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Educação e Filosofia

versión impresa ISSN 0102-6801versión On-line ISSN 1982-596X

Educação e Filosofia vol.31 no.63 Uberlândia set./dic 2017  Epub 09-Mar-2021

https://doi.org/10.14393/revedfil.issn.0102-6801.v31n63a2017-09 

Dossiê: Diferenças e Educação - explorações conceituais entre o Brasil e a França

Différence et désidentification: une théorie de l’émancipation éducative

Difference and disidentification: towards a theory of educational emancipation

Diferença e desidentificação: uma teoria da emancipação educativa

Didier Moreau* 

*Docteur en philosophie à l’université Paris 1 Pantheon- Sorbonne (1981) et en sciences de l’éducation à l’université de Nantes (2003). Professeur des Université de Paris VIII. E-mail: didier.moreauparis8@gmail.com.


Résumé

Cette recherche examine la fonction de la différence en éducation, pour échapper au dilemme classique qui oppose l’universalisme et le particularisme. Elle s’appuie sur la genèse d’une théorie de l’émancipation éducative, comme processus de désidentification. A partir de l’accent mis par Heidegger sur la différence ontologique, la réflexion interprète un Conte des Grimm comme la clef de la différence éducative constitutive de l’égalité et en montre la construction conceptuelle chez Jacques Rancière. Enfin, l’espace pédagogique permettant la désidentification est analysé comme un topos où se déploie, selon Édouard Glissant, une « créolisation » éducative, une interpénétrabilité à la différence, véritable pratique de soi et du monde.

Mots clés: Différence; Émancipation; Education

Abstract

This paper considers the status of the difference in education and refutes the dilemma between universalism and particularism. The basis of a theory of educational emancipation are grounded on the process of disidentification. The research looks at the ontological difference in the Heidegger’s writings, and suggests an interpretation of a Grimm’s fairy tale as an educative enigma. The question of equality is the focus of the problem of difference, and the works of Jacques Rancière are chosen as the way to think about it in education as well in politics. The pedagogic area is analysed as an open topos where the process of “créolisation”, according to the Edouard Glissant’s concept, make the difference as a liberating experience which consists in a practice of the self.

Keywords: Difference; Emancipation; Education

Resumo

Este artigo examina a função da diferença na educação, procurando escapar ao dilema clássico que opõe o universalismo e o particularismo. Apoia-se na gênese de uma teoria da emancipação educativa, como processo de desidentificação. A partir do destaque dado por Heidegger para a diferença ontológica, o texto interpreta um conto dos irmãos Grimm como a chave da diferença educativa constitutiva da igualdade e mostra sua construção conceitual através de Jacques Rancière. Por fim, o espaço pedagógico que permite a desidentificação é analisado como um topos no qual implanta-se, segundo Édouard Glissant, uma “criolização” educativa, uma interprenetrabilidade à diferença, verdadeira prática de si e do mundo.

Palavras-chave: Diferença; Emancipação; Educação

Dans une formule qu’il emploie dans son commentaire de l’œuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze déclare : « La lutte pour la subjectivité moderne passe par une résistance aux deux formes actuelles d’assujettissement : l’une qui consiste à nous individuer d’après les exigences du pouvoir, l’autre qui consiste à attacher chaque individu à une identité sue et connue, bien déterminée une fois pour toute » (Deleuze, 2004, p. 113). La philosophie politique contemporaine s’est plus intéressée, semble-t-il, à la première forme d’assujettissement, parce qu’elle met en scène des processus politiques plus visibles et assignables au regard critique, mais c’est, à notre avis, la seconde forme d’assujettissement qui produit les subjectivités les plus consentantes et résignées face aux exigences des institutions politiques, comme l’a montré toute la tradition philosophique issue du cura sui de l’Antiquité, reprise par Emerson et Nietzsche à l’achèvement de la modernité. Cette forme d’assujettissement passe par l’éducation. Je vais faire l’hypothèse qu’il s’agit là d’un enjeu éducatif majeur, selon que l’éducation s’oriente selon un paradigme de la conversion qui permet à chacun d’accéder à la vérité cachée de son essence - qui serait son identité - ou qu’elle s’oriente plutôt selon la structure de la métamorphose - processus de désidentification - qui se produit selon la logique de la différence. Deleuze poursuit sa réflexion - et il ne commente plus Foucault - : « la lutte pour la subjectivité se présente alors comme droit à la différence et droit à la variation, à la métamorphose »1 (Deleuze, 2004, ibid.).

1. Différence et éducation

La différence est le point cardinal de l’éducation. D’une manière générale, l’éducation est pensée comme un passage entre deux états. La pensée platonicienne métaphorise le passage de l’ignorance au savoir comme la sortie hors de la Caverne du monde sensible, afin de pratiquer l’épistrophé, la conversion du regard vers ce qui est digne d’être vu, la vérité des essences. Contradictoirement, faisant l’économie d’un monde métaphysique, les Épicuriens et les Stoïciens promeuvent la philosophie comme l’art de conduire le passage de l’intempérance à la sagesse pratique. Enfin l’anthropologie de Kant, et la sociologie holiste de Durkheim vont construire un double passage, dont le parallélisme sera déterminant, entre l’enfance et l’âge adulte, d’une part, qui sera l’analogue du passage historique entre la « sauvagerie » et la civilisation d’autre part, parallélisme qui fait de la « sauvagerie »l l’enfance de l’humanité, et de l’enfance, la « sauvagerie » de l’homme.

Certains de ces états différent entre eux comme deux degrés de l’être : du moindre être au plus d’être, du moins vrai au plus vrai, selon une logique du dévoilement, de l’aléthéia. L’éducation y est pensée comme un accroissement ou un rapprochement en vue de la vérité qui, acquise ou conquise, produira alors un basculement de l’autre côté du paraître vers l’être véritable. Il s’agit bien d’une vision onto-théologique dans laquelle l’éducation est pensée comme la préparation d’un salut que l’on obtient en reconquérant la vérité perdue de sa propre essence. Le paradigme de la conversion, obtenue par l’épistrophé du regard, se parachève, à partir de l’augustinisme, en une métanoïa, un changement de l’esprit, dont toute la pensée moderne reste empreinte, du fait de sa sécularisation. Ainsi Durkheim décrit-il cette métanoïa de la conversion éducative :

« Former un homme, ce n’est pas orner son esprit de certaines idées. […] La vraie conversion, c’est un mouvement profond par lequel l’âme tout entière, se tournant dans une direction nouvelle, change de position, d’assiette et modifie par suite son point de vue sur le monde. […] Il s’agit si peu d’acquérir un certain nombre de vérités que ce mouvement peut s’accomplir instantanément […]. L’âme change son orientation brusquement et d’un coup. Pour employer la terminologie consacrée, elle est touchée par la grâce. Alors elle se trouve en face de perspectives toutes nouvelles ; des réalités insoupçonnées, des mondes ignorés se révèlent devant elle » (Durkheim, 1938, p. 38).

Cette « grâce » sécularisée, qui subitement convertit et fait accéder aux mondes nouveaux, ne peut être dispensée, dans la Modernité, que par les Institutions qui ont charge de l’éducation. Le « passage » requiert la méditation d’un tiers plus ou moins bienveillant, et cette méditation ne s’exerce que si sont réunies certaines conditions d’obéissance à ce gouvernement des âmes que les Institutions éducatives imposent.

Mais il existe une alternative à cette métanoïa éducative ; elle se situe dans l’art de conduire le passage à la sagesse pratique. Ce passage n’obéit pas à une logique binaire et ouvre sur une logique des possibles, comme celle, modale des Stoïciens qui relient la valeur de vérité d’une proposition avec le temps. Car, contrairement à une doxa commune liée à une interprétation erronée de l’argument de Chrysippe sur le futur, les Stoïciens admettent que ce n’est pas parce que l’on peut prévoir le futur qu’il est nécessaire (Mignucci, 1978).

Le passage vers la sagesse pratique n’a dès lors plus rien de la nécessité de dévoiler son essence, car il peut se faire par des voies diverses qui appartiennent en propre au sujet qui se forme. C’est en ce sens qu’il s’agit d’un schème métamorphique, tel que l’exprime Sénèque :

« je sens que je m’améliore, une métamorphose s’opère en moi. A la vérité, je ne garantis pas dès maintenant, que la réforme soit parfaite. J’ai conservé nécessairement bien des tendances qu’il importe de refréner, de réduire, de fortifier. Et c’est bien la preuve du perfectionnement de mon âme : elle voit ses défauts, qu’elle ne savait pas avoir » (Sénèque, 1969, Lettre 6 p. 14).

Le « passage » est inachevable, car il ne dirige pas vers une vérité sur le sujet, détenue par une garantie transcendante. C’est la métamorphose qui est la vérité du sujet, qui l’acquiert progressivement en se déplaçant hors de toute identité factice. Le futur est possible mais non nécessaire, car l’éducation de soi, comme acte d’émancipation, n’est pas un processus inexorable de dévoilement d’une essence. C’est pourquoi ce passage vers la sagesse pratique doit être interprété comme une différance (Derrida, 1967).

Se former, se transformer dans l’éducation, ce n’est pas nécessairement se diriger vers un vérité cachée, détenue par les institutions éducatives, c’est structurellement différer d’avec soi, d’avec toute identité parachevée, et comprendre que la vérité du sujet n’est pas dans la plénitude enfin conquise d’une présence, mais, tout au contraire, dans l’ouverture d’un vide, d’une faille, qui sépare le sujet en formation de toute présence parfaite. Et cette faille s’ouvre dans une temporalité à la fois ni nécessaire ni contingente, qui, de par ce statut, acquiert une dimension éthique. C’est ce que Deleuze explicite dans sa formule d’un « droit à la métamorphose », qui se présente chez Foucault comme un devoir éthique : le devoir d’être soi (Foucault, 2013). Mais cet explicite de la différence émancipatrice, chez Deleuze, Foucault et Derrida, s’appuie véritablement sur une lecture implicite de la thématique de la différence ontologique chez Heidegger.

2. La logique ontologique

La question que pose Heidegger est la suivante : « Comment la différence procède-t-elle de l’essence de l’Identité ? » (Heidegger, 1968, p. 256). La piste qu’il ouvre part de l’identité qu’il désigne, chez Parménide, entre Être et penser, comme étant la clef de toute identité, et se dirige vers la « coappartenance » de l’homme et de l’être :

« La coappartenance de l’homme et de l’être en une mise en demeure réciproque conduit vers une observation déconcertante : nous voyons plus facilement que, et comment, l’homme, dans ce qu’il a de propre, dépend de l’être, alors que l’être, dans ce qu’il a de propre, est tourné vers l’essence de l’homme» (Heidegger, 1968, p. 270).

Cette coappartenance se manifeste, dans l’époque moderne, par l’«Arraisonnement», comme mode de déploiement de l’essence de l’homme dans le monde de la technique. C’est une «étrange rencontre» dit Heidegger, de la dépendance du côté de l’homme et de l’attention, du côté de l’Être. Cette rencontre, il la nomme Ereignis, (événement), nom que Heidegger restitue à son étymologie de «copropriation» : dépendre de, être tourné vers… ont la même racine Eignen, le propre. Dans la démarche de Heidegger, diriger sa pensée vers l’Ereignis est la décision qui se substitue à toute méditation sur l’être puisqu’il s’agit de penser en direction de l’Arraisonnement de l’homme dans la modernité. C’est dans l’Ereignis, entendue comme manifestation de la coappartenance de l’homme et de l’être que se situe donc désormais pour Heidegger la question de la différence être/étant, lorsque la métaphysique ne peut plus penser la permanence de l’être :

« La métaphysique enseigne que l’identité est un trait fondamental de l’être; il apparaît maintenant que l’être, comme la pensée, a sa place dans une identité dont l’essence procède de ce «laisser coappartenir» que nous appelons Ereignis. L’essence de l’identité appartient en propre à la copropriation» (ibid., p. 273).

La mise en exergue de l’Ereignis va donner à Heidegger la structure lui permettant de penser le statut de la métaphysique comme onto-théologie. En effet, si, pour Heidegger, la métaphysique a toujours désigné par «être», l’être de l’étant, et par «étant», l’étant de l’être, en supposant l’unité de l’étant vu comme summum ens, dans ce qu’il a de plus universel et de suprême, il n’en demeure pas moins que « nous ne pensons l’être que si nous le pensons dans la différence qui le distingue de l’étant, et que nous ne pensons l’étant que dans la différence qui le distingue de l’être » (ibid. p. 293). Or, et là se situe l’échec de la métaphysique comme onto-théologie, lorsque nous tentons de nous «représenter» la différence, nous substantialisons l’être et nous affaiblissons la différence jusqu’à n’être plus qu’une distinction «fabriquée par notre entendement» (ibid. p. 296).

Il faut donc penser, ce sera le geste même de la pensée contemporaine héritière sur ce plan de Heidegger (Derrida, Foucault, Deleuze), la différence comme objet même de la pensée, sa source en quelque sorte, et non plus son effet ou sa production, comme le fait la science moderne. Car, comme le dit Heidegger : «Partout où nous croyons arriver les premiers et apporter la différence comme prétendue adjonction, nous rencontrons déjà l’être et l’étant dans leur différence. Tout se passe comme dans le conte de Grimm Le lièvre et le hérisson: “Je suis là !” » (ibid. p. 297). La différence est le seul mode par lequel nous accédons à ce qui est, et cette différence est à l’intérieur même de ce qui est, comme la différence est à l’intérieur du questionnement : elle vide l’Être de la plénitude que lui conférait l’onto-théologie, et libère la pensée de sa fonction de proclamer l’identité de ce qui est en effaçant la différence des modes d’être présent.

L’illustration que Heidegger choisit dans le conte des Grimm n’a rien d’anecdotique, comme l’on pensé semble-t-il les commentateurs français. Car ce conte est l’énigme même de l’identité et de la différence, présentée comme question éducative, de portée ontologique. Les Contes pour les enfants et la maison (Grimm, 2009) ont ainsi une double fonction : recueillir comme héritage populaire un récit métaphorique de la formation de soi et le transmettre aux enfants, aux nouveaux-venus, pour qu’ils en fassent leur profit. Les Contes des Grimm, par leur mode d’élaboration et leur structure même, participent de l’éducation diffuse (Moreau, 2016), plutôt que de la simple culture populaire divertissante ou illustrative. Le conte du Lièvre et du hérisson est noté d’après un récit oral du village de Bexhövede mais il semble universel, par les nombreuses variantes que l’on lui connaît dans le monde entier. Malgré sa brièveté (4 pages), il a suscité un vif intérêt de la part des Grimm au vu du long commentaire qu’ils lui consacrent (Uther, 2008, p. 346). L’histoire est simple. Un lièvre distingué se moque d’un hérisson et de ses jambes tordues ; ce dernier lui propose un défi à la course, que le lièvre fanfaron relève sans hésiter, pour un louis d’or et une bouteille d’eau de vie. C’est que le hérisson imagine une ruse, en y faisant participer sa femme. Le lièvre et le hérisson vont courir dans un champ, chacun dans un sillon devenant alors invisible à l’autre. Mais le hérisson poste sa femme au bas du champ lorsque lui-même se tient dans le haut du champ. La femme du hérisson doit dire : « je suis déjà ici » lorsque le lièvre se rapprochera du bas du champ, et le hérisson répétera la même formule lorsque le lièvre reviendra en haut du champ. La course commence, le hérisson

« se fit tout petit dans le sillon et resta tranquille. Quand le lièvre arriva en bas du champ, la femme du hérisson lui cria : “ je suis déjà ici ! (ich bin schon da!).” Le lièvre s’arrêta court ; il n’était pas peu étonné : il croyait que c’était le hérisson lui-même qui lui criait cela car, comme on le sait bien, la femme du hérisson a exactement la même apparence que son mari. » (Grimm, 2009, p. 418).

Le lièvre reprend sa course alors dans l’autre sens jusqu’à ce qu’il entende le hérisson lui crier à son tour : « je suis déjà ici ». Ne voulant s’avouer vaincu par le hérisson, le lièvre reprend une course par principe sans fin, qui ne s’achèvera donc que par la mort d’épuisement du lièvre au bout de la soixante-quatorzième fois. Le hérisson gagne ainsi son défi, et rentre chez lui, avec sa femme, la pièce d’or et la bouteille d’eau de vie. La morale du conte est double : que personne ne se permette de se moquer de plus faible que lui, que l’on choisisse de préférence, lorsqu’on se marie, quelqu’un qui ait « exactement la même apparence que nous » (ibid., p. 419. Cette double morale converge sur l’idée d’égalité. Heidegger, on l’a vu, interprète le conte du point de vue du lièvre et de son désir de maîtrise du réel, qui rencontre avant même de penser, l’Être et l’étant dans leur différence, comme source de leur identité.

Dans le conte, cette différence est ontologiquement première, c’est la différence du genre. Elle est première pour la pensée enfantine, comme Freud l’a écrit, et elle donne au conte toute sa portée éducative. Elle est bien l’origine de la pensée, si l’on fait de la peur de la castration la source de la curiosité infantile et du désir de savoir. Le lièvre veut donc explorer cette différence majeure du genre, il y trouve la mort, dans l’impossibilité à en trouver l’origine comme le terme. Car la mort, plus que la différence selon le genre, est bien l’origine de la vie. La ruse du hérisson, c’est son immobilité, lorsque l’autre court incessamment, et sa capacité à répéter sans cesse sa pure présence : « je suis ici ! » Cette immobilité est masquée par les plis du réel qui font penser, à qui s’en tient à la parole qu’il entend, qu’il est en mouvement. «Je suis déjà ici» parce que je n’y suis pas exactement, mais dans la différence qui me relie et me sépare de l’autre, qui n’est pas mon double mais qui me supplée où je ne suis pas, qui est donc mon égal parce qu’il me représente exactement comme je le représente. Et le lièvre meurt de vouloir hiérarchiser les égaux. Mais la ruse repose aussi sur une perversion, dont elle s’émancipe en retournant la volonté de domination contre elle-même. Deleuze aurait sans doute pensé que le hérisson était un pervers, comme le Robinson de Tournier (Tournier, 2006) dans la mesure où sa ruse repose sur la négation de la différence sexuelle. Le pervers désavoue la différence des sexes en créant un monde androgyne des doubles, comme le hérisson plaçant son épouse à l’autre extrémité du champ. Mais cette perversion n’est qu’apparence à laquelle le lièvre essentialiste se fait prendre. En effet, la ruse du hérisson consiste en une fiction de l’identité du moi grâce à laquelle il se déprend de l’autorité du lièvre : se dédoublant aux deux extrémités du champ, le hérisson se désidentifie : il n’est plus l’animal « aux jambes tordues par nature » (ibid. p. 417) contre lequel le lièvre pouvait exercer sa supériorité naturelle. Il devient celui qui sait n’être pas là où on le pense être… Et se désidentifiant, il proclame l’égalité de tous ses semblables qui peuvent alors prendre la parole, de n’importe quelle place pour crier : « je suis aussi ici ! ». La femme du hérisson, arrachée par son mari à ses tâches subalternes, « laver et sécher les enfants » se voit sommée de prendre la parole : « je suis aussi ici2 » est une protestation d’existence, un cri émancipatoire, dont le lièvre s’épuise à recueillir les échos interminables d’un bout à l’autre du monde. Mais qu’est-ce qui fait courir ce lièvre jusqu’à en mourir, sinon cette faim de pouvoir et de domination d’autrui, ce désir irréfréné de maîtrise des autres et du monde ? Alimenté par la différence sexuelle, ce désir s’avère plutôt une pulsion scopique (Schautrieb) qui, ne pouvant pas trouver son objet, conduit le sujet à ses métamorphoses (Freud, 1989 ; Lacan, 1973). Imaginons un moment, comme le font les enfants qui rendent la mort réversible, que le lièvre comprenne, par exemple en distinguant un timbre masculin/féminin du cri « je suis ici », la ruse dont il est victime. Cette compréhension ne peut se faire que dans la rencontre (Eriegnis) de la différence originaire - avant le cri même - comme possibilité de toute parole. Sa course deviendrait inutile car aucun ordre ou distribution des places ne peut prévaloir sur celles que les égaux, le hérisson et sa femme, s’attribuent d’eux-mêmes à eux-mêmes. Si le hérisson gagne la course, c’est parce que, différent de sa femme, il forme cependant avec elle une unité différenciante. Quant au lièvre, il ne lui resterait plus qu’à se trouver une place, au lieu de courir sans se déplacer réellement. Il rentrerait alors dans une communauté politique inédite.

3. Différence et égalité

La différence qui nous permet de nous désidentifier, c’est-à-dire de nous éduquer en nous formant nous-mêmes, ne peut se manifester que dans l’égalité. Elle se présente comme l’exacte antagoniste aux forces identifiantes de la hiérarchie qui distribue les places, selon la « nature » ou le mérite de la naissance. C’est ce que développe Jacques Rancière : la différence est un creusement, un vide dans l’être qui rend possible les déplacements et les redistributions. La différence éducative ne consiste pas à défendre, comme droit à la différence, une communauté contre l’universel, faisant de cette communauté, même dominée, la racine d’une appartenance et d’une identité. Le hérisson refuse d’être identifié comme membre de la communauté subalterne des « jambes tordues » ; il n’est « nulle part » parce qu’il est partout à la fois, en haut comme en bas du champ. Rancière écrit : « le seul universel politique est l’égalité. Mais celle-ci n’est pas une valeur inscrite dans l’essence de l’humanité ou de la raison. L’égalité existe et fait effet d’égalité pour autant qu’elle est mise en acte » (Rancière, 1998, p. 116).

On le sait, cette mise en acte, c’est que Rancière nomme la « vérification de l’égalité » (Rancière, ibid.), et elle se pratique en premier lieu dans les processus éducatifs qui la postulent, comme ceux que Jacotot met en œuvre dans sa méthode pédagogique (Rancière, 1987). Ces processus éducatifs sont des dispositifs de différenciation, de soi avec soi, contre l’idée même d’une permanence d’une essence du sujet qu’il faudrait révéler par une sorte de conversion à la vérité de la transcendance qui la soutient. Conversion signifiant obéissance, on supposera donc que la différenciation éducative qui consiste à vérifier l’égalité soit une sorte de désobéissance. C’est ce que l’histoire des idées et pratiques pédagogiques montre sans ambigüité, mais il suffit de considérer un moment les propositions de certains hommes politiques contemporains, en France notamment, pour s’en convaincre : le programme consistant à enrôler dans l’armée les élèves décrocheurs3 atteste encore de la fonction « policière » au sens de Rancière que l’on entend faire jouer à l’École publique, dans cette nostalgie de l’ « écolecaserne » qui fut l’origine d’une critique des institutions d’éducation. La différenciation éducative - non pas celle qui consiste à laisser « différents » les élèves entre eux, en les enfermant dans la coque de leur identité, mais celle qui leur permet, dans la relation à autrui, de différer avec ce qu’ils étaient destinés à être - est en ce sens la clef de la « lutte pour la subjectivité moderne » qu’évoque Deleuze4. C’est bien un mode de subjectivation, au sens de Foucault, tel que Rancière le mobilise dans son dispositif critique : « Qu’est-ce qu’un processus de subjectivation ? C’est la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre. (…) Un processus de subjectivation est ainsi un processus de désidentification ou de déclassification » (Rancière, 1998, p. 118-119).

La temporalité éducative devient alors celle de la parole et de l’écriture : parole de la discussion entre égaux, source de la construction de soi dans l’éthique coopérative (Piaget, 1932), écriture de soi dans les exercices de formation de soi-même (Moreau, 2014). Mais cette parole et cette écriture ne sont possibles que dans un lieu « ouvert », qui soit en rupture avec le paradigme de la communauté cénobitique, qui a prévalu, des « Petites écoles » de Port-Royal aux Lycées napoléoniens contemporains, dont les élèves n’ont la permission de sortir que pour s’adonner à une addiction tabagique5 et passer d’un groupe socialement élitaire à un autre groupe où il leur est permis de se retrouver puisqu’ils y sont tous soumis à la même dépendance licite. C’est ce que Rancière présente comme un partage sans faille du sensible :

« l’essence de la police est d’être un partage du sensible caractérisé par l’absence de vide et de supplément : la société y consiste en groupes voués à des modes de faire spécifiques, en places où ces occupations s’exercent, en modes d’être correspondant à ces occupations et à ces places. Dans cette adéquation des fonctions, des places et de manières d’être, il n’y a de place pour aucun vide » (Rancière, 1998, p. 241).

En revanche, le lieu ouvert où la pratique de soi en vue de la formation d’un entre-soi est possible, fait partie du programme de l’Éducation nouvelle, chez Freinet comme chez Cousinet, lequel crée les conditions d’un « milieu pédagogique » (Cousinet, 1950, p. 134). Ce mi-lieu est ce qui ouvre la différence à l’intérieur même des sujets et y favorise le déplacement du soi dans l’éducation métamorphique. Comme le dit Rancière :

« Le processus de l’égalité est celui de la différence. Mais la différence n’est pas la manifestation d’une identité différente ou le conflit entre deux instances identitaires. Le lieu de manifestation de la différence n’est pas le “propre” d’un groupe ou sa culture. C’est le topos d’une argumentation. Et le lieu d’exposition de ce topos est un intervalle ou une faille ; un être-ensemble comme être-entre: entre les noms, les identités ou les cultures » (Rancière, 1998, p. 122).

Le milieu pédagogique devient le lieu commun de la désidentification, dans lequel on se rassemble comme égaux qui se forment et se transforment et qui partagent leur expérience formatrice. Ce milieu est alors émancipateur au sens plein de l’émancipation intellectuelle. Organiser ce milieu à l’école, c’est-à-dire dans l’école, est un mode de résistance à l’homogénéification distributive. C’est un projet politique contre la « police », analyse Rancière : « L’alternative politique est (…) entre subjectivation et identification. Elle n’oppose pas l’universalisme et le particularisme, mais deux idées de la multiplicité » (Rancière, 1998, p. 124).

L’éducation, comme la politique, consistent à transformer cet espace clos, que l’on traverse dans le temps de la conversion, en un espace où, comme le dit Rancière, on manifeste sa différence avec sa « propre » place hiérarchiquement attribuée. C’est pourquoi tout « espace de manifestation » (Rancière, 1998, p. 242) est réciproquement un espace éducatif, comme l’ont montré les mouvements contemporains d’occupation de l’espace public de circulation : d’ « Occupy Wall Street » (2011) à la « Nuit debout » à Paris et dans quelques villes en France (2015), en y incluant les places Tahrir, Taksim, le « mouvement des parapluies » à Hong-Kong, etc. ; si le résultat politique semble en avoir été, souvent indiscernable, les effets de la formation de soi-même qui a pu s’y exercer ont été infiniment plus conséquents.

4. La « Créolisation » éducative

Qu’est-ce qu’une éducation de soi-même dans un espace « ouvert » qui soit une faille de l’identité achevée, une mise en échec de la parousie promise à qui consent à la vérité de son essence? Elle suppose, comme le hérisson du conte, une duplicité du sujet, non pas une fragmentation, cela les techniques modernes de gouvernementalité savent s’y employer, mais une doublure au sens d’un abri pour sa propre étrangeté (Moreau, 2012). Cette doublure est ce qui brise le monolinguisme, qui, comme l’analyse Derrida construit la structure de l’identité asservie : « Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler tant que parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité » (Derrida, 1996, p. 14). Ma langue, en effet, n’est pas mienne, parce que je la reçois comme un emprunt que je contracte et que je la reçois empreinte de la parole de ceux qui m’ont précédé. C’est pourquoi, ajoute-t-il, « en disant que la seule langue que je parle n’est pas la mienne, je n’ai pas dit qu’elle me fût étrangère.6 » (ibid. p. 18). La faille, le vide qui permet la métamorphose par la désidentification est bien dans cette parole : « ich bin schon da (je suis déjà ici) », que me dit la langue qui me pré-cède, aux deux extrémités du sillon que je parcours. C’est ce qui rend compatibles les deux propositions que Derrida articule dans le cours de sa conférence :

« 1. On ne parle jamais qu’une seule langue - ou plutôt un seul idiome

2. On ne parle jamais une seule langue - ou plutôt il n’y a pas d’idiome pur »7 (ibid. p. 23). L’ « idiome » de Derrida est, étymologiquement ce qui structure une communauté en propre dans un corps de pratiques partagées : c’est pourquoi on ne parle pas un seul idiome, dans la mesure où aucune communauté ne se résout à la solitude mais communique au moins avec celles qui l’ont précédée, et qu’aucun idiome n’est pur pour cette même raison.

C’est pour cela que s’effondre ce concept essentialiste d’identité :

« Qu’est-ce que l’identité, ce concept dont la transparente identité à elle-même est toujours dogmatiquement supposée par tant de débats sur le monoculturalisme ou sur le multiculturalisme, sur la nationalité, la citoyenneté, l’appartenance en général ? » (ibid. p. 31).

Cette identité est une place attribuée dans la distribution des rôles par le pouvoir politique. C’est celle que perd Derrida lorsque le régime de Vichy abrogea en 1940 (puis une seconde fois en 1943) le décret Crémieux de 1870 qui attribuait aux juifs d’Algérie la nationalité française. Cette identité est ce qui porte le monolinguisme de l’autre, qui veut réduire les langues à « l’Un, à l’hégémonie de l’homogène » (Derrida, 1996, p. 69). Comme il le développe :

« Car l’expérience de la langue (ou plutôt, avant tout discours, l’expérience de la marque ou de la marge), n’est-ce pas justement ce qui rend possible cette articulation ? N’est-ce pas ce qui donne lieu à cette articulation entre l’universalité transcendantale ou ontologique et la singularité exemplaire ou témoignante de l’existence martyrisée ? (...) Nous en appelons donc à ce qu’on nomme si vite le corps propre et qui se trouve affecté de la même ex-appropriation, de la même « aliénation » sans aliénation, sans propriété à jamais perdue ou à se réapproprier jamais » (ibid. p. 50-51).

Le véritable drame de l’ex-appropriation, de l’entrée dans l’universel de la vérité, ce que nous nommons le processus de la conversion, consiste donc en ceci : non pas le fait d’être aliéné, de devenir autre dans une autre culture ‘ ce qui demeure un processus de formation de soi - mais de ne pouvoir devenir rien, de ne pas pouvoir s’insérer dans un « processus phantasmatique d’identification » (ibid. p. 53), tel celui exploré en psychologie par Mac Adams, dans la figure de l’écriture du « mythe personnel » (Mac Adams, 1993).

Nous retrouvons ici la source heideggérienne de la critique de l’identité, dans cette logique métaphysique de la Conversion à la vérité de l’essence, mais Derrida la radicalise en en montrant les traces résiduelles dans la pensée même de Heidegger :

« Tous ces mots : vérité, aliénation, appropriation, habitation, « chez soi », ipséité, place du sujet, loi, etc. demeurent à mes yeux problématiques sans exception. Ils portent le sceau de cette métaphysique qui s’est imposée à travers, justement, cette langue de l’autre, ce monolinguisme de l’autre. » (Derrida, 1996, p. 115).

Qu’est-ce donc enfin qu’une éducation qui échappe à la métaphysique de la conversion et qui ouvre sur la pratique de l’égalité dans la désidentification ? On peut la saisir, à fois comme éducation et comme formation de soi à travers la langue et les pratiques langagières. Le concept de « créolisation », développé par Édouard Glissant, s’avère ici tout à fait fructueux. En réponse à Derrida, Glissant affirme que le dit de la relation est multilingue : « le multilinguisme est une manière de parler sa propre langue dans la prescience que les autres langues existent et qu’elles nous influencent sans qu’on le sache » (Glissant, 2010, p. 28). Ainsi posé, le multilinguisme est une pratique de soi qui s’oppose à l’hégémonisme du monolinguisme, lequel consiste à « parler sa langue fermée » (ibid.). Le multilinguisme est un rapport à soi désidentifiant, c’est en cela qu’il se distingue de la polyglossie qui, elle, peut bien masquer un monolinguisme radical et intolérant, dans la mesure où l’on peut parler plusieurs langues tout en les tenant dans un rapport hiérarchique qui subalternise (ibid. p. 54). Glissant développe et montre que la notion de multilinguisme, après même avoir balayé le monisme et l’hégémonie de l’universel, nous éveille de cette quiétude au sein même de notre langue « maternelle », relativement au sort des autres langues, dont la disparition ne fait pas simplement naître le regret de formes que l’histoire - mais quelle Histoire, sinon celle de l’Absolu - aurait marginalisées jusqu’à leur extinction. En effet, la disparition des autres langues menace la structure même de celles qui subsistent en les rendant encore plus vulnérables à leur érosion par un « sabir international » véritable discours de la domination du monde. Le multilinguisme est ce topos ouvert du dialogue et de la formation de soi que nous nous partageons sans le savoir, car il n’est pas nécessaire, indique Glissant, de parler d’autres langues pour être multilingue. Et ce topos résulte d’un processus de métamorphose qu’il analyse sous le concept de « créolisation ». La créolisation consiste à engendrer un langage nouveau en « tissant les poétiques des langues » (Glissant, 2010, p. 26), sans que celles-ci soient apparentées ou même voisines. La créolisation est une pratique née des circonstances historiques et politiques que les hommes ont retournées à leur faveur dans la création d’une langue dans laquelle ils peuvent penser leur propre expérience - violente, contrainte et dominée - du monde. Mais cette pratique n’est ni locale ni historiquement factuelle, elle correspond désormais, analyse Glissant, au mouvement même de la mondialisation, en en subvertissant, de l’intérieur, l’hégémonie de la domination :

« La créolisation est un mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche pas sur une définition de l’être. Ce que je reprochais à la négritude, c’était de définir l’être : l’être nègre... Je crois qu’il n’y a plus d’« être ». (...) La définition de l’être va très vite, dans l’histoire occidentale, déboucher sur toutes sortes de sectarismes, d’absolus métaphysiques, de fondamentalismes dont on voit aujourd’hui les effets catastrophiques » (ibid. p.31).

En ce sens, la créolisation décrit la structure langagière du processus de formation de soi par la désidentification métamorphique.

Dans la mesure où « le monde se créolise, toutes les cultures se créolisent » (ibid. p. 32), il faut penser alors comment les pratiques éducatives - et non l’École institutionnelle - donnent accès à la fois au multilinguisme et à la perception de la créolisation de soi. D’une manière générale, et alors même que ce terme ne peut avoir qu’une connotation extrêmement négative dans l’éducation formelle, il faut promouvoir tout ce qui peut favoriser l’errance hors des cadres voulus par les institutions coercitives. Comme le dit Édouard Glissant,

« L’errance et la dérive, disons que c’est l’appétit du monde. Ce qui nous fait tracer des chemins un peu partout dans le monde. La dérive, c’est aussi une disponibilité de l’étant pour toute sortes de migrations possibles. (...) La drive8, c’est la disponibilité, la fragilité, l’acharnement au mouvement et la paresse à déclarer, à décider impérialement. Et l’errance, c’est ce qui incline l’étant à abandonner les pensées du système pour les pensées, non pas d’exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d’investigation du réel, les pensées du déplacement. (...) Par conséquent, l’errance a des vertus que je dirais de totalité : c’est la volonté, le désir, la passion de connaître la totalité, de connaître le Tout-monde, mais aussi des vertus de préservation dans le sens où on ne veut pas connaître le Tout-monde pour le dominer, pour lui donner un sens unique » (Glissant, 2010, p. 37-38).

Errance et dérive sont les pratiques pédagogiques qui ouvrent la perspective de l’émancipation, contre l’enfermement et la clôture sur l’identité de la conversion éducative. On le sait depuis l’Antiquité, dont tous les exercices spirituels dans l’éducation reposaient sur la prise de distance avec ses propres habitudes, la curiosité est conçue comme le moteur du savoir pour toutes les manières de vivre et toutes les manifestations du monde ; loin d’avoir été une conquête du vrai, la construction du savoir pour les Stoïciens était une compréhension de soi dans le monde, permettant enfin ce passage vers la sagesse pratique. En tant que résistance à « l’hégémonie de l’homogène », comme le dit Derrida, l’éducation différenciante, si elle est conduite selon les perspectives de l’errance et de la dérive, est le seul rempart qui subsiste contre le risque du communautarisme qui se veut une réaction à la pression de l’universel. Glissant nomme « archipélisation » ce processus de résistance contre les nationalismes et les régionalismes, et il décrit des « régions » qui se détachent et font éclater les limites des États-nations. Ces « régions » sont des processus culturels, des réseaux de pratiques qui « ne sont plus considérées comme des périphéries ni comme des centres, mais comme des multiplicités écumantes de la réalité de la totalité-monde » (ibid. p. 48).

Conclusion

Peut-être faut-il penser que toute éducation, conçue comme une formation de soi qui émancipe, est un voyage, une « drive », hors et dans la Caverne, une ascension de l’Etna (Sénèque, 1969, Lettre 51, p. 173), un course immobile dans un champ, c’est-à-dire l’ouverture d’un topos en vue d’une désidentification construite comme un mode de subjectivation inachevable, dans un être-ensemble où les égaux partagent le projet d’être sans places. Comme le rappelle Edouard Glissant, « le mouvement naturel de ceux que l’on appelle les “nègres marrons” est de monter dans la forêt. Et c’est un mouvement qui en réalité est culturel. (...) Car, demeurer dans des fonds, survivre dans des ravines où l’on est fragilisé, en proie aux torrents de boue soulevés par les cyclones, aux effondrements qui sont la conséquence des tremblements de terre, etc., ne relevait pas du tout du même sentiment de vie que de gravir, de monter dans le paysage où l’on s’étourdit du vent » (Glissant, 2008, p. 40).

La différence est la question que nous nous posons lorsque nous ouvrons un livre, engageons une discussion ou entreprenons un voyage : « ce soi qui se déplace vaut-il mieux que ce moi que j’abandonne ? » Tel devrait être l’effet d’une éducation scolaire, de permettre de se poser cette question et d’abandonner la réponse qui nous est habituellement fournie : « ta différence consiste en ce moins d’être que tu vas découvrir par tes échecs et ta souffrance : mais c’est cela ton identité, et tu ne pourras pas y échapper. »

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1C’est moi qui souligne.

2C’est moi qui souligne.

3Proposition faite par un candidat à la « primaire de la droite » en France, novembre 2016).

4Cf. supra.

5Dans la mesure où, en France, il est interdit de fumer dans les locaux et les espaces accueillant du public.

6C’est Derrida qui souligne.

7Souligné par Derrida

8Mot créole choisi par Glissant.

Received: December 20, 2016; Accepted: May 17, 2017

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