la mise en œuvre de cette approche consiste aujourd’hui à faire entrer toutes les personnes dans une culture dominante considérée à la fois comme supérieure et nationale, sans tenir compte de la culture de chaque composante de la Nation (DURPAIRE, 2002). Dans ce cas, la culture nationale prend comme repère l’unique représentation dominante d’un groupe social et fait intégrer tous les autres groupes dans cette représentation. Cette approche provoque cependant des effets pervers surtout au niveau de l’organisation de la nation. En effet, le groupe, exclu et abandonné, ne peut pas se sentir attaché à d’autres groupes qui le rejettent. Durpaire (2002) insiste d’ailleurs sur le fait que plusieurs sociologues ont mis en évidence qu’il est difficile de proclamer un attachement à un groupe dont on se sent exclu, de se réclamer membre d’une communauté qui vous rejette.

La deuxième thèse est celle d’une nation comme “plébiscite de tous les jours” développée par Renan (1992). Dans son œuvre intitulée “Qu’est-ce qu’une Nation”, Renan cherche à savoir si une Nation est un espace où cohabitent les gens de même race, de même ethnie, de même langue, de même intérêt, ou de même affinité religieuse. Cependant, l’auteur remarque que ce n’est ni la race (même si plusieurs nations modernes dont nous disposons aujourd’hui sont les résultats historiques amenés par une série de faits convergeant dans le même sens, mais, que ce soit les provinces ou la dynastie, le regroupement des personnes qui les composent est le résultat des guerres de la conquête, des mariages mixtes ou des traités), ni la langue (même si elle permet de se réunir en tant que membre d’une même nation), ni la religion, ni l’espace géographique. Pour Renan,

Une Nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis […]. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple (RENAN, 1992, p. 54).

Pour Renan, la nation n’est qu’un sentiment d’appartenance caractérisé par une grande solidarité entre les membres. Cette solidarité est fondée sur les sentiments de sacrifices et des souffrances qu’ils ont traversées et leur désir de continuer de vivre et de réaliser d’autres faits ensemble dans l’avenir. La nation, c’est continuer à être ce qu’on a été, à vivre selon la même foi que celle dont se sont inspirées les générations précédentes, dira Burdeau (2002, p. 865). C’est à partir de la force sentimentale de l’image d’un passé, et les rêves qu’ils projettent dans l’avenir que se fonde l’idée de la nation. C’est dans ce cadre que l’existence d’une nation est pour Renan “un plébiscite de tous les jours”, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie.

Enfin, la thèse de la nation comme une “communauté de citoyens” développée par Dominique Schnapper (1994) prolonge celle de la “plébiscite de tous les jours” et met en évidence l’idée de dépassement des appartenances sociales quelconques en faveur d’une communauté neutre, ressemblant tous les peuples au sein d’une même nation sous le nom des citoyens. Cette thèse, nous semble-t-il, apporte quelques précisons sur la question du vivre ensemble dans les nations actuelles devenues multiethniques ou multiculturelles. En effet, elle confirme que depuis les révolutions française et américaine, la légitimité politique n’est plus fondée sur la tradition dynastique et religieuse, mais sur la nation. Cette dernière est apparue comme le moyen de respecter l’autonomie de l’homme qui est la base des valeurs d’égalité et de liberté. C’est pour cela que la nation avait comme principe et finalité, la participation de tous les gouvernés à l’État. Par conséquent, la nation n’est plus une forme de collectivité historique et culturelle, c’est-à-dire ethnique, mais une communauté de citoyens (SCHNAPPER, 1994, p. 13).

En d’autres termes, la nation n’est pas le groupement des gens qui ont la même culture historique, qui parlent la même langue ou qui pratiquent la même religion. Elle prolonge et transcende par la citoyenneté tous les sentiments d’appartenances ethniques par la politique. La nation définit donc le citoyen comme un individu abstrait, sans identification et sans qualifications particulières (tribus, ville, ethnies), en deçà et au-delà de toutes ses déterminations concrètes. Elle transcende les institutions dynastiques et les cultures et crée d’autres institutions qui assurent la coercition et la cohésion interne de toutes les unités politiques et de tous les groupes ethniques qui composent la nation. Dans ce cas, précise Schnapper (1994, p. 92), le citoyen sera défini par son aptitude à rompre avec les déterminations qui l’enfermeraient dans une culture et un destin imposés par sa naissance.

Schnapper (1994, p. 38) fait la différence entre l’ethnie, l’État et la nation. Pour elle, la nation utilise les institutions collectives (l’État) pour s’incarner dans la réalité sociale. Mais, lorsque l’État devient trop puissant, tyrannique ou totalitaire, il absorbe la nation et détruit la communauté de citoyens. Quant aux ethnies, Schnapper montre que la nation transcende toutes les ethnies et évite toute la reconnaissance politique des ethnies. Car, pour elle, la reconnaissance politique des ethnies et le fait de les intégrées dans la nation, conduit à la désintégration. Pour Schnapper, entre l’ethnie et l’État, il faut faire sa place à la nation.

Cependant, ce qui est paradoxale dans les propos de l’auteure, est qu’elle montre que même s’il faut faire la place à la nation au détriment de l’appartenance ethnique, pour assurer son existence et sa vitalité, la nation est obligée de construire et d’entretenir des éléments d’ordre ethnique ! Elle doit réinventer un ensemble de mythes et de valeurs ethniques (nationales), comme la langue, la culture, etc. qui doivent nourrir chez les nationaux le sentiment de leur appartenance au collectif. Car, pour Schnapper, l’invention de la tradition est une condition de l’existence de toute nation afin qu’elle puisse résister à la division ethnique de ses membres. Cette invention de la tradition collective, l’auteure suggère que les citoyens soient également animés d’un consensus. En effet, elle reconnaît qu’il peut y avoir, dans une même nation, des rivalités, de la concurrence et des conflits entre ses membres. Mais, par le consensus, les citoyens acceptent les règles explicites et implicites qui permettent de résoudre, au moins provisoirement, leurs conflits de manière non violente, par la discussion publique, le compromis et la référence, acceptée par tous. Ce consensus doit viser l’intérêt général, proclamé et accepté comme tel et qui ne se confond pas avec celui des individus ou des groupes particuliers.

Néanmoins on remarque souvent des paradoxes entre cette idée de la nation “communauté des citoyens” et les décisions prises par les hommes politiques, plus particulièrement dans le cadre de l’enseignement de l’histoire au sein des nations multiethniques et non démocratiques.

Le paradoxe dans l’orientation du contenu de l’enseignement de l’histoire en lien avec la formation d’”communauté des citoyens”

Différents auteurs à l’instar de Koulouri et Venturas (1993), Schnapper (2000) mentionnent que l’école est organisée ou contrôlée d’une manière ou d’une autre par l’État. C’est ce dernier qui pilote l’enseignement de l’histoire comme d’autres disciplines. L’instruction de l’histoire est donc construite et transmise selon les objectifs visés par l’État ; ce qui lui donne un droit authentique à pourvoir à l’éducation des citoyens. Dans le cadre de cet enseignement d’histoire, Durpaire (2002, p. 65) montre que normalement l’objectif principal de cette discipline est d’intégrer les apports culturels des populations qui forment la communauté nationale. Pour l’auteur, adhérer à l’histoire nationale est un pas vers l’adhésion à la nation. Cependant, cet objectif d’intégrer toute la population à la mémoire collective nationale aboutit de manières diverses et suscite souvent des polémiques voire même des conflits entre les différents groupes.

En effet, dans la majorité des pays, les orientations de cette discipline sont souvent données et influencées par les hommes politiques. Cette manœuvre d’influence de l’instruction de l’histoire par les hommes d’état, est partagée par plusieurs auteurs entre autres Ferro (1981), Citron (1984), Koulouri et Venturas (1993). D’abord, Ferro (1981) témoigne que la relation entre l’histoire et la nation est constamment soumise à des détournements, plus particulièrement par les régimes autocrates et des dictatures, qui ne choisissent que des événements passés correspondant à leur idéologie. Quant à l’historienne Citron (1984, p. 46) elle souligne que “ce que nous prenons pour “notre histoire” résulte d’une manipulation du passé par les élites au service ou à l’appui des différents pouvoirs”. Enfin, Koulouri et Venturas (1993, p. 26) précisent que les manuels scolaires ont une fonction idéologique et qu’ils témoignent du rôle majeur que leur attribue le pouvoir politique dans l’apprentissage et dans la formation des mentalités.

En d’autres termes, la logique que suit l’enseignement de l’histoire, dans certains pays, consiste à légitimer le pouvoir en place. Dans ce cas, il est fort possible que dans l’élaboration de l’enseignement de l’histoire nationale, la subjectivité et le favoritisme d’un (des) groupe (“vainqueur”) détenant le pouvoir puisse dominer et ignorer les autres groupes, c’est-à-dire “les vaincus” ce qui est paradoxale à l’idée de la nation et de la réalisation de la communauté des citoyens tels que nous l’ont présenté des auteurs étudiés précédemment. Dans cette perspective, l’histoire de la “nation” est celle de la “raison du plus fort”. Elle ne tient compte que des propos et des décisions des hommes qui ont accédé au pouvoir. Ces derniers jouent souvent un rôle d’interprètes, préférant telle œuvre à telle autre, décidant de favoriser tel auteur ou ouvrages de références plutôt qu’un autre, ou bien encore d’attribuer une importance plus grande à l’époque historique (Le Goff et Nora, 1974, p. 175-176). À ce niveau, Carr (1988, p. 56) précise que des faits historiques deviennent comme un sac dont on donne une position en tenant compte du choix des décideurs. “Pour qu’il tienne en position verticale, il faut mettre quelque chose dedans”. Dans ce contexte, nous assistons dans certaines nations, à ce que j’appellerai “une manipulation et une réorientation truquées des faits collectifs historiques” par ceux qui détiennent le pouvoir politique. En effet, ce sont eux qui décident des héros nationaux, qui choisissent les événements et les faits historiques à enseigner, et orientent les interprétations, etc. Ce “trucage des faits collectifs historiques” ne visent pas souvent la réalisation d’une communauté nationale, mais des intérêts des personnes ou de groupe restreint.

En décrivant le contenu de l’enseignement de l’histoire dans les pays d’Afrique, Barampama (1998, p. 54) explique par exemple que depuis le milieu des années 60 jusque dans les années 90, la plupart des pays africains ont vécu sous des régimes de parti unique. Ces régimes politiques étaient caractérisés par une forte centralisation des institutions nationales. Cependant, “l’un des soucis majeurs de ces régimes politiques, était d’assurer la légitimité des dirigeants arrivés au pouvoir, généralement par des coups d’État plus ou moins sanglants et d’assurer l’”unité nationale”. Souvent l’enseignement de l’histoire se ramenait alors à des cours de “civisme ou de morale”. Certains sujets devenaient tabous parce que considérés comme risquant de mettre en danger cette unité tant recherchée. Pour éviter l’analyse critique sur la problématique du vivre ensemble au sein d’une même communauté nationale, l’histoire proposée par les dirigeants politiques africains étaient plutôt européo-centrée qu’africano-centrée. L’élève terminait l’école secondaire avec une connaissance poussée de l’histoire romaine, grecque, Moyen-Orientale, française, américaine, etc., mais sans aucune connaissance de l’histoire de son pays et des pays voisins. Comment ces nations pouvaient alors réaliser cette idée de communauté nationale à travers ce type de contenu? Était-il le cas dans l’enseignement de l’histoire du Rwanda avant le génocide de 1994?

Présentation du contenu des manuels scolaires de l’histoire du Rwanda

Comme je le montre dans mes précédents articles sur l’histoire du Rwanda et son enseignement4 (MUTABAZI, 2010, 2013, 2015, 2017), lorsque nous analysons le contenu de l’enseignement de l’histoire sociopolitique du Rwanda, nous remarquons que son contenu fut basé sur les différents thèmes traitant la question du vivre ensemble entre les trois groupes ethniques composant le Rwanda. Dans cette contribution, les thématiques concernant la population rwandaise, le système d’ubuhake et les inégalités sociales, la colonisation et la révolution de 1959 ainsi que le Rwanda sous la 1ère et la 2ème République constituaient le nœud du contenu des manuels scolaires.

La population rwandaise

Dans les manuels d’histoire, la population rwandaise est décrite comme un peuple divisé en trois ethnies ou castes différentes: les Batwa, les Bahutu et les Batutsi. Ces différences se trouvent au niveau de leurs origines, de la période de leur installation au Rwanda, de leurs activités et caractéristiques physiques, économiques, politiques et sociales. En effet, la connaissance de l’origine et du peuplement des trois “ethnies” était enseignée à partir de la 6ème année d’école primaire, donc à l’âge de 12, 13 ou 14 ans. Il était également abordé en 8ème année de l’école primaire (c’est-à-dire à 14, 15 ou 16 ans) et dans toutes les classes de l’école secondaire à travers le manuel de l’”Histoire du Rwanda Ière partie” et de l’ “Introduction à l’histoire du Rwanda” de Heremans (entre 15 et 23 ans).

Les Batwa s’y trouvaient présentés comme autochtones. Ils étaient les premiers à habiter le Rwanda et les forêts d’Afrique centrale. Ils étaient chasseurs, potiers, de petites tailles et apparentés morphologiquement aux Pygmées. Quant aux Bahutu, même s’ils arrivèrent après les Batwa (entre 7ème et 10ème siècle), ils étaient décrits aussi comme des autochtones, parce qu’ils étaient les premiers à défricher la forêt du Rwanda. Ils sont originaires de la côte du lac Tchad, agriculteurs, majoritaire et apparentés aux autres Bantu de l’Afrique centrale. Leur installation au Rwanda aurait été pacifique. Ils offraient des cadeaux aux chefs Batwa et recevaient en retour de l’espace à cultiver. Enfin, les manuels scolaires présentent les Batutsi comme les derniers à s’installer au Rwanda (Xème et XIVème siècle). Ils seraient venus tantôt d’Asie, de la région du Caucase - ; ils auraient passé de l’Afrique du Nord et de l’Est pour arriver au Nord - Est du Rwanda ; ils sont donc blancs à peau noire ; - tantôt ils seraient tombés du ciel et auraient atterri dans la région dite de Mubari (au Nord - Est du Rwanda). Donc, ils sont des étrangers ou envahisseurs, minces et de haute taille (1,79m en moyenne), et éleveurs de gros bétail.

Cependant, les manuels scolaires montrent qu’avant la formation de la société rwandaise (ou de l’Etat Rwandais), il existait des principautés Hutu et des principautés Tutsi. Ainsi, pour construire le même Etat Rwandais, les manuels scolaires dégagent l’idée selon laquelle, les Batutsi (du clan “abanyiginya”) auraient conquis tous les pays des Hutu, par une série de raids pillages et de conquêtes (les guerres), jusqu’à former le “Rwanda ancien” qui s’élargissait jusqu’aux territoires actuels de la République Démocratique du Congo (Ex-Zaire) et de l’Ouganda. Ces manuels scolaires mentionnent bel et bien que le “Rwanda ancien” était la conquête des Batutsi du clan “Abanyiginya” sur les autres ethnies, Bahutu et Batwa.

Tableaux 1 Récapitulatifs et comparatifs des contenus des manuels concernant la population Rwandaise 

Manuels scolaire Thème
Population Rwandaise
5P -
6P Les Batwa sont les premiers à habiter les forêts de l’Afrique Centrale et du Rwanda. Cependant, il y a plusieurs catégories des Batwa. Les uns habitent au Rwanda, les autres au Burundi, au Congo, au Cameroun et au Centrafrique. Dans le cas du Rwanda, les Batwa sont en deux catégories. Les “Impunyu” qui vivent de la chasse et de la cueillette et les Batwa céramistes potiers. Toutes ces deux catégories ont une organisation familiale.
Les Bahutu font parties d’une famille Bantu qui vit en Afrique Centrale, de l’Est et du Sud, notamment dans les pays comme le Gabon, le Cameroun, le Congo, le Burundi, la Tanzanie, la Zambie, l’Afrique du Sud et le Rwanda. Leur installation au Rwanda est pacifique. Ils ont donné des cadeaux aux chefs Batwa, et ils ont reçu en retour de l’espace à cultiver. Ils sont donc agriculteurs et éleveurs de chèvres et de vaches. Leur organisation est familiale avec un chef à la tête. Cependant, plusieurs familles pouvaient se mettre ensemble et choisir un seul chef. Ce dernier avait un titre du “roi”.
Les Batutsi sont les derniers à arriver au Rwanda. Ils sont apparentés aux Batutsi du Burundi, aux Bahima de l’Ouganda et Tanzanie, aux Massai du Kenya. Leur origine est le Nord - Est de l’Afrique. C’est-à-dire le Soudan et l’Ethiopie. Lorsqu’ils sont arrivés au Rwanda, ils se sont rapprochés des Bahutu et ils se sont mariés. Ensuite, ces Bahutu les ont aidés à conquérir les autres pays. Les Batutsi sont des éleveurs de vaches. Leur organisation est familiale avec à la tête le chef de famille et de guerre. Enfin, parmi tous les Batutsi, ceux du clan “abanyiginya” ont fini par conquérir les pays des Hutu et des Tutsi jusqu’à former le Rwanda ancien que les européens ont divisé en laissant une grande partie au Congo et à l’Ouganda.
8P -
Histoire du Rwanda Ière Partie Les Batwa sont les premiers à arriver au Rwanda. Ils ont une infériorité numérique. Les uns sont chasseurs “Impunyu” et les autres potiers “les Batwa céramistes”.
Les Bahutu sont arrivés au Rwanda entre 7ème et 10ème siècle. Ils sont apparentés aux Bantu qui vivent en Afrique. Leur origine est de lac Tchad. Ils se sont installés au Rwanda d’une manière pacifique, sans la guerre contre les Batwa. Ils donnaient des cadeaux dits “urwugururo” aux chefs Batwa contre le terrain à cultiver. Ils sont agriculteurs et leur organisation est familiale.
Les Batutsi sont les derniers à arriver au Rwanda. Eleveurs de gros bétail, ils sont mince et de haute taille (1,79m en moyenne). Apparentés au Hima qu’on trouve dans les pays voisins du Rwanda. Ces sont des Hamites, parce qu’ils viennent d’Asie, dans la région de Caucase. Ils sont blancs à peau noire. Ils sont rattachés aux populations nubiennes, aux Gallas d’Ethiopie, aux Peuls, aux Massai et aux Danakil. Ils sont arrivés au Rwanda au 14ème siècle par une série de raids, de pillages et de conquête. Ils ont imposé leur autorité aux Bahutu du Rwanda.
Manuels scolaire Thème
Population Rwandaise
Histoire du Rwanda IIème Partie -
Introduction à l’Histoire du Rwanda de Heremans La population rwandaise était arrivée par vague migratoire et d’une manière successive. Les Batwa sont les premiers à habiter le Rwanda. Ces Batwa sont divisés en deux catégories. Les Batwa chasseurs dits “impunyu” qui habitaient les montagnes de l’Ouest et du Nord et les Batwa potiers. Cependant, ces deux catégories ont une parenté morphologique avec des pygmées. Les Bahutu sont arrivé au Rwanda entre 7ème et 10ème siècle. Ils ont trouvé les Batwa au Rwanda. Leur origine est du lac Tchad. Ils sont arrivés au Rwanda en passant par la forêt équatoriale, via l’embouchure du Zaïre et du Zambèze au Kenya. Les Bahutu sont agriculteurs et ils sont aussi apparentés culturellement aux Bantu de la zone interlacustre. Ils sont organisés en petits Etats ou toparchies avec à la tête un roi appelé “Umuhinza”. Quant aux Batutsi, ils sont les derniers à arriver au Rwanda. Ils sont éleveurs de vaches et ils sont arrivés au Rwanda au 14ème siècle. Ils sont originaires du lac Albert et le Bahrel-Gazal. Ils ont aussi une origine céleste. Ils sont apparentés aux Bahima, aux Massai.

Le système d’ubuhake

Le système de clientèle ubuhake était enseigné à partir de la 5ème année d’école primaire. C’est-à-dire, à l’âge de 11, 12 ou 13 ans. Il était aussi transmis en 8ème année d’école primaire et dans toutes les classes d’école secondaire, à travers les manuels de l’Histoire du Rwanda Ière partie, de l’Histoire du Rwanda IIème partie et de l’Introduction à l’histoire du Rwanda de Heremans. Il s’agissait de décrire, dans ces manuels, le système d’ubuhake, son origine, son processus de réalisation, sa valeur et ses conséquences vis-à-vis du peuple Rwandais. Ainsi, le système d’ubuhake est-il arrivé au Rwanda par les Batutsi5. Il était fondé sur l’acquisition de l’usufruit de la vache. En effet, la vache représentait la richesse au Rwanda ancien et occupait une place capitale dans la culture traditionnelle pour les valeurs qu’elle véhiculait et les représentations sociales qu’elle suscitait. Ainsi, chaque personne souhaitait se l’approprier afin de devenir riche et respecté dans la société. L’un des moyens utilisé pour posséder ce symbole de richesse (la vache) était de passer par l’ubuhake. En effet, ce dernier se trouve défini par les manuels comme un contrat existant entre une personne d’un rang inférieur (Hutu ou Tutsi) faible, isolé et une personne (Tutsi) riche, bien placée dans la hiérarchie sociale. Ce contrat exigeait une série de droits et d’obligations réciproques. Concrètement, le client offrait différents services au patron: travaux agricoles, entretien de sa demeure, veille nocturne, etc. En retour, il recevait de la part de son patron, le droit d’usufruit du bétail et la protection, surtout dans le domaine de la justice ; car les arrêts de jugements variaient selon qu’il s’agissait de grands feudataires ou de simples manants.

Cependant, les manuels décrivent ce contrat comme inéquitable. Nous avions affaire à un système de dominant/dominé. En effet, l’octroi des vaches n’était pas définitif ; tout dépendait du rapport relationnel entre le client et le patron. Mais, dans tous les cas, le dernier mot revenait nécessairement au patron. Ce dernier pouvait manifester une certaine humanité et attribuer les vaches à son client, ou au contraire se montrer rigide et mener à la rupture du contrat. Après la rupture, le patron reprenait toutes les vaches octroyées à son serviteur sans aucun jugement et sans aucune discussion. Le patron exerçait donc le pouvoir extrême sur son client ; la dernière décision de l’octroi et du retrait des vaches lui revenait toujours. En d’autres termes, le seigneur Tutsi conservait le droit de nue-propriété des vaches. Ceci explique le souhait du serviteur de réaliser la volonté de son patron, afin d’éviter son mécontentement. Cependant, le manuel de l’Histoire du IIème partie (p.71) se réfère de l’avis de Reyntjens et d’autres auteurs. Il mentionne, ainsi, la quasi impossible du client lésé de se défaire de ce contrat d’ubuhake sans s’attirer la colère du maître. Car le patron cherchait un prétexte pour exiger de ce client “insoumis” une amende ou tout simplement la restitution de toutes ses vaches.

On retrouve dans les manuels, d’autres méfaits du système d’ubuhake. Ainsi, les clients passaient tout leur temps chez leurs patrons et ne disposaient pas assez de temps de travail pour leurs foyers. L’ubuhake a créé aussi une attitude et un comportement de malhonnêteté chez les Rwandais, parce que le client ne disait pas souvent la vérité. Ce dernier se voyait obligé de créer un climat de confiance avec son chef. Pour y parvenir, le client utilisait souvent des mensonges contre les autres clients ou les autres chefs, afin de gagner la confiance de son maître. Par conséquent, l’ubuhake créait un climat de soumission totale, de manipulation et d’endoctrinement du client envers son patron, de telle manière que celui-ci se soumettait à son chef toute sa vie. Il ne disposait donc d’aucune liberté et d’aucune autonomie dans ce contrat d’ubuhake. De surcroît, ce qui était déplorable dans ce système, c’est que l’ubuhake liait non seulement les personnes qui y avaient librement souscrit, mais aussi leurs enfants. À ce niveau, le manuel de l’Histoire du Rwanda IIème Partie se réfère à Filip Reyntjens pour expliquer ce phénomène:

Le rapport ubuhake n’était pas rompu par la mort d’une des parties, mais hérité par les descendants masculins du shebuja et de l’umugaragu. Le contrat pouvait être terminé à l’initiative de l’une des parties ou des deux. Les vaches dont le seigneur avait la nue-propriété devaient alors être restituées par le client, qui était, quant à lui, libéré de ses prestations en faveur du patron (Reyntjens, cité par le manuel de l’Histoire du Rwanda IIème partie, p. 71).

Les manuels représentaient donc le contrat d’ubuhake comme une forme déguisée de l’esclavage qui profitait surtout aux propriétaires vachers Tutsi. Autrement dit, il s’agit d’une forme de “l’esclavage des Tutsi sur les Hutu”. En plus du pouvoir politique que les Tutsi détenaient, le gros bétail leur conférait la puissance économique provenant des prestations en services des Bagaragu (client). Ils s’étaient également approprié d’immenses étendues de pâturages servant naguère au labourage. Tout ce système d’organisation politique a créé au Rwanda, un grand déséquilibre entre les deux groupes sociaux Tutsi et Hutu, soulignent les manuels scolaires.

Tableaux 2 Récapitulatifs des contenus des manuels concernant les systèmes de clientèles et des inégalités sociales 

Manuels scolaire Thème
Les systèmes de clientèles d’ubuhake-ubugererwa et les inégalités sociales au Rwanda
5P Ubuhake est un contrat entre un client qui sollicitait une vache ou la protection de l’éleveur riche. Le premier devait exercer plusieurs activités chez le dernier et il recevait de retour un usufruit d’une ou plusieurs vaches et la protection, surtout en justice. Cependant, l’octroi des vaches n’était pas définitif. Le patron gardait le droit sur les vaches octroyées. Mais les seigneurs pouvaient aussi conclure ce contrat entre eux sans exercer les mêmes activités que les pauvres, afin de renforcer leur relation, leur force, et avoir beaucoup d’estime. Le contrat d’ubuhake était en soi mauvais, car il créait des inégalités, des soumissions, des manipulations, des malhonnêtetés, etc.
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8P Le contrat d’ubuhake est amené par les Batutsi. Un client demandait un contrat d’ubuhake à un patron par l’intermédiaire d’une autre personne (souvent un ancien client). Le client devrait exercer plusieurs services chez le patron. Le patron devrait donner à son tour l’usufruit de vaches pour le fumier, le lait et il devrait le protéger en justice. Le contrat d’ubuhake était conclu par tout le monde et il était hiérarchisé jusqu’au roi. Parce que tous les chefs étaient des clients (serviteurs) du roi. Les conséquences de ce contrat étaient à la fois positives et négatives. Le client pouvait acquérir des vaches et gardait de bonnes relations avec quelqu’un d’un rang supérieur. Mais, le contrat d’ubuhake créait aussi des inégalités sociales, la manque de liberté d’expression d’un client, de faire la volonté et de se soumettre toujours aux décisions de son patron.
Quant au contrat d’ubugarerwa, il était conclu entre les chefs Bahutu et les personnes (clients) qui n’avaient pas d’espace à cultiver. Les clients donnaient des cadeaux avant et après la récolte et les chefs Bahutu leur octroyaient à leur tour le terrain. Le contrat n’était pas définitif. Il fallait le renouveler à chaque récolte. Mais, après une certaine période, le client et le chef Hutu pouvaient devenir amis et conclure le pacte de “kunywana” (se boire). Le client pouvait aussi finir par épouser une des filles du patron, comme il pouvait intégrer la famille du chef. Les conséquences de ce contrat sont que les gens trouvaient l’espace à cultiver et cela créait des bonnes relations avec la famille du chef. Mais aussi, ce contrat créait des injustices et des inégalités en faveur des chefs Bahutu.
Manuels scolaire Thème
Les systèmes de clientèles d’ubuhake-ubugererwa et les inégalités sociales au Rwanda
Histoire du Rwanda Ière Partie Il se réfère à Louis de Lacger et définit l’ubuhake comme un contrat entre un solliciteur “umuhakwa” faible et isolé, et un patron fort. Le solliciteur cherche les vaches et à se tenir à l’abri de l’arbitraire du fort, tandis que le patron attendait des services du solliciteur. Dans ce contrat, le client et sa descendance restaient en dépendance du seigneur jusqu’à la rupture du contrat qui entrainait la dépossession immédiate des vaches du client par le patron.
Quant au contrat d’ubugererwa, il se réfère à Alexis Kagame et il montre que ce contrat était conclu entre le souverain terrien et l’usufruitier. Le souverain donnait à l’usufruitier l’espace à cultiver et une serpette pour déboiser la forêt. La différence entre l’ubuhake et l’ubugererwa est que dans ce dernier, le client ne devait aucune prestation servile au clan, sauf la prestation familiale de la nouvelle récolte des haricots, du sorgho, etc., qu’elle devait offrir au chef Hutu, lors de la fête de la moisson.
Histoire du Rwanda IIème Partie Il se réfère à Maquet et définit l’ubuhake comme un contrat qui existait entre une personne d’un rang inférieur (Hutu ou Tutsi) qui offrait ses services à une personne (Tutsi) riche et bien placée dans la hiérarchie sociale. Ce contrat exigeait une série de droits et d’obligations. C’est-à-dire offrir des services et recevoir le droit d’usufruit du bétail pour le client, et de recevoir des services et offrir des vaches pour le patron (Tutsi). Le contrat était en faveur des patrons. Il concernait non seulement les contractants, mais aussi leurs descendants, et chacun occupait les tâches de son père dans le contrat.
Quant aux inégalités sociales, elles frappaient la majeure partie de la population et privilégiaient une minorité aristocratique Tutsi. Ce dernier avait le pouvoir judiciaire, politique, économique, militaire, etc.
Introduction à l’Histoire du Rwanda de Heremans Le contrat d’ubuhake était conclu entre une personne de rang inférieur (umugaragu) client qui offrait des services à celui de rang plus élevé. Le dernier donnait quant à lui, l’usufruit des bétails au premier (client), mais conservait le droit sur les vaches.

De la colonisation à la révolution rwandaise de 1959

Au sujet de la période de la colonisation du Rwanda jusqu’à la révolution de 1959, le contenu trouvé dans les manuels scolaires mettait en évidence l’idée du soutien des colonisateurs en faveur des Batutsi. Les Allemands, puis les Belges auraient appuyé le pouvoir monarchique et contribué au renforcement de “l’hégémonie du groupe Tutsi” (manuel de l’Histoire du Rwanda IIème Partie, 1989, p. 101), en combattant pour le roi contre les attaques des différents rebelles Rwandais et en renforçant l’emprise des gouvernants Tutsi sur la masse paysanne au point de la rendre intolérable. Cependant, vers les années 1930, les manuels montrent que les Belges ont changé la conception du pouvoir politique au Rwanda. Le roi, qui était le chef suprême par excellence, a perdu de sa valeur. La symbolique de sa sacralité se trouvait déjà à moitié détruite. Les Belges ont même limité son pouvoir en l’interdisant d’appliquer et de réaliser certains faits, entre autre, la peine capitale, la nomination et la révocation des chefs indigènes sans leur accord et en lui imposant d’accorder la liberté de culte à ses sujets. Le roi était donc réduit à un instrument d’exécution de leurs ordres et “il régnait sans gouverner”. Ainsi, vers les Années 1957-1959, les manuels mentionnent que les Belges ont changé leur fusil d’épaule et qu’ils ont décidé de soutenir les Bahutu jusqu’à l’indépendance du pays. Plusieurs Bahutu se sont réunis dans un même parti politique appelé PARMEHUTU6 et ont décidé de lutter ensemble contre le pouvoir monarchique. Cette lutte a fini par la révolution de 1959.

En effet, le contenu des manuels scolaire de l’histoire présente la Révolution rwandaise de 1959 comme une victoire des Hutu sur les Tutsi. Cette révolution, comme elle est présentée dans les manuels de 5ème primaire, de 8ème primaire, de l’Histoire du Rwanda IIème Partie et de l’Introduction à l’histoire du Rwanda de Heremans, débute par la mort inopinée et mystérieuse de Roi Mutara Rudahigwa à Bujumbura au Burundi. Ce décès du Roi provoqua, non seulement, la colère et la haine des monarchistes contre l’Église Catholique et l’administration Belges, mais aussi, une querelle sur la succession du monarque défunt. Car les traditionalistes Tutsi, les intellectuels Hutu et le Résident Belges voulaient profiter de cette occasion pour instaurer leurs pouvoirs. Ainsi, même si ce sont les traditionalistes Tutsi qui finirent par introniser rapidement le Roi Kigeli Ndahindurwa, les Hutu et les Belges n’accepteront jamais leurs échecs. Ils retireront en silence mais “décidés de travailler d’arrache-pied pour abattre cette monarchie” (Histoire du Rwanda IIème Partie, 1989, p. 113).

Les manuels scolaires soulignent que l’origine de la Révolution a été les faux bruits de l’attentat envers Mbonyumutwa7 par les jeunes de l’UNAR8. Dès cette nouvelle, les Bahutu et les Batutsi se sont livrés à une guerre sans merci. Les manuels de 5ème primaire, de 8ème primaire, de l’Histoire du Rwanda IIème partie et de l’Introduction à l’histoire du Rwanda de Heremans, précisent que les jeunes Bahutu ont tué et assassiné des centaines des Tutsi. Ils ont aussi chassé, pillé, détruit, et incendié les maisons des chefs Batutsi. La fin de cette guerre inter - ethnique a bouleversé les choses et la page a été tournée dans l’histoire du Rwanda en faveur des Bahutu. En effet, il y a eu des changements de structure politique et administrative de la société rwandaise. L’administration Belges a nommé plusieurs Bahutu aux postes de chefs pour remplacer les chefs Batutsi tués, éliminés, exilés, démissionnés, incarcérés, etc. Les manuels mentionnent que les Belges ont changé catégoriquement de position politique et qu’ils ont décidé d’être désormais du côté de la masse populaire Hutu pour des raisons suivantes:

[…] Pour cela, nous devons favoriser les éléments d’ordre et affaiblir les éléments de désordre, en d’autres termes favoriser l’élément Hutu et défavoriser l’élément Tutsi. Parce que l’un sera obéi et l’autre pas. En conséquence nous avons pleine initiative pour mettre en place des sous - chefs Hutu, là où ils ont une chance de réussir avec l’aide de l’administration” (Reyntjens, cité par le manuel de l’Histoire du Rwanda IIème partie, p. 129).

Ainsi, dès cette période, il y a eu des élections sans participation du parti politique de l’UNAR (en majorité Tutsi) et sans présence du roi. Les partis PARMEHUTU, suivi d’APROSOMA9 (partis majoritairement Hutu) ont été victorieux, que ce soit au niveau communal, du parlement et de la présidence. Ce sera alors la fin de la monarchie Tutsi et la suppression du tambour Kalinga10. Le Rwanda est devenu dès lors, une République réalisée par les Hutu. Autrement dit, la révolution rwandaise s’est achevée avec la victoire de la démocratie sur l’arbitraire, déclare le manuel de l’Histoire du Rwanda IIème partie (1989, p. 137). Le Rwanda était désormais une République qui se préparait à son indépendance. Mais les tensions, les guerres et l’entente entre les ethnies sont restées sans réponse. Cependant, cela n’a pas empêché que le Rwanda soit considéré comme une République démocratique, sociale et souveraine. Le pays a eu son indépendance le 1ère juillet 1962, sous le pouvoir du parti politique PARMEHUTU.

Tableaux 3 Récapitulatifs et comparatifs des contenus des manuels concernant la colonisation Belge 

Manuels scolaires Thème
La colonisation Belge
5P Au début de leur colonisation au Rwanda, les Belges n’ont pas changé le système politique appliqué par les Allemands au Rwanda. Ils ont gardé l’administration indirecte. Cependant, les Belges ont limité le pouvoir du roi du Musinga, entre autre le droit de vie et de mort sur ses sujets, le droit de nommer les chefs sans consulter et sans accord des Belges, le droit d’empêcher les Rwandais de se convertir dans les autres religions, etc. Malheureusement, le roi n’a pas apprécié ces décisions. Ce qui lui a valu une destitution définitive au profit de son fils Mutara Rudahigwa.
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8P C’est en 1922 que le Rwanda a été attribué sous mandat belge, et en 1945, sous tutelle belge. L’administration du Rwanda était divisée en deux. L’administration belge et l’administration royale rwandaise. Cependant, après un certain période, les Belges ont limité le pouvoir du roi comme le droit de la vie et de la mort sur ses sujets, de nommer les chefs sans leur accord, etc.
Histoire du Rwanda Ière Partie -
Manuels scolaires Thème
La colonisation Belge
Histoire du Rwanda IIème Partie Dans un premier temps, les Belges ont respecté les décisions prises et appliquées par les Allemands au Rwanda. Mais, ils ont fait des réformes au fur et à mesure que le temps passait. C’est dans ce cadre qu’ils ont limité le pouvoir du roi, comme le droit de vie et de mort sur ses sujets, le droit d’empêcher les Rwandais de se convertir à d’autres religions, etc. Le roi n’était donc plus le seul maître dans le pays, mais il était devenu un simple agent de l’administration belge. Il régnait sans gouverner. Les Belges ont fait aussi une réorganisation politique du Rwanda et ils ont diminué le nombre des chefs dans le pays. Par conséquent, cette réforme a été en faveur des Batutsi ou détriment des Bahutu. Ce qui a renforcé l’hégémonie du groupe Batutsi.
Introduction à l’Histoire du Rwanda de Heremans Après l’échec des Allemands lors de la première guerre mondiale, les Belges ont pris la gouvernance du Rwanda. Par rapport aux Allemands, les Belges désiraient contrôler davantage le pays. Par conséquence, ils ont transformé plusieurs structures y compris le pouvoir du roi. Ils ont même fini par destituer le roi. Musinga sera remplacé par Mutara Rudahigwa.

De l’indépendance à la deuxième République

Le seul manuel scolaire de l’Histoire du Rwanda IIème partie utilisé pour enseigner cette période mentionne que pendant la 1ère République, le gouvernement avait trois objectifs à réaliser: d’abord, il devait assurer la sécurité du pays en luttant contre les attaques des exilés Tutsi (appelés par le manuel des “Terroristes inyenzi11“) qui combattaient pour le retour dans leur pays d’origine. Le manuel souligne qu’il y a eu agressions, assassinats et vols à mains armées de la part des “inyenzi” (cafards). Ces violences constituaient une menace considérable contre la sûreté du pays et la sécurité de ses habitants. Cependant, suite à ces attaques des “inyenzi”, plusieurs Tutsi de l’intérieur du pays étaient assassinés et subissaient des violences ethniques parce que soupçonnés de complicités avec leurs frères de l’extérieur, et ce malgré leur innocence.

Ensuite, le deuxième objectif de la 1ère République était de satisfaire la masse populaire, car la majorité du peuple rwandais avait acquis la liberté et la démocratie. Il n’y avait plus la féodalité. C’est dans ce cadre qu’il y a eu des réformes judiciaires, politique, économique, sociale et éducative pour que le peuple soit représenté d’une manière démocratique, et soit égal devant la loi. Enfin, le dernier objectif du gouvernement de la 1ère République, tel qu’il est présenté par le manuel, était de réaliser la cohésion nationale. Cette cohésion consistait à ramener l’unité entre les groupes sociaux et ethniques qui composaient le Rwanda, mais, ce n’était pas une chose facile, à cause des événements de 1959 et les attaques que subissait la jeune République, mais, pas une chose si difficile, car les Tutsi de l’intérieur avaient déjà accepté “l’hégémonie Hutu”. Cependant, le manuel montre que cette unité ne s’est jamais réalisée. Par contre, il y a eu une division plus élargie et plus grave que la précédente. Ainsi, des divisions entre les Rwandais sont arrivées au sein même du parti unique au pouvoir, le PARMEHUTU.

Les conflits qui étaient en amont d’ordre ethnique, se sont transformés en aval, en ordre ethnique et régional. Parce que le pouvoir était détenu par les gens de même ethnie et région (les gens issus de l’ethnie Hutu du centre du Rwanda, en majorité de la préfecture de Gitarama12). Autrement dit, cette unité nationale était complètement fragmentée et menacée. Suite à ces conflits infinis, le manuel explique qu’il y a eu le coup d’État organisé et réalisé par un groupe d’officiers (militaires) afin de faire régner le calme. C’est le début de la deuxième République. Le M.R.N.D13 fût crée et il était le seul organe politique capable de rassembler en son sein toutes les forces vives du pays sans aucune discrimination d’ordre confessionnel, ethnique, régional ou social, etc. Pour justifier les raisons de la création de ce parti politique unique, le manuel de (l’Histoire du Rwanda IIème partie, 1989, p. 161) explique qu’il était le seul moyen d’assurer et de garantir la réconciliation, l’unité nationale et de pacifier le pays.

Tableaux 4 Récapitulatifs des contenus des manuels concernant la Révolution de 1959 jusqu’à l’indépendance 

Manuels scolaire Thème
De la Révolution de 1959 à l’indépendance du Rwanda de 1959
5P La cause immédiate de la Révolution a été l’agression du membre du parti “PARMEHUTU” Dominique Mbonyumutwa par les membres du parti UNAR. Cette agression a provoqué les massacres, le pillage et l’exil des autorités Tutsi. Par conséquent, les Belges ont nommé plusieurs sous-chefs et chefs Bahutu pour remplacer les Tutsi exilés. Ils ont aussi organisé les élections au niveau communal et la majorité des élus était ressortissant du parti PARMEHUTU. En 1961, il y a eu un gouvernement provisoire. Il y a eu aussi dans cette même année, un référendum, les élections des députés et présidentielles. Le PARMEHUTU a remporté tous ces élections. Le tambour “Kalinga” et le roi Kigeli du Rwanda était banni au Rwanda au profit de la République et de la démocratie. C’était le début de l’indépendance du Rwanda.
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8P Le contenu de manuel est presque le même que celui de 5P
Histoire du Rwanda Ière Partie -
Histoire du Rwanda IIème Partie La Révolution a été caractérisée par une série de succession d’événements, entre autres la mort du roi Mutara Rudahingwa, les conflits entre les partis politiques, etc. Cependant, l’élément déclencheur de la Révolution a été la rumeur de l’assassinat de Mbonyumutwa figure emblématique des Hutu, par les membres du parti UNAR (en majorité Tutsi). Les Bahutu ont voulu venger leur frère, et il y a eu une guerre sans merci. Le bilan était lourd: des centaines de mort, de blessés, des exilés, des maisons brûlées, etc. La fin de ces conflits sera marquée par un changement des structures des organes politiques qui a conduit le Rwanda à l’indépendance. Ces étapes de l’indépendance ont été la nomination des autorités intérimaires Hutu au poste des chefs Tutsi tués et exilés, des élections communales remportées par le PARMEHUTU, le coup d’Etat de Gitarama fait par le PARMEHUTU et qui a aboli le roi Kigeli, le tambour “Kalinga” et les détenteurs du code ésotérique royal, le référendum, ainsi que les élections de députés, et présidentielles ont mis fin au pouvoir monarchique en faveur de la République et de la démocratie.
Introduction à l’Histoire du Rwanda de Heremans La Révolution débute par une tension entre les partis politiques. Il y a eu le dénigrement des uns et des autres partis, la méfiance, l’ignorance, etc. Mais l’élément déclencheur de la Révolution est que des jeunes de l’UNAR ont attaqué le sous-chef Muhutu Dominique Mbonyumutwa. Cette attaque a mis le feu au poudre, et les violences ont flambé dans tout le pays. Les attentats, le pillage, la destruction et l’incendié des maisons, etc., ont caractérisé le Rwanda. Ainsi, après ces violences, les Belges ont entamé le grand processus de la démocratisation du pays. Ils ont nommé plusieurs sous-chefs et chefs Bahutu pour remplacer les Chef Batutsi tués et exilés, ils ont organisé le référendum et plusieurs élections (entre autres les élections communales, des députes, et présidentielle) qui ont aboli le roi Kigeli et le tambour “Kalinga”. Le PARMEHUTU a remporté tous ces scrutins et il a préparé seul l’indépendance du Rwanda, qui a eu lieu, le 1 juillet 1962.

Analyse et conclusion: Le paradoxe dans l’enseignement de l’histoire du Rwanda par rapport à l’idée de la réalisation d’une “communauté nationale”

Les manuels scolaires utilisés dans cette étude ont été publié entre 1971 et 1987. C’est la période d’après l’indépendance du pays. Le Rwanda était une République où régnait, selon les écrits et les propose des politiciens, “le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple”. L’un des objectifs de la 1e République (1962-1973) était de réaliser la cohésion nationale. Cette cohésion consistait à ramener l’unité entre les groupes sociaux et ethniques qui composaient le Rwanda. Quant à la 2e République (1973-1994), elle voulait rassembler en son sein toutes les forces vives du pays sans aucune discrimination d’ordre confessionnel, ethnique, régional ou social, etc., et de garantir la réconciliation, l’unité nationale et de pacifier le pays (l’Histoire du Rwanda IIème partie, 1989, p. 161). Peut-on confirmer que le contenu proposé dans les manuels scolaires permettait ces objectifs? Il nous semble qu’il y a une forme de paradoxe entre le contenu des manuels d’histoire du Rwanda et la réalisation d’une “communautés des citoyens” souhaitée par le pouvoir politique de ces deux Républiques.

Pour comprendre ce paradoxe, il convient de souligner que depuis les années 1930 jusqu’au génocide de 1994, le caractère ethnique se trouvait mentionné dans les cartes d’identités officielles et scolaires des élèves et de leurs parents. Le jour de la rentrée scolaire, chaque élève devait remplir une fiche détaillant son identité: nom, prénoms de l’élève et des parents, sexe de l’élève, origines géographiques (Cellule, Secteur, Commune, Préfecture), appartenance religieuse, mais aussi et surtout son origine ethnique. Il arrivait également que les instituteurs (maîtres) demandaient aux jeunes élèves de se lever (se mettre debout) par appartenance ethnique afin de faire les rapports scolaires consistant à vérifier si la politique de “des quotas ethniques” ou “l’équilibrisme ethnique14“ était respectée dans les écoles. En d’autres termes, les élèves qui suivait cet enseignement de l’histoire et les enseignants qui le dispensait, s’identifiaient comme membres des communautés ethniques Hutu, Tutsi et Twa.

Par conséquent, lorsque on analyse le contenu de ces manuels, on remarque que les thèmes abordés touchaient instantanément les élèves et les acteurs de l’éducation. Cet enseignement abordait des faits et des événements passés qui ne dataient pas de plusieurs décennies ou centaines d’années, mais, de dizaines d’années. Le passé qui était transmis à l’école concernait directement les élèves, leurs parents, leurs grands-parents, leurs oncles et tantes, leurs professeurs, leurs voisins, leurs amis et ennemis, etc. Donc, l’enseignement de l’histoire était leur vécu quotidien. À ce niveau, nous remarquons que les manuels indiquaient la conception ethnique qui réduisait les Hutu, les Tutsi et les Twa à une seule appartenance tout en les installant dans une attitude partiale, sectaire, intolérante (MAALOUF, 1999, p. 37). Ce contenu touchait la mémoire collective des groupes ethniques qui sentaient à travers les manuels scolaires, que leurs intérêts, leurs préoccupations, leur tradition, etc., ont été menacés. Autrement dit, pour reprendre les mots de Maalouf, ils canalisaient la rancœur des membres de différents groupes ethniques.

En effet, en enseigant l’origine de différents peuples qui composaient le Rwanda et leurs activités, le contenu de l’enseignement de l’histoire proposé par le pouvoir politique divisait les rwandais en les classant dans les communautés ethniques. Ils précisaient davantage leurs différences liées aux appartenances ethniques au détriment de l’appartenance nationale. Il faisait croire au Rwandais et aux jeunes élèves Batwa, Bahutu et Batutsi qu’ils appartiennent à des communautés d’origines différentes. Pourtant comme nous l’avons souligné précédemment, Schnapper (1994) insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre la nation avec l’ethnie”. Pour elle, “la reconnaissance politique des ethnies, intégrées dans la nation, conduit à la désintégration et à l’impotence, - l’État, lorsqu’il devient trop puissant, tyrannique ou totalitaire, absorbe la nation et détruit la communauté des citoyens” (SCHNAPPER, 1994, p. 38).

Nous pouvons dire qu’en enseignant ces différences entre les ethnies, les manuels ne favorisaient pas la formation d’une nation rwandaise, mais l’ethnicité. D’où le premier paradoxe dans cet enseignement de l’histoire. Soulignons en passant que Martiello (1999) explique que l’ethnicité repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et politiques de la différence physique, psychologique et culturelle entre les groupes dits ethniques qui développent entre eux des relations de différents types comme coopération, domination, compétition, reconnaissance, etc. En effet, les manuels faisaient comprendre aux jeunes élèves qu’il est de tel sang, de telle communauté, de telle ethnie différemment des autres, au lieu de leur apprendre d’autres valeurs qui étaient les mêmes pour tous les rwandais. Renan (1992, p. 48) dira à ce niveau que l’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie et que la race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins. Pour Renan, on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant “Tu es notre sang, tu nous appartiens !” (RENAN, ibid.). Parce qu’en dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Pour l’auteur, tenir cette politique ethnographique n’est pas sûr. Vous l’exploitez aujourd’hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-même. C’est ce qui s’est passé au Rwanda depuis la veille de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui ! En effet, à cause de cette politique ethnographique, le Rwanda a connu des événements de massacres, de guerres et de génocide commis contre les Tutsi en 1994 (ROBERT, S. ; MUTABAZI, 2010, 2013, 2015 et 2017). Le pays subit aujourd’hui les conséquences de ces événements tragiques.

Le deuxième paradoxe se trouve dans l’idée des souffrances des groupes ethniques Hutu et Tutsi dégagée par les manuels. En effet, ces derniers exposaient la culpabilité, la violence, l’inégalité, l’exclusion, les guerres, les massacres d’un groupe ethnique sur un autre. Concernant le groupe ethnique Hutu, les manuels racontaient d’abord combien les Hutu ont souffert des actes d’injustices avant et pendant la colonisation. Ils expliquaient combien leur pays a été conquis par les Batutsi, combien ils ont subi des agressions, des tueries, de pillages, etc. Ils précisaient combien les Tutsi les ont imposés leur pouvoir dynastique avec un système de servage “ubuhake”. Ce dernier était non seulement plein d’injustice en défaveur des Hutu, mais aussi, il les enfermait dans la pauvreté et l’éternelle souffrance liée à leurs soumissions aux Batutsi. Le contenu des manuels soulignait également que pendant la colonisation, les Allemands et surtout les Belges n’ont fait qu’appuyer le pouvoir monarchique qui les a rendus plus “esclaves” des Tutsi !

Quant aux Batutsi, ils souffraient de la manière dont ils étaient représentés par le contenu des manuels scolaire. Ils étaient considérés comme des étrangers et terroristes ayant envahi le pays des Batwa et des Bahutu. Les manuels les représentaient aussi comme étant dictateurs gouvernant le Rwanda par la force, le joug et l’esclavagisme. Pour reprendre les mots de V. De Gualéjac (1996), le contenu des manuels scolaire était l’une des “sources de la honte” pour les jeunes élèves, le corps enseignant, les parents, d’origines ethniques Tutsi qui apprenaient à travers l’enseignement de l’histoire, la manière dont ils avaient traité les autres membres des groupes ethniques (Bahutu et Batutsi). Leur souffrance était également évoquée lors de l’apprentissage de la période de la révolution jusqu’à l’indépendance du pays. En effet, les manuels soulignent combien, les Tutsi ont été pillés, tués, massacrés, jusqu’à prendre le chemin de l’exil. Quant à la période de l’indépendance jusqu’au deuxième République, les manuels les présentaient comme des ennemis du Rwanda, voire comme les terroristes qui voulaient écraser la République. Le manuel de l’Histoire du Rwanda IIème Partie (1989) les qualifiait même des “inyenzi” (les cancrelats)”.

En d’autres termes, ce contenu mettait en évidence la souffrance des Hutu et des Tutsi, ce qui pourrait provoquer le sentiment d’enfermement dans les appartenances ethniques au détriment de l’appartenance nationale, de la cohésion nationale et de l’unité entre les groupes ethniques souhaité par le programme des autorités politiques de la 1e et 2e République. Comme le souligne Charles Taylor, “notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres”. Et il ajoute: “Une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes” (TAYLOR, 1994, p. 42). Maalouf (1999 p. 37) nous explique aussi qu’on a tendance à se reconnaître dans son appartenance la plus attaquée. Soit qu’on ne se sente pas la force de la défendre, soit qu’on l’assume et la proclame avec fracas. Dans ce cas, ceux qui la partagent se sentent solidaires, se rassemblent, se mobilisent, s’encouragent mutuellement, s’en prennent à ceux d’en face. Ainsi, affirmer son identité devient dès lors un acte de courage, un acte libérateur.

Ce qui a compté dans l’élaboration de l’histoire enseignée du Rwanda, c’est donc l’appartenance au même groupe ethnique au détriment de l’identité commune des citoyens Rwandais. La nation est présentée comme le résultat de l’affrontement de deux ethnies avec la victoire des uns sur les autres (Hutu et Tutsi). La formation d’une nation constituée collectivement est oubliée. Il n’y a pas de communauté de citoyens, mais deux ethnies qui se déchiraient et qui s’affrontaient pour leurs intérêts propres. Il n’y a donc pas, dans des manuels scolaires, l’ouverture vers l’autre ethnie différente afin de former une même nation. Par contre, nous y trouvons, un renfermement et un “repli identitaire” Honneth (2002) de deux ethnies.

En conclusion, nous pensons qu’il était difficile de réaliser cette unité nationale à travers le contenu de ces manuels. Nous pouvons même confirmer qu’il y a un paradoxe entre cet objectif d’unité nationale et le contenu des manuels scolaires. Ces derniers n’ont pas pu surmonter les différences ethniques et transcender la question de l’ethnicité pour motiver, favoriser, valoriser, promouvoir et réaliser un sens et un esprit national chez les élèves qui l’apprenaient. En d’autres mots, les manuels présentaient les citoyens rwandais comme des membres de groupes à part entière, sans liaison, sans aboutissement commun d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouement collectif. La séparation entre les ethnies qui composent la nation a été exploitée au détriment des autres solidarités qui les caractérisaient et qui pourraient leur permettre de former une communauté des citoyens. Donc, les conditions essentielles de base pour former une nation (RENAN, 1992, p. 58), c’est-à-dire, des gloires communes dans le passé, la volonté commune dans le présent, la réalisation des grandes choses ensemble et la volonté d’en faire d’autres dans l’avenir, ne sont pas dans les manuels scolaires. Ce qui limitait cette cohésion nationale, l’unité entre les groupes ethniques et qui créait le paradoxe entre les objectifs visés pas les hommes politique de la 1e et 2e République et le contenu des manuels scolaires.

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1 Discours de François Fillon du 24 novembre 2016 à Sables. Voir également le journal le monde en ligne <http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/29/les-exagerations-de-francois-fillon-sur-les-programmes-d-histoire-a-l-ecole_4989506_4355770.html>.

2 Il s’agit de la réponse de Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l’éducation d’alors pendant LE GRAND JURY du 27 novembre 2016. Voir également le site de RTL en ligne: <http://www.rtl.fr/actu/politique/najat-vallaud-belkacem-repond-a-francois-fillon-sur-les-programmes-d-histoire-7786002398>.

3 MINEPRISEC. Ministère de l’Enseignement Primaire et Secondaire ; MINESUPRES: Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique et de la Culture.

4 Dans cette contribution, je présente presque le même contenu que celui des articles et chapitres d’ouvrages que j’ai publiés en 2010, 2013, 2015 et 2017. Cependant, j’ajoute dans celui-ci, les tableaux récapitulatifs comparant les contenus des manuels scolaires sur les thèmes évoqués.

5 MINISITERI Y’AMASHURI ABANZA N’AYISUMBUYE, Ubumenyi bw’isi, Amateka, Uburere mboneragihugu, umwaka wa 8, Igitabo cy’umwarimu, Ubuyobozi bw’Integanyanyigisho z’Amashuri Abanza ni’iza’Agamije Amajyambere y’Imyuga, Kigali, Nzeli, 1982, p. 111.

6 Parti du Mouvement de l’Emancipation des Bahutu.

7 Mbonyumutwa est l’un des sous-chefs Hutu du Rwanda. Il fût élu le 1e Président de la République en 1961.

8 Union Nationale Rwandaise (était un parti en majorité Tutsi).

9 Association Pour le Promotion de la Masse.

10 Le tambour Kalinga était le signe emblématique de la royauté rwandaise

11 Inyenzi signifie en français des cafards.

12 L’ancien Préfecture de Gitarama se trouvait au centre du Rwanda. Il fait partie actuellement des régions de la Province du Sud du Rwanda.

13 Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement.

14 La politique dite d’équilibrisme ethnique fut utilisée pendant la deuxième République. Elle était fondée sur des quotas ethniques et régionaux dans l’enseignement et dans la fonction publique. Le recrutement se faisait à la proportionnelle de 89% de places pour les Hutu, 10% pour les Tutsi et 1% pour les Twa.

Received: August 27, 2018; Accepted: October 05, 2018

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EM: Doutor em Ciências da Educação, e-mail: eric.mutabazi@uco.fr

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