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Revista Teias

versión impresa ISSN 1518-5370versión On-line ISSN 1982-0305

Revista Teias vol.22 no.67 Rio de Janeiro oct./dic 2021  Epub 14-Feb-2023

https://doi.org/10.12957/teias.2021.62756 

Article

PEDAGOGIE ET UTOPIE: toujours!

PEDAGOGY AND UTOPIA: ever!

PEDAGOGÍA Y UTOPÍA: siempre!

Jean Houssaye1 

1Professeur honoraire Sciences de l’éducation. Université de Rouen-Normandie, France. E-mail: jean.houssaye@outlook.fr http://cirnef.normandie-univ.fr/?page_id=1388


Résumé

Jean Houssaye, auteur de nombreux ouvrages dont Le triangle pédagogique et Quinze pédagogues, note que nous sommes dans une période en panne d’espoir mais pour autant, devons-nous baisser les bras? A l’image de Paulo Freire, il revendique l’image du pédagogue engagé dans la cité, porteur de valeurs civiques et démocratiques. Pédagogie et politique sont liées, mais que peut le pédagogue sans un engagement du politique sur l’éducation? Il semble que le pédagogue soit condamné à l’utopie: condamné à être insatisfait, critique par rapport aux pratiques dominantes dans sa volonté d’émancipation. Elle donne vie à l’espérance. Quelle(s) utopie(s) revendiquer et mettre en œuvre? Il y a un siècle, l'égalité était l'utopie porteuse qui a mené, dans un premier temps, à l'école primaire pour tous. Égalité des chances ou égalité des résultats? Il ne suffit pas d'ouvrir à tous les portes de l'école (égalité des chances) si on ne combat pas les causes d'inégalité de résultats. Jean Houssaye propose une pédagogie de la fraternité en se référant aux propositions de Dewey dans Démocratie et éducation qui pose les enjeux de l'école. Dans sa forme actuelle, l'école se caractérise par le formalisme, l'individualisme, l'intellectualisme, la déresponsabilisation scolaire et sociale. En fait, si les valeurs sont la compétition, la sélection, l'individualisme, la fraternité risque fort d'être au service de ces valeurs et en contradiction avec le but visé, car la fraternité vise l'autonomie et la socialisation: une façon de vivre ensemble à l'école, des pratiques sociales qui s'apprennent et s'éprouvent pour faire société. C'est à cette condition que la fraternité se conjugue avec la démocratie.

Mots clés: pédagogie; utopie; fraternité; Freire; Dewey

Resumo

Autor de numerosas obras entre as quais Le triangle pédagogique e Quinze pédagogues, Jean Houssaye sinaliza que estamos em um período de pouca esperança e questiona se, por isso, devemos baixar os braços. À semelhança de Paulo Freire, reivindica a imagem de um pedagogo engajado na cidade, portador de valores cívicos e democráticos. Pedagogia e política estão ligadas, mas o que pode o pedagogo sem engajamento da política na educação? Parece que o pedagogo está condenado à utopia: condenado à insatisfação, critica por sua vez práticas dominantes por sua vontade de emancipação. Esta dá vida à esperança. Qual(is) utopia(s) reivindicar e pôr em marcha? Há um século, a igualdade era a utopia que trazia, em um primeiro tempo, a escola primária para todos. Igualdade de oportunidades ou igualdade de resultados? Não era suficiente abrir a todos as portas da escola (igualdade de oportunidades) se não se combatiam as causas da desigualdade de resultados. O autor propõe uma pedagogia da fraternidade referindo-se a formulações de Dewey em Democracia e educação, que aponta os desafios da escola. Em sua forma atual, a escola se caracteriza pelo formalismo, individualismo, intelectualismo, desresponsabilização escolar e social. De fato, se os valores são a competição, a seleção, o individualismo, a fraternidade corre o forte risco de estar a serviço desses valores e em contradição com o objetivo visado, já que a fraternidade visa a autonomia e a socialização: um modo de viver, junto à escola, práticas sociais que se aprendem e se aprovam para formar a sociedade. Esta a condição como a fraternidade se conjuga com a democracia.

Palavras-chave: pedagogia; utopia; fraternidade; Freire; Dewey

Abstract

Jean Houssaye, author of numerous books including “Le triangle pedagogique” and “Quinze pedagogues”, notes that we are in a period of hopelessness, however should we give up? Similarly to Paulo Freire, he advocates for the image of an educator engaged in the city, bearer of civic and democratic values. Education and politics are linked, but what can an educator accomplish without a commitments of politicians on education? It would appear that the educator is condemned to utopia: condemned to be dissatisfied, critical of dominant practices in his desire for emancipation. It gives life to hope. What utopia (s) should be claimed and implemented? A century ago, equality was the driving utopia that led, at first, to primary school accessible to all. Equality of opportunities or equality of results? It is not enough to open the doors of schools to everyone (equal opportunities) if we do not combat the causes leading to inequalities of results. Jean Houssaye proposes a pedagogy of fraternity by referring to the proposals of Dewey in Democracy and education which establishes the challenges involved in the schooling system. In its current form, the schooling system is characterized by formalism, individualism, intellectualism, academic and social disempowerment. In fact, if the values consist of competition, selection and individualism, fraternity is likely to be at the service of these values and in contradiction with the intended goal, since fraternity aims to achieve autonomy and socialization: a way to live together at school, social practices that are learned and experienced in order to form our society. It is in this condition that fraternity is combined with democracy.

Keywords: pedagogy; utopia; fraternity; Freire; Dewey

Resumen

Autor de numerosas obras, entre ellas Le triangle pédagogique y Quince pédagogues, Jean Houssaye indica que estamos en un período de pocas esperanzas y se pregunta si, por ello, deberíamos bajar los brazos. Como Paulo Freire, reivindica la imagen de un pedagogo comprometido con la ciudad, portador de valores cívicos y democráticos. La pedagogía y la política están vinculadas, pero ¿qué puede hacer el pedagogo sin involucrar a la política en la educación? Parece que el pedagogo está condenado a la utopía: condenado al descontento, critica a su vez las prácticas dominantes por su afán de emancipación. Esto da vida a la esperanza. ¿Qué utopía (s) reclamar y poner en marcha? Hace un siglo, la igualdad fue la utopía que inicialmente acercó la escuela primaria a todos. ¿Igualdad de oportunidades o igualdad de resultados? No bastaba con abrir las puertas de la escuela a todos (igualdad de oportunidades) si no se abordan las causas de la desigualdad en los resultados. El autor propone una pedagogía de la fraternidad refiriéndose a las formulaciones de Dewey en Democracia y Educación, que señala los desafíos de la escuela. En su forma actual, la escuela se caracteriza por el formalismo, el individualismo, el intelectualismo, la irresponsabilidad escolar y social. De hecho, si los valores son competencia, selección, individualismo, la fraternidad corre el fuerte riesgo de estar al servicio de estos valores y en contradicción con el objetivo pretendido, ya que la fraternidad apunta a la autonomía y la socialización: una forma de hacer. Vivir, junto a la escuela, prácticas sociales que se aprenden y aprueban para formar sociedad. Así se combina la fraternidad con la democracia.

Palabras clave: pedagogía; utopía; fraternidad; Freire; Dewey

INTRODUCTION

En éducation aujourd'hui, nous sommes en panne d'espoir et nous avons tendance à désespérer du politique en la matière. Le risque est grand d’adopter des discours spécialisés, aseptisés et désengagés, fortement basés sur des critères de rationalité qui ne tiennent pas compte des projets sociaux de l’éducation. De ce fait, on tombe facilement dans une perspective qui tend à valoriser un certain nombre de critères (d’évaluation, de performance, de compétence, d’efficacité, de qualité...), au détriment d’une réflexion axée sur les dimensions sociales et politiques de l’acte d’éduquer1.

Je réclame ici le patronage de Paulo Freire, l’emblème brésilien du pédagogue engagé dans la cité. Toute son œuvre théorique et pratique fonctionne comme une sorte de conscience critique qui nous met en garde contre la dépolitisation de la pensée éducative et de la réflexion pédagogique. L’éducation doit être envisagée en tant que projet de libération et la pédagogie doit conduire à l’accomplissement des valeurs civiques et démocratiques. Ne s’agit-il pas, davantage encore pour nous aujourd’hui, d’élaborer une conception éducative propre, qui croise la théorie sociale, le compromis moral et l’engagement politique? Ne s’agit-il pas de mettre en œuvre cette Pédagogie de l’espérance que Paulo Freire appelle? «L’espérance toute seule ne transforme pas le monde et agir sur la base de cette naïveté est le meilleur moyen de tomber dans le désespoir, le pessimisme ou le fatalisme. Mais se priver de l’espérance dans la lutte pour améliorer le monde est une illusion frivole. [...] Car l’espérance est une nécessité ontologique qui a besoin de s’ancrer dans la pratique, de façon à se concrétiser en réalité historique» (FREIRE, 1992, p. 10-11).

Dans le projet de Paulo Freire comme dans celui qui nous occupe, l’utopie se traduit, avant tout, par éducation. Une éducation qui nous oblige à des compromis sur le plan éthique, social et politique. Et qui nous fait repenser les moyens qui organisent notre action pratique et notre réflexion scientifique.

ENTRE PEDAGOGIE ET POLITIQUE: L'UTOPIE

En tout état de cause, actuellement la pédagogie et la politique, si elles veulent agir dans le domaine de l’éducation, doivent trouver à se relier. Elles sont devenues par nature distanciées, d’autant que la pédagogie s’est désormais alliée à la science, à la démarche scientifique pour mieux exercer et asseoir sa crédibilité et son efficacité. D’une certaine manière, la pédagogie et la politique parviennent à s’allier quand elles se retrouvent autour de la science, dans l’espérance de la science, dans la confiance dans la science, dans cette coagulation de la science et du progrès qui a tant caractérisé l’époque moderne, mais qui s'est délitée depuis.

Ce qui amène à se demander à quelle condition politique et pédagogie peuvent se lier de façon à peu près sereine et avec un intérêt commun. La science ne peut suffire à les engager ensemble durablement. La science est froide et elle pourrait nous faire croire que la certitude est dans l’excès de rationalité. Il y faut quelque chose de plus, quelque chose de plus fou, de plus porteur, du côté du souffle, du côté de l’espérance, du côté d’un engagement sur l’éducation: une utopie portée en commun. Ce qui d’ailleurs réclame peut-être plus de courage du politique que du pédagogique. Certes le politique doit faire espérer mais souvent, très rapidement, face aux difficultés inéluctables, il doit privilégier la sécurité de la gestion au nom du principe de réalité. Il est d’ailleurs difficile de lui en vouloir, car il est impossible de satisfaire les projections dont il a fait l’objet, surtout quand il les a alimentées.

Le pédagogue, lui, s’il tient vraiment à s’afficher comme tel, est condamné à l’utopie, ou alors il n’est qu’un rouage de la machinerie administrative de l’éducation. En éducation, le nouveau apparaît toujours comme une utopie concrète, parce que c’est précisément entre idéologie et utopie que le discours pédagogique se définit. La pédagogie se nourrit de l’insatisfaction et de la dénonciation des pratiques pédagogiques dominantes. Elle cherche à promouvoir de nouvelles pratiques, à faire aller de l’avant, à faire espérer, à refuser de se contenter de ce qui est. Elle apparaît ensuite comme critique: tout discours pédagogique est par définition novateur car, quand il se donne à voir, il est toujours animé d’une intention critique, ainsi que d’une volonté d’émancipation, à l’égard de pratiques pédagogiques en place qui, elles, ne font plus état d’une argumentation, mais qui se contentent de leur efficacité relative (fondée sur le charisme, la tradition et les préjugés). Ces deux perspectives du discours pédagogique, idéologique mystificateur et utopique critique, se rejoignent au niveau du pouvoir politique; la rencontre s’effectue avec le passage du discours pédagogique au discours officiel, quand le discours initialement évaluatif se transforme en discours prescriptif.

L’originalité du discours pédagogique repose précisément sur cette distance entre idéologie et utopie. Un discours pédagogique nouveau signifie la nécessité pour la perspective critique de s’inscrire dans le réel, dans le contexte des traditions qui le déterminent, en dégageant de ce contexte toutes les potentialités refoulées par l’ordre existant, et d’ouvrir par là la perspective d’une utopie concrète. Car l’utopie est faite pour s’incarner. Pour ne pas se résigner en éducation. Pour ne pas accepter l’inacceptable. Pour ouvrir l’espérance. Pour donner encore et encore espoir. Tout en sachant que jamais les résultats ne pourront être à la hauteur des espérances. Mais en sachant aussi que ce qui se fait n’aurait pas existé sans cela. L’utopie est faite pour appeler, pour faire avancer, pour progresser, mais non pas pour s’épuiser ou pour s’éteindre.

Penser l'éducation comme la pure et simple réalisation d'un projet, c'est ramener la nouveauté de l'autre, enfant ou adulte, aux conditions existantes, c'est le réduire à ce qui est. Il n'est tout de même pas nécessaire de faire de l'énigme de ce qui naît un moyen pour produire un futur prévu par avance. Toutes ces idoles avides du sang des enfants, le Progrès, le Développement, le Futur ou la Compétitivité, n'ont qu'un rêve: capturer la nouveauté, l'administrer, la vendre. Certes l'action pédagogique consiste à «faire» du réel à partir du possible. Sauf qu'il s'agit moins de passer du possible au réel que de l'impossible au vrai. Ce qui suppose que l'on accepte de renoncer à la volonté forcenée de savoir et de pouvoir. Car le salut n'arrive pas une fois pour toutes: il n'y a pas de parousie et les dieux sont en exil. Même si l'enchantement n'existe pas, il reste qu'il faut lui laisser l'occasion de réapparaître au moment où on l'attend le moins, pour parvenir à conjuguer utopie et humilité.

C’est l’utopie qui génère, nourrit et épanouit les doctrines pédagogiques. Le propre de ces doctrines est de lier doublement le savoir et l’action, le cognitif et le prescriptif, dans la créativité et l’incertitude de l’agir. Sans l’utopie, en éducation, on ne peut pas faire tenir ensemble la croyance en une scientificité descriptive des nécessités et la croyance en un salut procureur de félicités. C’est l’utopie qui donne vie à l’alternance, au faire autrement, à l’éduquer différemment, à ces soupçons que le rêve, finalement, est plus réel que le réel. Ici la politique et la pédagogie se rejoignent: comment penser et faire sans proposer des alternatives? Comment se résoudre à seulement accepter ce qui est? Comment ne pas s’insurger quand on est responsable? Comment ne pas se résigner à se résigner? Comment ne pas se contenter de l’efficacité relative de ce qui est? En retrouvant et en portant l’espérance. Car l’espérance signifie que, derrière chaque réalité, subsistent d’autres potentialités qui peuvent être libérées de la prison de l’existant, qui peuvent nous libérer de la prison de l’existant. N’est-ce pas le sens de l’acte politique et de l’acte pédagogique? N’est-ce pas le sens de la possibilité et de l’urgence de leur lien? Que faire, dans ce cas? Quels repères pouvons-nous nous donner?

FAIRE LE CHOIX DE L'UTOPIE DE LA FRATERNITE

La question qui se pose à nous aujourd'hui, côté engagement pédagogique, est sans doute la suivante: quelle utopie revendiquer et mettre en œuvre? Je défendrai la thèse suivante: c'est bien la fraternité ou la solidarité qu'il s'agit de privilégier.

Peut-être est-il encore temps et nécessaire de réactiver l'utopie des pédagogies de la fraternité. Et de reprendre pleinement en compte, car l'utopie a bien le pouvoir au présent de catapulter le passé dans notre avenir, la conscientisation de Freire, la convivialité d'Illich, l'amour des droits de l'enfant de Korczak ou la construction de la loi de Oury.

Quitte à choisir, j'ai envie de partir de Dewey, qui revient actuellement à l'honneur, et ce n'est peut-être pas pour rien. Rappelez-vous: en 1916 il écrit Démocratie et éducation, un grand livre qui pose tout de même fortement les enjeux de l'école. A quoi sert l'école? Que sert-elle? A quoi doit-elle servir? On conviendra que ces questions ne sont pas légères... Or son constat est sans appel. L'école, nous dit-il, dans sa forme actuelle, donc celle du début du 20ème siècle, se caractérise par le formalisme, l'individualisme, l'intellectualisme, la déresponsabilisation scolaire et sociale. Alors un siècle plus tard, où en est-on? Pouvons-nous vraiment affirmer que nous n'en sommes plus là?

Mais surtout attention: la fraternité ne peut pas être un lot de consolation! Bien entendu, elle pourrait fonctionner sur ce schéma. Puisque, très souvent, élèves, parents, enseignants ont intégré que l'échec scolaire revient à l'individu, qui n'a pas fait assez d'efforts, qui n'est pas fait pour les études, qui... etc., la fraternité peut être là pour témoigner que l'on a de l'attention, de la compassion, pour tous ces élèves qui ne réussissent pas, comme on dit. C'est un moyen de faire quelque chose qui ne remet de fait pas en cause l'ordre des choses, l'ordre social et l'ordre scolaire. La fraternité comme nouvelle forme de la pédagogie de soutien? Ce n'est pas impossible.

Revenons plutôt à Dewey et à ce qu'il nous dit dans «Démocratie et éducation». C'est sans ambiguïté. L'école est d'abord une institution sociale réelle et vivante. Et surtout on ne peut concevoir deux théories morales, l'une valable pour la vie scolaire et l'autre valable pour la vie sociale. L'enfant n'est pas en premier lieu un être scolaire, c'est un membre de la société, et cela au sens le plus large: c'est à l'école de le rendre capable de comprendre sa dépendance à l'égard de sa société et d'accepter cette solidarité. Mais attention ! Ceci est à double sens. Car, fondamentalement, ceci suppose que l'école soit une institution sociale réelle et vivante. Dès lors, comment y développer la confiance, la coopération, la fraternité?

Là est la difficulté précisément, si l'on suit Dewey dans sa réflexion et dans son action éducative. Si l'école n'est pas une institution sociale réelle et vivante, comme il le réclame, dans quoi verse-t-elle et que favorise-t-elle? Un intellectualisme des savoirs civiques et moraux d'un côté, un formalisme des attitudes morales au caractère particulièrement artificiel de l'autre. La morale, et la fraternité en tout premier lieu, n'est pas une affaire d'actes délimités, de savoirs spécifiques ou de vertus à étudier, intégrer et reproduire. La morale, c'est avant tout de l'intelligence sociale et du pouvoir social.

Que faut-il entendre par là? L'intelligence sociale, c'est le pouvoir d'observer et de comprendre la solidarité humaine; le pouvoir social, c'est la capacité de contrôler soi-même son caractère. Et donc l'éducation à la fraternité, c'est un tout et non une part de l'éducation à l'école et par l'école.

Faire vivre la fraternité à l'école, c'est tenter d'assurer les conditions d'une fraternité démocratique... Vivre la démocratie à l'école, est-ce bien raisonnable? N'est-ce pas plus simple de se contenter de favoriser l'intelligence d'un certain nombre de marqueurs de la démocratie et de la fraternité? Certainement. Mais Dewey (un incurable utopiste, assurément!) resurgit pour nous montrer les limites et les contradictions d'un tel positionnement. Si l'on estime que les arrangements sociaux de type démocratique sont plus essentiels, plus favorables, plus «éducatifs» que les arrangements de type contraire, si l'on estime que les consultations mutuelles et les convictions à base de persuasion sont bien préférables aux méthodes d'imposition ou de coercition, on n'a pas le choix. Obligation nous est faite de permettre à chaque élève, avec les autres, d'en faire concrètement l'expérience, avec les autres. Tel est le rôle capital dévolu à l'école.

Certes tout ceci nous emmène très loin, mais, quoi qu'il en soit, il va bien falloir choisir. Ou la fraternité est un à part, sans être nécessairement un à côté. Ou elle est liée à l'ensemble du fonctionnement scolaire. Si c'est le cas, de même que la fraternité se conjugue avec la démocratie, de même elle est fortement liée à des notions capitales comme l'autonomie et la socialisation. Prenez l'autonomie. On n'est pas autonome tout seul. L'autonomie ne trouve sa cohérence que dans une interdépendance et une socialisation grandissantes; elle conjugue les sentiments d'indépendance, de liberté, de responsabilité et de convivialité. Il y a bien de la fraternité là-dedans !

L'autonomie désigne une façon de vivre ensemble, elle s'énonce en termes de pratiques sociales, elle donne à entendre ce qui doit être respecté dans un vivre ensemble, dans la constitution d'une loi qui se fait et se défait. C'est une attitude générale devant la vie. Et, dans ce cas, elle ne s'enseigne pas, elle s'apprend, elle s'éprouve. Et donc elle passe par des pédagogies vraiment actives et une conception renouvelée de la relation pédagogique.

Socialisation, autonomie, relation éducative, fraternité sont en quelque sorte équivalentes. Pour quoi? Parce qu'elles visent le fonctionnement tolérant et démocratique des structures sociales. L'école en est une, toute particulière, puisque c'est là que l'on est sensé apprendre à les pratiquer. C'est à l'école que doit se forger le creuset démocratique de l'avenir. Pas facile, hein? Oui utopique, tout simplement.

Pour terminer sur une note d’espoir supplémentaire, j’ajouterai que l’éducation a toujours été traversée par une force de proposition et une force de soupçon, par l’affirmation d’une volonté et par la dénonciation de la critique. Pendant longtemps, la volonté l’a emporté sur la critique. C’était le bon temps, celui où pédagogie et politique se disaient directement et conjointement. Ce monde s’est effacé parce que la critique est devenue première, quitte à se faire volonté. Il ne peut plus y avoir vraiment “projet” politique en pédagogie, mais seulement intention politique en pédagogie, ouverture politique en pédagogie, expérience politique en pédagogie. La politique est plus que jamais nécessaire en pédagogie. On sait que la pédagogie est éducation au politique, on sait qu’elle doit l’être, on sait qu’elle ne peut l’être vraiment que dans une société démocratique, mais on sait qu’elle ne peut vouloir une politique: elle est dessein politique, mais non dessin politique, même si elle a la politique comme destin. Mais, à ceci une condition: que la pédagogie reste liée à l'utopie, faute de quoi elle n'est plus qu'un service de la politique. Il faut ici nous éloigner de Dante qui, au seuil de La Divine Comédie, énonce les paroles qui surmontent la porte de l’Enfer: «Vous qui entrez laissez toute espérance». À l’inverse, inspirés par Paulo Freire, réjouissons-nous qu’il y ait encore et toujours en éducation des lieux et des projets où l’on puisse dire: «Vous qui éduquez retrouvez l’espérance». A condition d'ajouter que seule l'utopie est encore apte à maintenir et à nourrir fraternellement cette espérance.

1HOUSSAYE, Jean. Quelles utopies pour aujourd’hui? Education-Egalité-Emancipation. Colloque GFEN 2016. Groupe Français d’Education Nouvelle. 16-18 septembre 2016, TNP de Villeurbanne, France, 2016. http://www.gfen.asso.fr/fr/colloque_quelle_place_des_utopies_aujourd_hui.

BIBLIOGRAPHIE

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HOUSSAYE, Jean. Quelles utopies pour aujourd’hui? Education-Egalité-Emancipation. Colloque GFEN 2016. Groupe Français d’Education Nouvelle. 16-18 septembre 2016, TNP de Villeurbanne, France. Dans: http://www.gfen.asso.fr/fr/colloque_quelle_place_des_utopies_aujourd_hui. [ Links ]

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HOUSSAYE Jean. Les valeurs à l’école. Paris: PUF, 1992. [ Links ]

Received: July 2021; Accepted: September 2021

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