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Revista Diálogo Educacional

versión impresa ISSN 1518-3483versión On-line ISSN 1981-416X

Rev. Diálogo Educ. vol.18 no.59 Curitiba oct./dic 2018  Epub 05-Feb-2020

https://doi.org/10.7213/1981-416x.18.059.ds12 

Dossiê

Quelle formation pour enseigner les paradoxes d’une action entrepreneuriale ambidextre?

What training to teach the paradoxes of ambidextrous business action?

Benoît Raveleau1 

Sihem Mammar1 

Paola Duperray1  *

1Université Catholique de l’Ouest, Angers, France


Résumé

Depuis une trentaine d’années, la recherche consacrée à l’étude des compétences entrepreneuriales a connu un essor considérable, notamment en sciences de gestion. L’esprit d’entreprendre y est souvent décrit comme l’une des compétences les plus pertinentes pour renforcer le capital humain et l’employabilité des travailleurs, en même temps que la compétitivité de leurs entreprises. A partir de l’exemple de la France, cet article a pour objectif de mieux comprendre comment développer chez les jeunes les capacités de création, de changement, d’anticipation et la culture du risque? Pour ce faire, nous souscrivons au modèle pédagogique de l’enseignement entrepreneurial utilisé par Neck (NECK; GREENE; BRUSH, 2014), ainsi qu’à l’approche processuelle d’A. Fayolle et Sénicourt (2005). Nous concentrons surtout notre analyse sur la situation dans l’enseignement supérieur en interrogeant la posture du pédagogue qui met son action au service du développement de l’intention entrepreneuriale des étudiants. Cet aspect ne se limite pas à identifier les difficultés pédagogiques rencontrées par le formateur pour susciter un esprit d’entreprendre. Nous posons aussi ici la question des paradoxes et des écueils d’une pédagogie entrepreneuriale lorsqu’elle prétend éveiller et développer chez l’autre sa créativité et son esprit d’initiative.

Mots-clés: Entrepreneur; Education; Paradoxes; Compétences entrepreneuriales; Apprentissage entrepreneurial

Abstract

For thirty years, research devoted to the study of entrepreneurial skills has grown considerably, especially in management sciences. The entrepreneurial spirit is often described as one of the most relevant skills for strengthening the human capital and employability of workers, as well as the competitiveness of their enterprises. Based on the example of France, this article aims to better understand how to develop in young people the capacities of creation, change, anticipation and culture of risk? To do this, we subscribe to the pedagogical model of entrepreneurial education used by Neck (NECK; GREENE; BRUSH, 2014), as well as to A’s process approach. Fayolle e Sénicourt (2005). Above all, we focus our analysis on the situation in higher education by questioning the position of the pedagogue who puts his action at the service of the development of the entrepreneurial intention of the students. This aspect is not limited to identifying the pedagogical difficulties encountered by the trainer to create entrepreneurship. We also pose the question of the paradoxes and pitfalls of an entrepreneurial pedagogy when it claims to awaken and develop in the other its creativity and initiative.

Keywords: Entrepreneur; Education; Paradoxes; Entrepreneurial skills; Entrepreneurial learning

Resumo

Por trinta anos, a pesquisa dedicada ao estudo de habilidades empreendedoras cresceu consideravelmente, especialmente em ciências da administração. O espírito empreendedor é frequentemente descrito como uma das competências mais relevantes para o fortalecimento do capital humano e da empregabilidade dos trabalhadores, bem como a competitividade das empresas. Com base no exemplo da França, este artigo tem como objetivo compreender melhor como desenvolver nos jovens as capacidades de criação, mudança, antecipação e cultura de risco. Para isso, aderimos o modelo pedagógico de educação empreendedora, utilizado por Neck (Neck et al., 2014), bem como a abordagem do processo de A. Fayolle (2005). Acima de tudo, concentramos nossa análise na situação do Ensino Superior, questionando a posição do pedagogo que coloca sua ação a serviço do desenvolvimento da intenção empreendedora dos estudantes. Este aspecto não se limita a identificar as dificuldades pedagógicas encontradas pelo formador para criar empreendedorismo. Também colocamos a questão dos paradoxos e armadilhas de uma pedagogia empreendedora quando afirma despertar e desenvolver no outro sua criatividade e iniciativa.

Palavras-chave: Empreendedor; Educação; Paradoxos; Habilidades empreendedoras; Aprendizado empreendedor

Introduction

Chaque jour, dans le monde professionnel, nous sommes confrontés à la nécessité de résoudre des problèmes, à celle de prendre des initiatives, de valider des choix, d’améliorer notre potentiel et notre capacité de travail. C’est pourquoi, l’une des attentes adressées par le monde économique au système éducatif est l’acquisition par les jeunes en formation initiale des codes sociaux des entreprises, mais aussi une préparation aux nécessités de la vie professionnelle. C’est à ces attentes que l’esprit d’entreprendre doit permettre de répondre, celui-ci étant décrit par de nombreux auteurs comme l’une des compétences clés pour la main-d’œuvre du 21e siècle (BACIGALUPO et al., 2016). Et c’est aussi pour cette raison que cette compétence entrepreneuriale est devenue une prescription centrale dans de nombreux programmes d’enseignement, en particulier du supérieur (SAAVEDRA; OPFER, 2012). Contrairement à l’esprit d’entreprise, cet esprit d’entreprendre ne se réduit pas à former de futurs dirigeants d’entreprise. Il s’agit plus généralement d’encourager les personnes à être entrepreneurs de leur vie professionnelle, compétence essentielle pour «renforcer le capital humain, l’employabilité et la compétitivité» (BACIGALUPO et al., 2016). L’esprit d’entreprendre est une combinaison de qualités et de méthodes à développer pour que l’intégration dans l’entreprise soit plus aisée pour les jeunes. Car au-delà de la création d’une entreprise, il appert que les traits de personnalité qui caractérisent les entrepreneurs (aussi appelés qualités, valeurs ou pensées entrepreneuriales) sont très recherchés même chez les employés qui auront également à amorcer et à mener à terme des projets. Il n’est donc pas surprenant qu’au début des années 2000, la volonté de développer l’entrepreneuriat en contexte scolaire s’est affirmée dans de nombreux pays en ciblant l’entrepreneuriat comme problématique à travailler en classe primaire, secondaire ou dans l’enseignement supérieur. Pour autant, comme le pressentaient dès 2005 Fayolle et Sénicourt, les défis posés aux formateurs sont nombreux. Une question renvoie en particulier à ce qui est au cœur des formations à l’entrepreneuriat et révèle à la fois les paradoxes et les difficultés des démarches éducatives concernées: «Peut-on former à l’entrepreneuriat, et comment?».

Définition de l’entrepreneuriat: Création versus Vigilance

La définition des différentes compétences et aptitudes entrepreneuriales qui y sont liées n’est pas évidente. Il n’y a pas de profil unique de l’entrepreneur et il n’existe sans doute pas de “one best way” pour créer ou reprendre une entreprise comme le soulignent Fayolle et Sénicourt (2005): «si l’on admet qu’on ne naît pas entrepreneur, mais qu’on peut le devenir dans un parcours singulier où les influences sociales, les expériences personnelles et la formation (au sens large) jouent un rôle, à un moment ou à un autre, on comprend bien qu’il ne peut pas y avoir de modèle d’apprentissage de l’acte d’entreprendre unique et idéal « (2005, p. 41). Pour simplifier, disons que la vision de l’entrepreneuriat a connu une rupture théorique depuis le débat entre Schumpeter et Kirzner. Alors que Schumpeter décrit un entrepreneur comme destructeur - détruisant le stade préexistant de l’équilibre - Kirzner choisit de décrire le rôle de l’entrepreneur comme plus mesuré: «les entrepreneurs déplacent systématiquement les conditions perturbatrices pour créer des conditions de marché stabilisées» (KIRZNER, 1999). Ces deux conceptions extrêmes ont fait l’objet de controverses, mais l’on reconnaît désormais (DE JONG; MARSILI, 2010) que cette différence s’apparente à une tension entre création destructrice schumpetérienne et vigilance kirzerienne (création versus vigilance).

Plus précisément, la vigilance est l’attention porté aux faits actuels et la perception par l’entrepreneur de la manière dont ces faits pourraient façonner les conditions futures du marché (KIRZNER, 1999). La vigilance de l’entrepreneur intègre également selon lui ses qualités d’audace, d’innovation et de créativité (KIRZNER, 1999). Du point de vue schumpétérien, les opportunités découlent de la volonté interne de changer de secteur. L’entrepreneur est un innovateur qui perturbe l’économie (DE JONG; MARSILI, 2010). S’il fallait retenir une phrase pour caractériser l’économiste Schumpeter ce serait «L’innovation est à la fois source de croissance et facteur de crise c’est la destruction créatrice» (SCHUMPETER, 1934). Pour les Kirzneriens, les opportunités existent déjà et peuvent être découvertes par des entrepreneurs avertis. La recherche a montré que l’innovation est principalement liée à la vision schumpétérienne. Les entreprises innovantes sont plus susceptibles d’être créées par des fondateurs de type schumpétérien (SAMUELSSON, 2009), plus susceptibles d’être crées par des étudiants en ingénierie (ILOZOR et al., 2006) et sont plus susceptibles d’être créés en faisant de nouvelles combinaisons uniques (SHANE, 2003). Au contraire, le point de vue kirznerien est davantage lié à une perspective économique:» Les entrepreneurs sont-ils en mesure de voir où un bien peut être vendu à un meilleur prix plus élevé que celui pour lequel il peut être acheté» (BUSENITZ, 1996).

En adoptant une conception plus étendue de l’entrepreneuriat, une perspective plus organisationnelle en la matière a décrit le débat précédent selon l’opposition entre causalité et effectuation (SPRUIJT, 2017). Alors que la causalité est davantage orientée vers une perspective de gestion kirznerienne sur l’entrepreneuriat, la réalisation effective est orientée vers une perspective plus expérimentale, schumpétérienne, de l’entrepreneuriat. Dans cette perspective, de nombreux chercheurs ont étudié l’impact de la causalité et de la réalisation sur les résultats des entreprises (DE JONG; MARSILI, 2010). De manière générale, on peut en conclure que l’entrepreneuriat - au sens de la création de nouvelles entreprises - doit trouver un juste équilibre entre les deux extrêmes. L’entrepreneuriat consiste à trouver le bon cocktail entre la causalité et la réalisation (REYMEN et al., 2015). Autrement dit, un entrepreneur prospère sait quand agir de manière causale et quand agir de manière effective, quand être créatif, quand être gestionnaire. Reymen et ses collaborateurs (2015) ont ainsi étudié le nombre de décisions explicites dans la création de nouvelles entreprises concernant les deux perspectives et ont créé la figure suivante:

Fonte: REYMEN (2015).

Figure 1 Répartition des dimensions de l’effectivité et de la causalité. 

L’étude réalisée par Berends et al. (2014) a en effet prouvé que, plus spécifiquement dans les PME, les entrepreneurs utilisent à la fois la causalité et l’effectivité. Des études quantitatives montrent que les entrepreneurs utilisent la logique de l’effectivité lors des premiers stades, puis qu’ils intègrent davantage la causalité au fil du temps. L’analyse qualitative montre que les entrepreneurs utilisent en fait les deux logiques en même temps, contrairement à la manière plus structurée dont les grandes firmes traitent l’innovation. Par conséquent, les entrepreneurs ne doivent pas apprendre à penser l’innovation à partir de l’exemple des grandes firmes, mais apprendre à penser de manière plus schumpetérienne.

Esprit d’entreprendre versus esprit d’entreprise

Cela nous amène à préciser ce que l’on entend par «esprit d’entreprendre» ou ce que Krueger (2007) désigne par la «pensée entrepreneuriale». La différence entre l’esprit d’entreprise et l’esprit d’entreprendre réside dans le fait que l’entrepreneuriat concerne les actions et les intentions et que la pensée entrepreneuriale concerne les attitudes et les croyances. C’est ce que décrit fort bien Krueger: «Derrière l’action entrepreneuriale se trouvent les intentions entrepreneuriales. Les intentions entrepreneuriales sont des attitudes entrepreneuriales connues. Les attitudes entrepreneuriales sont des structures cognitives profondes. Derrière les structures cognitives profondes se trouvent les croyances profondes (KRUEGER, 2007).

Il est donc important de faire la distinction entre l’esprit d’entreprise et l’esprit d’entreprendre car elle renvoie à deux visions qui s’opposent à propos de l’entrepreneuriat (LÉGER-JARNIOU, 2008). C’est principalement l’esprit d’entreprendre qui est visé en contexte scolaire.

  • L’esprit d’entreprise concerne les individus ayant l’intérêt et la capacité à créer et à gérer une entreprise, le plus souvent à but lucratif. Cette vision est donc centrée sur la création de nouvelles organisations et l’identification d’opportunités existantes. On associe ici l’entrepreneuriat à la sphère industrielle et économique, en relayant au second plan d’autres valeurs telles que le social et l’écologie.

  • L’esprit d’entreprendre invite les individus à repérer des opportunités (besoin, problème, manque), puis à réunir les moyens nécessaires pour initier et mener à terme un projet qui répondra aux besoins d’un public cible, et ce, sans nécessairement rechercher de gain financier. Dans ce cas, il s’agit de manières particulières de concevoir les choses, reliées à la prise d’initiative et à l’action ;

Une logique simple conduit à penser que l’esprit d’entreprise est plus courant que l’esprit d’entreprendre. La pensée entrepreneuriale met l’accent sur les croyances profondes qui mènent à un comportement qui est positivement lié au résultat entrepreneurial. Basée sur la même logique que celle mentionnée ci-dessus, la pensée entrepreneuriale est sujette è la fois à la pensée causale et à la pensée basée sur l’effet (KRUEGER, 2007). D’un point de vue plus psychologique, la même différence est décrite comme une mentalité de croissance (effectivité) ou une mentalité fixe (causalité) (DWECK, 2012). Dweck soutient qu’un état d’esprit positif rend les porteurs de projet plus susceptibles de relever les défis, d’apprendre de la critique et de faire face aux revers. On comprend qu’un tel point de vue soit particulièrement pertinent pour les entrepreneurs en phase de démarrage.

L’esprit d’entreprise a été largement étudié, car on pense qu’il conduit directement à l’innovation et qu’une organisation n’est pas en mesure de maintenir sa compétitivité dans le temps sans renouvellement ni régénération (COVIN; GREEN; SLEVIN, 2006;). Les recherches actuelles portent principalement sur la création de processus internes, l’adoption de l’innovation, la gouvernance et les connaissances, compétences et attitudes des individus (CORBETT et al., 2013).

La définition du métier d’entrepreneur par une approche par les compétences

Partant d’une question centrale en entrepreneuriat («Pourquoi certains entrepreneurs réussissent-ils mieux que d’autres?), plusieurs approches se sont successivement développées comme l’ont bien montré Omrane, Fayolle, Zeribi-BenSlimane (2011). C’est d’abord l’approche par les traits qui a prévalu jusqu’au milieu des années 1980. Elle s’est basée sur une supposition selon laquelle les caractéristiques psychologiques et les attributs personnels de l’entrepreneur sont les seuls facteurs qui le prédisposent à une activité entrepreneuriale (GREENBERGER; SEXTON, 1988; GARTNER, 1988; SHAVER; SCOTT, 1991). Sur ce thème, plusieurs articles scientifiques ont été publiés avec des résultats intéressants, mais parfois aussi divergents (SAHUT, 2017). Compte tenu des limites de cette approche individualiste de l’entrepreneur, un deuxième courant de recherche s’est développé dans les années 1990, donnant lieu à une représentation de l’entrepreneur par ce qu’il fait, c’est à dire par les actions et comportements qu’il engage tout au long du processus entrepreneurial. On explique donc la performance de l’entreprise à travers les compétences des entrepreneurs.

On s’oriente dans ce nouveau courant vers la caractérisation de l’entrepreneur par ce qu’il fait et non plus par ce qu’il est: «Research on the entrepreneur should focus on what the entrepreneur does and not who the entrepreneur is» (GARTNER, 1988, p. 21). Pour bien comprendre de quoi on parle lorsque qu’on travaille sur les compétences, nous retiendrons la définition proposée par Le Boterf, spécialiste incontesté de la compétence qui distingue dans son livre (2010), «être compétent» (être capable d’agir et de réussir avec pertinence dans une situation de travail) et «avoir des compétences» (posséder des ressources pour agir avec compétence). Son approche est combinatoire et situationnelle, car le professionnel combine des ressources dans une situation donnée.

Appliqué à l’entrepreneur, nous pouvons définir ainsi la compétence entrepreneuriale comme un comportement intentionnel informé d’un individu ou d’une équipe, s’appuyant sur un éventail donné de ressources et sur une volonté explicite de les utiliser, et qui a pour résultat final le succès d’une initiative entrepreneuriale (cité par VERSTRAETE; SAPORTA, 2006). Dans une perspective similaire, Man, Lau et Chan (2002) mettent en avant que les compétences entrepreneuriales pourraient être appréhendées comme l’ensemble des caractéristiques de haut niveau, représentant la capacité de l’entrepreneur de réussir dans son métier. Ces compétences se traduisent donc en termes de traits de personnalité, d’aptitudes et de connaissances influencées par l’expérience, la formation, le statut social et d’autres variables d’ordre démographique. Lampel (2001), quant à lui, stipule que les compétences entrepreneuriales représentent une combinaison d’expériences et de compréhension intuitive des besoins des clients afin de tester et de développer des opportunités, évaluer des situations fluides et complexes et vendre des solutions orientes aux clients. Ces différentes définitions appellent à l’identification des connaissances, savoir-faire et habiletés nécessaires au bon déroulement du processus entrepreneurial, dans le cadre d’une perspective de recherche cognitive axe sur l’analyse de la façon dont pense et agit l’entrepreneur au niveau de chaque phase du phénomène entrepreneurial.

En guise de synthèse, Laviolette et Loué proposent en 2007 une version détaillée d’un référentiel de compétences pour l’entrepreneur. Dans cette version détaillée, les compétences internes aux grands rôles à jouer sont développées et nuancées, en particulier dans des domaines tels que les ressources humaines. Le référentiel de compétences peut ainsi être établi (cf. Figure 2):

Source: LAVIOLETTE; LOUÉ (2007).

Figure 2 Référentiel de compétences de l’entrepreneur selon Laviolette et Loué (2007) 

Il reste que la diversité des approches par compétence, même si elle a pu permettre d’expliquer les différences d’entrepreneuriat, a aussi constitué un frein à la mise en place d’un référentiel commun et accepté par tous. Encore aujourd’hui, on perçoit des différences d’approches suivant la définition de la compétence qui est retenue. Lichtenberg par exemple (cité par VERSTRATE, 2010) retient 2 invariants applicables à la situation d’entrepreneuriat: d’une part, l’appréciation individuelle de la compétence et son caractère non interchangeable d’un individu à l’autre, d’autre part, la contextualisation de la compétence qui se réalise en situation.

En fait, c’est bien cette complexité même de l’activité entrepreneuriale et des compétences mobilisées qui rend très délicat son enseignement. En particulier, en raison de la nature ambidextre de l’entrepreneuriat, qui mobilise comme nous l’avons vu précédemment, des compétences à la fois de gestionnaire et de créatif. Bien sûr, l’approche par les compétences fait aujourd’hui référence parmi les chercheurs et les praticiens. Mais il demeure que l’on continue à se demander pourquoi et comment acquérir et développer ces compétences. En particulier, parce que la plupart des publications suggèrent que l’enseignement de l’entrepreneuriat consiste à faire face à des situations paradoxales, ambigües et incertaines. L’entrepreneur doit donc, être en mesure de combiner intelligemment ces compétences multiples, mais complémentaires, dans une démarche progressive afin d’augmenter les chances de réussite de son projet. Cette ingénierie combinatoire des compétences confère à l’entrepreneur une réelle capacité de pilotage du processus entrepreneurial (TOUTAIN; FAYOLLE, 2000).

D’un point de vue éducatif, il paraît alors limitatif d’enseigner l’entrepreneuriat à travers la seule indication des référentiels de compétences. Non seulement parce que le concept de compétences est en soi très complexe et constamment débattu (LANS et al., 2008). Mais aussi comme le démontrent Omrane, Fayolle et Zeribi-BenSlimane (2011), parce que le processus entrepreneurial est «un processus d’apprentissage dynamique, additif et cumulatif des différentes compétences entrepreneuriales dont l’importance relative varierait significativement d’une phase à l’autre». Les compétences des dirigeants d’entreprise s’articulent de nos jours non seulement autour des compétences techniques ou professionnelles, celles qui correspondent à une formation classique. Ce qui va être décisif dans la performance entrepreneuriale, c’est aussi l’intelligence qu’il aura des situations sociales-, sa capacité décisionnelle, sa créativité, sa flexibilité, sa réactivité, sa prise de risques, son sens de l’innovation. Bref, c’est parce qu’il apparaît comme «l’homme ou la femme de la situation». Nous l’avons vu, il y a une différence entre enseigner l’esprit d’entreprise et enseigner l’esprit d’entreprendre. La compétence entrepreneuriale concerne le plus souvent l’enseignement de l’esprit d’entreprise et fait partie de nombreuses études. Hindle (2007) soutient que, en fonction de ce que nous voyons comme résultat, on peut enseigner si l’entrepreneuriat existe après avoir subi un processus d’éducation contribuant à la nature de son état existentiel actuel.

Plus précisément, en éducation, disons que deux approches sont actuellement utilisées:

  • Une approche segmentée, où la compétence entrepreneuriale est considérée comme une capacité stable et une façon de penser constante des compétences entrepreneuriales et,

  • Une approche plus interprétative et intégrative, où la compétence entrepreneuriale est plutôt considérée comme un ensemble de compétences et d’attitudes dépendant du contexte (LANS et al., 2008).

C’est plutôt la seconde approche qui nous occupe ici. En effet, les traits de personnalité sont perçus comme des conditions pour l’esprit d’entreprendre, mais pas comme un savoir. La compétence entrepreneuriale acquise est une compétence qui n’est pas acquise à la naissance, mais par l’éducation, la formation ou l’expérience (BIRD, 1995; LANS et al., 2008). Selon Bird (1995), il ne sert rien de développer un modèle de compétences entrepreneuriales sans considérer que ces compétences devraient être apprenables.

Une publication récente de la Commission européenne a utilisé cette vision de la compétence entrepreneuriale pour définir un cadre conceptuel pour l’éducation. Le cadre retenu définit trois domaines de compétences principaux: «idées et opportunités», «ressources» et «action» et quinze autres compétences (BACIGALUPO et al., 2016). Dans le champ de l’enseignement à l’entrepreneuriat, ce travail réalisé par Bacigalupo et al. (2016) est de nature à orienter pédagogues et formateurs vers le développement de programmes de formation qui répondent plus adéquatement aux besoins des entrepreneurs, en termes de compétences entrepreneuriales spécifiques à chaque phase du processus de création. Néanmoins, le cadre conceptuel préconisé ne permet, en aucun cas, une recension exhaustive de l’éventail des compétences entrepreneuriales requises tout au long du processus entrepreneurial. Il existe d’autres perspectives selon lesquelles il serait possible et souhaitable d’aborder la conception des compétences entrepreneuriales.

Source: BACIGALUPO et al. (2016), p. 11.

Figure 3 L’architecture des compétences entrepreneuriales selon les domaines 

Dispositifs pédagogiques pour l’éducation à l’entrepreneuriat

Le processus d’acquisition des compétences entrepreneuriales a fait l’objet de plusieurs études (Bygrave; Hofer, 2001; Minniti; Bygrave, 2001; Cope, 2005; Politis, 2005) qui montrent que «l’entrepreneuriat est un processus d’apprentissage». Cet apprentissage peut prendre des formes variées. La première peut par exemple consister à agir comme entrepreneur, l’action constituant une manière privilégiée d’acquérir des compétences en se confrontant au terrain. L’accompagnement de l’entrepreneur peut aussi être utile, à condition que l’accompagnateur (tuteur, coach) connaisse bien le métier d’entrepreneur pour mieux agir sur les compétences de base. Enfin, la formation et l’enseignement apparaissent des voies essentielles pour le développement des compétences entrepreneuriales. En France, dans l’enseignement supérieur, avec le développement des licences professionnelles et des Masters professionnels, nombreuses sont les universités qui ont saisi l’opportunité de ces cursus, même si ce sont les écoles de management qui montrent le plus de dynamisme dans le domaine.

Sachant quelles compétences doivent être enseignées pour accroître le succès entrepreneurial dans un contexte complexe et paradoxal, on peut légitimement se demander comment enseigner ces compétences d’un point de vue plus didactique. Neck, Greene et Brush (2014) soutiennent que le bon déroulement de l’éducation à entrepreneuriat peut s’appuyer sur cinq modalités pédagogiques particulièrement pertinentes selon eux: le jeu de simulation, le recours à l’expérimentation, le développement de l’empathie, le renforcement de la créativité, l’usage de différents modes de réflexion en classe. Ces pratiques pédagogiques sont fermement ancrées dans la théorie. Ils décrivent cet apprentissage de théories actionnables par la matrice suivante:

Source: Neck et al.,(2014).

Figure 4 Les différents usages de l’éducation entrepreneuriale 

Nous ne nous étendrons pas davantage sur l’arsenal pédagogique qui est mis à la disposition d’une telle démarche de formation à l’esprit d’entreprendre. Car d’autres auteurs ont eu l’occasion par le passé de les décrire dans le détail (Fayolle, 2000; Raveleau, 2007). De la pédagogie de projet à la mise en place du portefeuille de compétences, de toute la réflexion accumulée autour du transfert des savoirs la technique pédagogique, chère à Pestalozzi (cité par SOËTARD, 1995), de la reprise autonome (celle qui consiste à organiser le processus d’enseignement de telle façon que l’apprenant soit amené à prendre lui-même le relais du savoir acquis en le portant vers des objets de son choix), du travail par la résolution de problèmes aux groupes d’intégration des savoirs autour d’un objet qui les appellent, les moyens ne manquent pas. À la différence d’un enseignement traditionnel qui consiste souvent pour le pédagogue à dire, expliquer et montrer comment faire, cette «pédagogie entrepreneuriale» passe le plus souvent par l’action. D’un point de vue développemental, on y retrouve des objectifs d’accomplissement et d’actualisation de soi, de créativité, d’engagement, d’acquisition d’autonomie, etc. Du point de vue de l’apprentissage, les jeunes sont souvent initiés aux techniques de création et de gestion d’une entreprise au sens large, et aux domaines variés du monde des affaires. Alors que, en France, les dernières réformes universitaires accordent une place très importante à l’engagement des étudiants et à la pédagogie par projet, cette pédagogie plus inductive prend un sens particulièrement fort et novateur lorsqu’il s’agit de développer l’intention d’entreprendre. Elle pourrait, à ce titre, transformer positivement la qualité de tout projet pédagogique, éducatif et culturel des établissements, si ces derniers ne se trouvaient pas confrontés à un certain nombre d’obstacles éducatifs et organisationnels.

D’aucuns peuvent estimer qu’il est facile de décliner un référentiel de compétences en objectifs pédagogiques, objectifs pouvant être évalués (Biggs, 1996; Brown, 1995). Il est vrai que certaines de ces objectifs et compétences sont probablement opérationnalisables pour constituer une partie de l’éducation à l’entrepreneuriat. Mais d’autres objectifs et compétences spécifiques qui tiennent compte de la nature ambidextre de l’entrepreneuriat ne le sont pas. Par exemple, il peut sembler possible de formuler un objectif d’apprentissage du type «A la fin du cours, l’étudiant sera capable de comprendre la prise d’initiatives afin de le préparer à une prise de décision efficace en tant qu’entrepreneur». Il reste que cet objectif d’apprentissage est vaste et ne tient pas compte de l’ensemble des connaissances et des compétences nécessaires au métier d’entrepreneur. Un véritable ensemble d’objectifs d’apprentissage pour gérer l’entrepreneuriat ambidextre n’est pas encore disponible.

Le fait qu’une compétence clé de l’action entrepreneuriale, comme celle d’être capable de gérer ou de tolérer l’ambiguïté, n’ait pas été intégrée dans les cadres de compétences actuels en dit long sur le chemin à parcourir. Cette ambiguïté est d’ailleurs largement reconnue comme l’une des compétences les plus difficiles à traiter pour un enseignant lui-même (CHANG et al., 2016). Traiter l’ambiguïté, la causalité et la réalisation de l’activité entrepreneuriale, c’est comme essayer de résoudre une équation insoluble selon Ludwig von Mises - les entrepreneurs défient toute règle et systématisation. [L’entrepreneuriat] ne peut être ni enseigné ni appris» (1949). La littérature récente s’avère plus nuancée en suggérant que cela peut être appris, mais pas être enseigné: «Certains professeurs d’entreprise rêvent de trouver un grand algorithme leur permettant de guider les décisions entrepreneuriales et de juger à l’avance quelles décisions sont bonnes et quelles mauvaises. [Cela s’est révélé être] une forme de pensée magique. Nous avons besoin que les entrepreneurs prennent eux-mêmes leurs décisions précisément parce qu’il leur est impossible de prendre ces décisions pour eux» (KOPPL, 2008; LEWIN, 2011). Les paradoxes décrits ci-dessous ne sont qu’une solution unique et largement invalide à l’équation insoluble.

Les paradoxes de l’action entrepreneuriale

Un paradoxe désigne une proposition qui contient ou semble contenir une contradiction logique. Un raisonnement qui, bien que sans faille en apparence, aboutit à une absurdité ou à une situation qui contredit le sens commun. La contradiction apparente, expression du paradoxe, se présente souvent sous la forme de deux pôles en opposition. Par exemple, l’entrepreneur lui-même se situe au carrefour de différents pôles en tension: long terme/court terme, stabilité/changement, productivité/qualité, confiance/contrôle, etc. Cela nécessite donc qu’il soit capable de faire face à des situations paradoxales (ROBIN; RAVELEAU; PROUTEAU, 2007).

Trouver une solution à une situation paradoxale nécessite d’associer des réalités contradictoires et, donc, de changer de niveau de raisonnement pour sortir de la contradiction logique. Dans le cadre posé à l’origine, il n’y a pas d’issue. Il faut donc en sortir pour formuler et poser autrement la problématique. Cela nécessitée de questionner les hypothèses (représentations, croyances, valeurs, etc.) sur lequel repose le cadre de référence d’origine et den formuler de nouvelles pour envisager des options impossibles autrement.

Sur la base de ces analyses, Neck et ses collaborateurs (2014, 2017) identifient un ensemble très éclairant de onze paradoxes pédagogiques conçus de manière à traiter le dilemme qui se pose dans la littérature Kirznerienne et Schumpetérienne sur l’entrepreneuriat. Pour exposer succinctement chacun d’eux, nous reprendrons fidèlement la synthèse proposée par Spruijt (2017):

  • Le paradoxe de l’incertitude et de l’ambiguïté. Formulé par Peter Lewin (2011), ce paradoxe peut être ainsi formulé «les opportunités entrepreneuriales sont compliquées par l’incertitude, mais n’existeraient pas sans incertitude».

  • Le paradoxe stratégique. Ce paradoxe est étroitement lié à la littérature mentionnée précédemment sur l’ambidextrie organisationnelle, qui traite de la difficulté de l’exploration et de l’exploitation pour un modèle d’entreprise durable à long terme, un entrepreneur devrait se concentrer sur le développement sans stratégie d’exploitation à court terme. Ceci est également appelé le choix entre pivoter ou persévérer (RIES, 2011).

  • Le paradoxe des opportunités. Complexe à formuler, ce paradoxe décrit la manière fondamentale dont les entrepreneurs voient et reconnaissent les opportunités. D’une part, des opportunités peuvent exister et être découvertes, mais d’autre part, on peut aussi prétendre que des opportunités sont créées et exploitées. Pour Neck, Neck et Murray (2017), ce paradoxe est toutefois discutable car on pourrait se demander si une opportunité créée par un entrepreneur spécifique n’est pas réellement une opportunité existante qui a été manquée par d’autres.

  • Le paradoxe de l’expérience. Plus simple, ce paradoxe revient à souligner qu’un entrepreneur ne pourra jamais avoir assez d’expériences pour toujours prendre les meilleures décisions qui soient. De ce fait par exemple, comme l’avait bien montré H. Simon (1949), un entrepreneur préférera fonder ses décisions sur une expérience antérieure qui ne reflète pas complètement la situation actuelle.

  • Le paradoxe du momentum. Confronté à une décision complexe, le dilemme se pose fréquemment à l’entrepreneur de savoir à quel moment il doit lancer une activité. Doit-il y aller maintenant ou attendre? Choisir le bon moment pour prendre la bonne décision est paradoxal, car un entrepreneur court le risque d’être trop tôt, si personne d’autre n’y va, il sera juste à temps quand un autre y va trop tôt et il sera trop tard pour lui si tout le monde y est allé avant.

  • Le paradoxe de la généralisation. La littérature suggère qu’un entrepreneur se caractérise par le fait que ses traits de personnalité sont uniques. Ainsi, pour Bull et Williard (1987, p. 187): «There is non typical entrepreneur» (cité par DANJOU, 2000, p. 13). Low et Mc Millan (1988, p. 148) vont dans le même sens: «It seems that any attempt to profile the typical entrepreneur is inherently futile» (cité par DANJOU, 2000, p 14). Ce constat rend dès lors difficile la définition d’un ensemble général de compétences ou d’actions comportementales. Un entrepreneur devra donc se demander s’il doit tirer des enseignements des meilleures pratiques des autres entrepreneurs ou s’il doit apprendre d’autres entrepreneurs d’une manière qui ne soient pas une simple duplication de leurs meilleures pratiques.

  • Le paradoxe de la prise de décision. Les contraintes temporelles et financières constituent l’alpha et l’oméga de presque chaque décision prise dans les affaires. Avec un budget limité, est-il préférable de répartir son argent sur une plus longue période ou sur des orientations stratégiques plus diversifiées (exploration), mais dans ce cas le temps imparti est-il limité?

  • Le paradoxe de l’impact. Dans notre recherche nous avons constaté qu’il existe chez l’entrepreneur un fort paradoxe dans le leadership (entrepreneurial) en matière d’innovation. Il affirme que seulement 1% de tous les dirigeants sont capables de faire preuve à la fois d’humilité et de volonté, créant ainsi un paradoxe. D’une certaine manière, cela revient à différencier l’impact social et l’impact économique. La plupart des entrepreneurs doivent lutter continuellement entre essayer de créer un impact social sur leur entreprise ou essayer d’avoir un impact économique sur leur entreprise.

  • Le paradoxe de la prise de risque. Le risque est partout dans l’entrepreneuriat, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de son entreprise. Certains sont minimes, d’autre menacent sévèrement son avenir. Or, de nombreux chercheurs observent que dans leurs activités les entrepreneurs minimisent les risques. Pour limiter leurs conséquences du risque sur son business, il les anticipe et analyse en amont, pour prévoir des solutions. Le terme «risque calculé» est souvent utilisé.

  • Le paradoxe de la connaissance. Un entrepreneur n’a pas le temps, ni l’intention de connaître toutes les informations qu’il peut utiliser pour prendre des décisions efficaces pour son entreprise. Ce soi-disant fossé de la connaissance prévaut dans les actions quotidiennes et l’entrepreneur se trouve souvent à devoir choisir entre apprendre et faire.

  • Le paradoxe de la confiance. Comme un entrepreneur ne peut pas tout savoir lui-même (le paradoxe de la connaissance), il se retrouve à compter sur les autres. De même, quand le dirigeant contrôle le travail de ses collaborateurs, ces derniers ont le sentiment qu’il ne leur fait pas confiance. «Quand le chat est parti, les souris dansent» est l’hypothèse sur laquelle repose cette situation paradoxale. En modifiant l’hypothèse de la manière suivante «L’erreur est humaine et on apprend de ses erreurs», l’entrepreneur peut alors utiliser les points réguliers de suivi d’activité et de contrôle pour accroître l’autonomie de ses collaborateurs à travers le développement de leurs compétences et, ce faisant, en profiter pour leur envoyer des signes de reconnaissance et de confiance.

Défis pédagogiques et autres paradoxes de l’éducation à l’entrepreneuriat

Pour terminer cette réflexion sur les raisons qui font qu’enseigner à être entrepreneur est un art difficile et paradoxal, nous voudrions développer brièvement cinq défis relatifs à ce que l’on pourrait appeler une «éducation entrepreneuriale».

Le premier rejoint la nécessité pour l’enseignant d’avoir toujours à l’esprit la distinction qui sépare l’ordre de l’instrumentation et l’ordre de l’action elle-même. L’obsession du sens ne doit pas conduire à l’idée trompeuse que faire prendre conscience à l’apprenant de ce qu’il met en œuvre dans l’apprentissage, peut suffire pour qu’il le maîtrise et qu’il soit en position de création. Transposé à l’université, l’acquisition intellectuelle qui peut être faite à travers un enseignement, c’est une chose ; autre chose est le passage à l’action qui va permettre de mettre en œuvre cette acquisition dans la réalité extérieure. Le mélange théorie-pratique est ici risqué on se condamne à bricoler de part et d’autre, et à laisser l’intention entrepreneuriale s’engloutir dans ce bricolage. La mise à distance des deux permet au contraire à l’acte créateur de se dégager, comme possibilité intellectuelle d’une part, et de l’autre, dans le rapport aux conditions qui vont permettre sa mise en œuvre (au sens de faire entrer l’idée dans une œuvre). La pratique de stage mériterait d’être analysée de ce point de vue. L’étudiant n’y est pas en situation de création, pour autant qu’il n’assume pas la pleine responsabilité de son action, mais il n’est plus non plus en position de pure créativité intellectuelle, pour autant que les idées acquises par l’enseignement se trouvent engagées dans les réalités. Peut-il alors faire plus que de prendre la mesure des conditions d’une action possible?

Le second péril serait de faire de la pédagogie entrepreneuriale une méthodologie en soi. Le paradoxe de la situation est du même type que l’injonction paradoxale chère à l’Ecole Palo Alto «Sois autonome, je te l’ordonne !». Une façon trop technocratique d’organiser la formation à l’entrepreneuriat finit par tuer l’esprit d’entreprendre. C’est pourquoi, l’enseignant doit articuler sa démarche, assurément construite sur un principe de nécessité (l’étudiant doit atteindre tel objectif) sur la possibilité, non moins essentielle, laissée au hasard et à l’inattendu, de se dégager de ce qui a été mis en place, et cela même si l’objectif doit être mis à mal. Qu’un étudiant se lève en plein cours d’économie pour questionner «A quoi tout cela est-il utile?», et que l’enseignant soit du même coup mis en demeure de s’expliquer sur le sens de ce qu’il fait présentement, puis de mettre en œuvre des procédures qui fassent que l’économie rejoigne l’intérêt des jeunes par rapport à leur vécu quotidien, voilà qui est loin d’être négatif. Mais ces étudiants, laminés par des années de pédagogie descendante, ont-ils encore l’idée qu’ils puissent se lever, et peut-être d’abord lever la tête dans un cours où l’enseignant parle d’abord à leur papier? Or le premier pas de la créativité et de l’initiative, n’est-ce pas d’avoir les moyens de recréer pour soi, dans le sens de son intérêt, ce qu’un autre présente tout fait?

C’est pourquoi nous insisterons - troisièmement - sur la nécessité, chez nos étudiants en particulier, d’une culture de la créativité. Le rationalisme français a tout laminé, et notre système éducatif, ne se prive pas d’en rajouter je ne veux voir qu’une seule tête. La créativité reste la folle du logis. Or c’est cette folie qu’il faut rendre ses droits la raison n’est-elle pas aussi un pouvoir d’utopie, une faculté de transcendance, une volonté de rupture avec les réalités de ce monde, qui est précisément le ressort de la créativité. Lorsque les budgets diminuent, un nombre croissant d’établissements choisissent de supprimer les secteurs superflus - à commencer par les disciplines artistiques et les activités parascolaires - pour se concentrer sur les matières essentielles. Si encore la lecture, l’écriture et l’arithmétique étaient enseignées de manière à développer la curiosité et la pensée créatrice, ce serait un moindre mal ; or, c’est rarement le cas. Les élèves trouvent en général les matières de base ennuyeuses, et c’est dans le cadre d’activités extrascolaires - journal de l’école, cours de théâtre, orchestre local - qu’ils peuvent exercer leurs facultés créatives. Pour que la prochaine génération soit capable d’affronter l’avenir avec entrain et confiance, nous devons lui apprendre à se montrer aussi originale que compétente.

Un quatrième défi mérite attention qui porte sur le développement au sein du système éducatif d’une véritable culture de la responsabilisation et de l’autonomie des apprenants. Car la dysmétrie du rapport pédagogique entre enseignants et enseignés ne peut que nuire à l’esprit d’initiative des étudiants. Bien sûr, en ce début de siècle, on assiste à la réduction de la place de l’enseignement frontal, en liaison avec la diversification des pratiques pédagogiques. La pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité, comme les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE), contribuent en même temps qu’au renouvellement de l’enseignement, dans son contenu et dans son approche, la mise en autonomie plus marquée des étudiants. Les travaux personnels encadrés au lycée (TPE), ou les projets pluridisciplinaires à caractère professionnel (PPCP) en lycée professionnel, tout comme l’usage des portefolios dans les universités, participent de ce mouvement de fond, en rendant l’étudiant moteur de son activité de recherche, de documentation, de réflexion et d’apprentissage. Mais pour lutter contre le consumérisme scolaire et encourager l’esprit d’initiative, il faut sans doute aller plus loin en les encourageant à s’impliquer dans la vie des établissements, dans le système représentatif et dans l’animation de la vie collective, en leur confiant des responsabilités et d’abord en les incitant à en prendre. Aux équipes enseignantes et d’encadrement des établissements incombent cette mission et ce défi.

Ajoutons un dernier défi capable, de promouvoir fortement l’esprit d’entreprendre dans l’éducation. Nous voulons parler du retour systématique vers les apprentissages fondamentaux. La complexité des connaissances présentées aux étudiants donne souvent l’impression que ce sont autant de constructions d’experts qu’ils ne peuvent que reproduire, en aucun cas réinventer. Au contraire, le retour vers les bases qui fondent ces savoirs, en cassant leur artificialité, permet à l’apprenant d’en voir l’origine peut alors germer chez lui l’idée qu’il est capable de reprendre et de poursuivre le chemin d’une façon autonome, par ses propres forces. Le savoir mérite ainsi d’être régulièrement renvoyé à la source qui le produit. On l’oublie trop souvent au profit d’un savoir en soi qui ne devrait entraîner que contemplation, et paralyse alors l’imagination. Faire du savoir une œuvre de soi-même, c’est d’abord se persuader qu’il est bien, dès l’origine, une affaire humaine. Cet apprentissage est d’autant plus fondamental qu’il se fait de plus en plus métacognitif. S’attachant non pas tant aux contenus comme tels, mais aux mécanismes intellectuels auxquels ces contenus peuvent donner accès, l’enseignant cherchera dans les savoirs positifs ce qui est transposable pour ouvrir à la résolution d’autres questions. Ainsi l’étudiant pourra-t-il être préparé aux transformations et aux flexibilités du monde professionnel.

On comprend finalement que le développement de l’intention entrepreneuriale reste, par-delà toutes les modalités pédagogiques qui peuvent être mises en œuvre, d’abord précisément l’affaire d’un esprit porté par une volonté. Une volonté d’entreprendre, qui doit d’abord être celle du pédagogue par rapport à sa pédagogie elle-même. Probablement que l’esprit d’entreprendre ne peut être totalement enseigné, mais nous pouvons enseigner la tolérance à l’ambiguïté et, partant, l’autoréflexion nécessaire à la pensée entrepreneuriale. Afin d’enseigner la tolérance à l’ambiguïté, les conférenciers doivent faire face aux paradoxes susmentionnés eux-mêmes plutôt que d’essayer de les traduire en matériel pédagogique. Cela rend l’apprentissage entrepreneurial plus tacite qu’explicite. Sans doute, est-ce quelque chose que les pédagogues devinaient déjà.

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Received: October 02, 2018; Accepted: October 11, 2018

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BR: Doutor em Sociologia do trabalho, e-mail: benoit.raveleau@uco.fr SM: Doutora em Ciências da Gestão, e-mail: sihem.mammarelhadj@univ-rennes1.fr PD: Doutora em Ciências da Gestão, e-mail:paola.duperray@uco.fr

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