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Educação e Filosofia

versión impresa ISSN 0102-6801versión On-line ISSN 1982-596X

Educação e Filosofia vol.33 no.68 Uberlândia mayo/ago 2019  Epub 30-Ago-2021

https://doi.org/10.14393/revedfil.v33n68a2019-56628 

Artigos

Descartes et la généalogie de la théodicée moderne chez Leibniz et Malebranche

Descartes and the genealogy of modern theodicy in Leibniz and Malebranche

Descartes e a genealogia da teodiceia moderna em Leibniz e Malebranche

*Faculty of Philosophy, Vita-Salute San Raffaele University, Milan, Lombardia, Italy. E-mail: gatto.alfredo@unisr.it


Résumé

Cet article vise à analyser la réception de la théorie cartésienne des vérités éternelles dans les œuvres de Leibniz et Malebranche. Les deux auteurs ont critiqué et refusé ses prémisses pour éviter les conséquences dont ils pensaient qu’elles découlaient de la doctrine de Descartes. L’objectif est celui de démontrer qu’on ne peut pas comprendre pleinement leurs réflexions sans les interpréter à la lumière de la théorie cartésienne, dans la mesure où elle représente la condition critique de possibilité de leur approche philosophique.

Mots-clés: Théodicée Moderne; Vérités Éternelles; Descartes; Leibniz; Malebranche

Abstract

This article aims to analyze the reception of the Cartesian theory of the eternal truths in the works of Leibniz and Malebranche. Both authors criticized and refused the premises of Descartes’ doctrine in order to avoid the consequences they believed derived from it. The main goal is to demonstrate that we cannot fully understand their reflections without interpreting them in the light of the Cartesian theory, as it represents the critical condition of possibility of their philosophical approach.

Key-words: Modern Theodicy; Eternal Truths; Descartes; Leibniz; Malebranche

Resumo

Este artigo propõe-se a analisar a recepção da teoria de Descartes das verdades eternas nas obras de Leibniz e Malebranche. Os dois autores criticaram e recusaram as premissas cartesianas para evitar as consequências que eles pensavam dependentes da doutrina. O objetivo é demonstrar que não podemos compreender plenamente as reflexões de Leibniz e Malebranche sem interpretá-las à luz da teoria cartesiana, como se essa doutrina representasse a condição crítica de possibilidade da sua abordagem filosófica.

Palavras-chave: Teodiceia Moderna; Verdades Eternas; Descartes; Leibniz; Malebranche

1.

Cet article est dédié à la réception de la théorie cartésienne de la libre création des vérités éternelles. Nous visons à souligner sa centralité dans les débats suivants et à mettre l’accent sur le rôle qu’elle a joué dans la formation de la philosophie moderne. En effet, quel que soit la place occupé par la théorie dans la pensée de Descartes - à savoir, qu’elle ait surgi comme une réponse de circonstance à une question posée par Marin Mersenne ou qu’elle représente «la clé de la métaphysique cartésienne»1 -, on ne peut pourtant pas nier son importance dans le cadre philosophique postérieur à sa formulation.

Donc, nous ne sommes pas intéressés à vérifier la cohérence interne de la doctrine ou à rechercher l’interprétation la plus fidèle aux intérêts ou aux objectifs du philosophe français. Nous croyons qu’une des perspectives les plus intéressantes n’est pas simplement liée à l’examen de la doctrine chez Descartes, mais plutôt à une enquête consacrée à ses implications historiques et théoriques. Et pour comprendre les implications d’une théorie, qui souvent échappent à l’auteur lui-même, il faut avant tout se concentrer sur sa réception.

Nous voulons alors comprendre les rations qui ont conduit la plupart2 des plus importantes philosophes et théologiens contemporains ou postérieurs à Descartes à se distancier de la théorie. Si la doctrine a joué, comme nous le pensons, un rôle décisif dans le chemin qui a conduit à la constitution de la modernité philosophique, il faut noter que son rôle a été, pour ainsi dire, “négatif” - à savoir, la doctrine cartésienne a presque toujours représenté une référence critique. Quelques-unes parmi celles qui ont été considérées comme les plus influentes de la philosophie de la première modernité ont donc formulé et développé leurs réflexions par opposition aux prémisses de la théorie. Pour cette raison - il s’agit de nôtre thèse -, on ne peut pas comprendre pleinement leurs réflexions sans les interpréter à la lumière de la doctrine de Descartes, dans la mesure où elle représente la condition - critique - de possibilité de leur approche philosophique.

Pour confirmer cette considération il ne sera pas nécessaire d’analyser toutes les occurrences de la doctrine au cours des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles3; il suffira de s’arrêter sur quelques témoignages et de concentrer notre attention sur Gottfried W. Leibniz et Nicolas Malebranche, en omettant, en cette occasion, ce que Steven Nadler a appelé le spectre de Spinoza («the Specter of Spinoza»4) et sa reformulation et réappropriation de la théorie cartésienne5. En termes généraux, on peut affirmer que, aux yeux de ses détracteurs, la doctrine finissait par soustraire à l’homme la possibilité de connaître l’essence divine, en le laissant à la merci d’une puissance indifférente et incompréhensible. La théorie cartésienne impliquait donc une contingence jamais assurée: au sujet du Dieu cartésien, aucune connaissance ne peut s’estimer ainsi garantie et nécessaire. Dès lors, les prémisses liées à la nature créée des vérités éternelles ont été critiquées pour éviter ses conséquences - ou mieux, les conséquences que Leibniz et Malebranche croyaient découler de la doctrine.

Une fois présenté le contexte théorique du débat, il faut maintenant se concentrer sur les positions des deux philosophes.

2.

Leibniz représente un exemple privilégié pour vérifier l’importance joué par la théorie cartésienne dans le débat philosophique. À cet égard, on pourrait affirmer qu’une bonne partie de la réflexion leibnizienne peut être interprétée comme la tentative de mettre un frein aux prémisses et implications qu’il croyait liées à la doctrine cartésienne. En effet, si nous analysons le corpus leibnizien à la lumière de la théorie de Descartes, il faut aussitôt constater la véritable obsession que le philosophe allemand a nourrie pour les conséquences découlant de la pensée cartésienne sur l’indifférence et la nature arbitraire de l’être divin. Il serait donc presque impossible de comprendre de façon adéquate sa spéculation sans la placer dans ce contexte théorique. Il s’agira alors d’analyser les motivations qui ont caractérisé cette position.

Il faut cependant souligner, en restant fidèles aux données historiques, que certaines des prémisses qui conduiront Leibniz à se confronter de manière critique à la théorie cartésienne existaient déjà, quoique sous une forme pas encore pleinement développée, dans le processus de formation de sa pensée6. Les lignes directrices de la pensée de Leibniz étaient donc établies avant sa rencontre avec la théorie cartésienne. Toutefois, si nous considérons sa réflexion plus largement, en tenant compte des ouvrages majeurs, nous pouvons quand même interpréter sa spéculation - au moins à partir de son séjour parisien (printemps de 1672) - comme le contrepoint dialectique de la doctrine de Descartes7.

À cet égard, on peut rappeler la Confessio philosophi. Leibniz est déterminé à soustraire les vérités mathématiques et géométriques à la libre puissance du Dieu cartésien. Selon Leibniz, que trois fois trois fassent neuf, il ne devrait pas être imputé à la volonté divine; au contraire, la nécessité que nous attribuions aux vérités éternelles doit être ramené au seul entendement divin8. Ces vérités, en effet, comme il précisera dans les Essais de théodicée, «sont dans l’entendement de Dieu, indépendamment de sa volonté»9. De toute façon, même si Dieu n’a pas produit ces vérités en les voulant, il reste leur condition de possibilité; dit autrement, ces vérités sont les objets éternels de sa pensée: si Dieu ne les pensait pas, elles ne pourraient donc pas subsister.

L’affirmation leibnizienne s’inscrit dans la précédente controverse sur le statut ontologique des vérités éternelles, comme le démontre ce passage tiré par les Essais de théodicée: «il ne faut point dire avec quelques Scotistes que les vérités éternelles subsistaient, quand il n’y aurait point d’entendement, pas même celui de Dieu. Car c’est à mon avis l’entendement divin qui fait la réalité des vérités éternelles: quoique sa volonté n’y ait point de part»10. À cette approche, Leibniz présente juste après celle tout à fait opposée de Descartes: à cause de la théorie cartésienne, «les vérités éternelles, qui avaient été jusqu’à cet auteur un objet de l’entendement divin, sont devenues un objet de sa volonté. Or les actes de sa volonté sont libres, donc Dieu est la cause libre des vérités. Voilà le dénouement de la pièce»11. En bref, d’une part, on a la radicale indépendance des vérités thématisée par les auteurs de la deuxième Scolastique proches de Descartes12; d’autre part, on trouve la dépendance totale de ces modèles éternels face à la toute-puissance du Dieu cartésien. Entre ces deux extrêmes, Leibniz défend une position intermédiaire, en accord avec le magistère de Thomas d’Aquin. Selon le philosophe allemand, Dieu «est la région des vérités éternelles»13, à savoir la condition de leur possibilité, bien qu’il ne soit pas la cause efficiente de leur existence. Les vérités dépendent ainsi de Dieu mais elles ne sont pas le résultat d’une libre volonté qui aurait pu être différente.

Après avoir présenté, quoique brièvement, la position de Leibniz en ce qui concerne le statut des vérités, il faut investiguer les raisons qui l’ont amené à défendre cette approche. C’est le même philosophe à nous donner une motivation - liée, dans le cas spécifique, à une analyse métaphysique et gnoséologique des implications découlant de la théorie. Entre les attributs du Dieu cartésien, ce qui inquiétait le plus Leibniz était l’indifférence divine, thématisée par Descartes à partir des réponses aux sixièmes objections14. Comme Jean-Marie Beyssade l’a souligné, «la toute-puissance sans limites de Dieu, reconnue dès 1630, est devenue en 1641 indifférence sans limites: tout dépend de Dieu, et tout lui a été, lui est et sera également indifférent»15. Selon Leibniz, l’indifférence de Dieu est étroitement liée à la nature arbitraire de sa volonté: la nature indifférente de la décision divine exclut que Dieu ait agit en suivant des raisons connaturées à son essence. Ce qui s’est brisé c’est alors la relation nécessaire entre les résultats de la volonté de Dieu et les motivations qui l’ont conduit à prendre justement cette décision. Par conséquent, «si la justice a été établi arbitrairement et sans aucun sujet», et «si c’est par un décret purement arbitraire, sans aucun raison, qu’il a établi ou fait ce que nous appelons la justice et la bonté, il les peut défaire ou en changer la nature, de sorte qu’on n’a aucun sujet de se promettre qu’il les observera toujours; comme on peut dire qu’il fera, lorsqu’on suppose qu’elles sont fondées en raisons»16.

Donc, un Dieu qui n’a pas conformé ses actions à un system déterminé de raisons - à des archétypes éternels enracinés dans son entendement - n’aurait aucune véritable raison pour rester fidèle à ce qu’il a décidé de créer de façon arbitraire. Leibniz croit que si on accepte les prémisses cartésiennes sur la nature indifférente et arbitraire de l’essence de Dieu - associées avec l’incompréhensibilité divine affirmée à plusieurs reprises par Descartes17 -, l’homme finirait par se priver d’un stable accès aux pensées divines, ne pouvant pas s’acheminer in mentem Dei; il ne pourrait pas s’assurer un accès à l’ordre des raisons qui ont accompagné l’agir divin. Dès lors, il ne pourrait même pas exclure - en termes absolument nécessaires - que Dieu, après la création, puisse intervenir à nouveau dans le monde, en modifiant le contenu de ce qu’il a décrété. La libre création des vérités éternelles rendrait ainsi impossible la connaissance - ou mieux, un savoir nécessaire, stable et garanti ab aeterno.

Dans le paysage culturel de l’époque, Leibniz n’était pas le seul à tirer cette conséquence18, et il n’était même pas le seul à croire que les considérations de Descartes sur l’indifférence divine mettaient même en danger la moralité traditionnellement associée à Dieu. Selon Leibniz, affirmer la «pure indifférence» de Dieu signifie lui ôter «le titre de bon»19, car « le bien ne sera pas un motif de sa volonté puisqu’il est postérieur à la volonté»20. Cette conviction, affirmée plusieurs fois dans sa correspondance21, sera confirmée dans le Discours de métaphysique: «disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu, et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si selon la définition des tyrans, ce qui plait au plus puissant est juste par là même?»22.

Selon Leibniz, les prémisses de la théorie cartésienne impliquent la contingence - absolute - du fondement de la connaissance et empêchent à l’homme d’attribuer à Dieu une moralité - nécessairement - liée à son essence23. Ces deux conséquences résultent de l’indifférence divine. Si l’essence indifférente de Dieu implique qu’il agit «sans connaissance»24 - sans disposer d’un ordo métaphysique et moral connaturé à sa nature -, la seule possibilité d’attribuer à Dieu cet attribut est de le considérer comme synonyme de contingence. Avec ce sens plus ample, la «liberté d’indifférence» dont Dieu dispose ne serait autre que la liberté de l’acte créateur en relation aux différentes - et pas contradictoires - possibilités à sa disposition. Cette indifférence, de toute façon, n’a rien à voir avec l’«indifférence pleine ou d’équilibre»25 dont Descartes avait parlé. Plutôt, «cette indifférence, cette contingence, cette non-nécessité, si j’ose parler ainsi, qui est un attribut caractéristique de la liberté, n’empêche pas qu’on n’ait des inclinations plus fortes pour le parti qu’on choisit; et elle ne demande nullement qu’on soit absolument et également indiffèrent pour les deux partis opposés»26. Cette indifférence fait référence à la non-nécessité des choix divins et permet de préserver l’ordre des raisons - morales - qui ont déterminé la création de Dieu.

Ce n’est pas important ici d’évaluer l’exactitude de l’interprétation de la théorie cartésienne fournie par Leibniz27; il s’agit plutôt de comprendre les motivations qui ont caractérisé la position leibnizienne. Si nous plaçons ces considérations dans le cadre plus large de la pensée de Leibniz, nous pouvons comprendre l’enjeu: le Dieu de Descartes - le Dieu arbitraire et indifférent qui crée librement et sans aucune ratio les vérités éternelles - rend impossible le déroulement du principe de raison suffisante, à savoir ce qui nous permet de rechercher la raison de la création. Si Dieu était indifférent, en effet, il n’y aurait pas l’opportunité d’indiquer une raison suffisante pour ses décisions, puisqu’il n’existerait aucune médiation entre le Créateur et les créatures, aucun archétype e modèle éternel universellement valable pour les deux. Entre le principe de Leibniz et la doctrine des vérités éternelles il y a donc une relation d’exclusion mutuelle28. Par ailleurs, si poser le problème de la théodicée signifie trouver la raison de l’existence du mal en présence d’un Dieu tout-puissant, sage et bienveillant, le Dieu cartésien disqualifie ce projet dès le début. Sa nature indifférente ne permet pas à l’homme d’enquêter son essence et d’explorer la ratio creationis. La théodicée leibnizienne implique ainsi l’immédiate réfutation de la théorie cartésienne - ou, autrement dit, la doctrine de Descartes, aux yeux de Leibniz, prive l’homme de la possibilité de disculper Dieu devant le tribunal du monde; donc, elle doit être aussitôt refusée et critiquée.

Le projet leibnizien exige des prises de positions très claires, tant par rapport à la relation entre Dieu et la création qu’au statut ontologique des vérités éternelles. Pour justifier le scandale du mal, il faut, tout d’abord, posséder un instrument de proportion qui nous permet d’entrevoir, même dans la lumière floue de notre condition de créature, la pensée de Dieu. Il ne s’agit pas, naturellement, de penser les pensées divines - l’extension de notre intellect est limitée et ne peut pas embrasser la totalité du possible -, mais de connaître et d’indiquer leur limite. En d’autres termes, il faut savoir ce que même Dieu ne peut pas penser ou réaliser. Dans cette perspective, la récupération de la nécessité intrinsèque du principe de non contradiction, dont la valeur avait été ramenée par Descartes à un libre choix de Dieu29, et l’affirmation du principe du meilleur comme raison ultime de la création divine se révèlent nécessaires pour poser les bases de la théodicée leibnizienne. Pour atteindre ce but, il faut en effet disposer d’au moins un critère permettant à l’homme d’entrer dans les salles de ce palais des destinées où sont gardées les représentations de tous les possibles. Or, seul un Dieu proportionné à des archétypes éternels et nécessaires pourrait entrouvrir à ses créatures une possibilité aussi précieuse. Il est donc nécessaire de remédier à l’indifférence cartésienne, en dessinant une imago Dei qui garantit à l’intellect humain un accès stable à l’entendement divin.

La solution présentée par Leibniz représente alors l’une des modalités pour remédier au scandale suscité par Descartes. D’autre part, si le philosophe allemand n’avait pas essayé d’interroger de manière critique les prémisses de la théorie cartésienne, il n’aurait pas pu donner la vie à un discours capable de faire justice à l’agir divin. La doctrine cartésienne - ou mieux, en termes négatifs, son refus - joue donc un rôle central et, pour ainsi dire, structurel, dans la pensée de Leibniz, en représentant la véritable architrave de sa réflexion.

3.

Un autre exemple pour démontrer l’importance de la théorie cartésienne dans les débats du temps est représenté par Malebranche30. En ce qui concerne la position assumée par l’oratorien en relation à la doctrine de Descartes, l’opinion des spécialistes n’a pas toujours été univoque. En particulier, à la lumière d’un passage, assez ambigu, de la Recherche de la Vérité31, on a pensé que Malebranche avait appuyé la doctrine pour ensuite l’abandonner à partir des Éclaircissements32. De toute façon, cette interprétation a été critiquée efficacement par Rodis-Lewis, qui a souligné un refus très net des prémisses à l’œuvre dans la théorie de Descartes, comme les points clés de la pensée malebranchienne ont toujours présupposé, quoiqu’implicitement33.

Même selon Malebranche, c’est en raison de ses conséquences, c’est-à-dire pour défendre un ordre intelligible proportionné aux exigences épistémiques de l’homme que la doctrine est refusée. Dans l’Éclaircissement X, la position de Malebranche est très claire à ce sujet: «si les vérités et les lois éternelles dépendaient de Dieu, si elles avaient été établies par une volonté libre du Créateur, en un mot si la Raison que nous consultons n’était pas nécessaire et indépendante, il me paraît évident qu’il n’y aurait plus de science véritable»34. Selon Malebranche, une fois établie la nature créée et contingente des vérités, il n’y a plus la possibilité d’atteindre une connaissance certaine. Le fait que Descartes ait lié leur création à l’immutabilité du vouloir divin ne semble pas être un argument suffisant pour affirmer l’intrinsèque nécessité des vérités éternelles et pour défendre leur durable universalité. Pour l’oratorien, en effet, on ne peut pas «concevoir de nécessité dans l’indifférence»35. Donc, si Dieu était indifférent, il faudrait abandonner, tout simplement, nos prétentions cognitives. Pas seulement: si Dieu était vraiment le Créateur tout-puissant de type cartésien, l’homme n’aurait pas l’opportunité de s’approcher de la nature divine; il ne pourrait même pas essayer d’enquêter les raisons qui ont amené Dieu à créer, en indiquant le contenu de ses décrets36.

L’indifférence cartésienne finit ainsi par compromettre dès le départ la tentative humaine de communier avec son Créateur selon une relation universellement assurée. C’est le même oratorien qui l’explicite, lorsqu’il précise que «les Philosophes ne peuvent donc s’assurer d’aucune chose s’ils ne consultent Dieu, et si Dieu ne leur répond»37. Donc, si les lois et les vérités éternelles étaient créées par une volonté indifférente, il n’y aurait pas une connaissance nécessaire38; mais s’il faut exiger cette connaissance pour s’approcher de Dieu et (comme nous le verrons bientôt) pour en justifier l’action, ces vérités devront alors posséder un statut ontologique immuable, identique à celui de Dieu, ou bien plutôt: tellement immuable et nécessaire que Dieu lui-même agira avec ses décrets en s’accordant à leur contenus.

Les vérités éternelles sont donc absolument immuables et nécessaires ab aeterno: la somme de deux plus deux a toujours été quatre, et elle ne peut pas changer; de la même façon, les trois angles d’un triangle ont été toujours égaux à la somme de deux droits sua naturali virtute, sans avoir à attendre le concours divin. Bien évidemment, ce qui a été dit par rapport aux vérités logiques et mathématiques s’applique, de la même manière, aux vérités de la morale: la loi immuable de la justice, par conséquent, sera «générale pour tous les esprits, et pour Dieu même, pourquoi elle est nécessaire et absolument indispensable»39. Dès lors, non seulement Dieu ne pouvait pas les créer autrement, mais c’est Dieu lui-même in primis - à savoir: de toute éternité - qui est obligé d’agir en suivant leur nécessité40. On ne trouve ici aucun véritable abîme entre Dieu et l’homme : les modèles de la création divine sont les mêmes paradigmes qui informent la connaissance humaine. Comme Jean-Luc Marion l’a mis en évidence, «le renversement de la position cartésienne ne saurait se manifester plus clairement: les vérités éternelles remontent le cours de la causalité (transcendante) et, au lieu d’en résulter, la précède. Comme ces vérités marquent l’étiage de l’intelligibilité, la puissance perd, en un sens, avec la primauté, son incompréhensibilité»41.

La nécessité intrinsèque des vérités éternelles restitue à l’homme tant la possibilité d’avoir accès à l’entendement divin que la certitude de l’universelle stabilité de sa propre connaissance, fondée justement sur l’immutabilité de ces archétypes. Même l’approche de l’oratorien se révèle ainsi comme une des possibles réponses au scandale métaphysique cartésien, en représentant une stratégie pour affronter la fragilité inhérente à la connaissance humaine. Pour cette raison, on peut affirmer que la négation de la théorie de Descartes, comme condition préalable pour s’assurer un accès garantit aux lois de l’entendement divin, a toujours représentée une exigence de la pensée malebranchienne, comme le démontre le passage suivant tiré par la Recherche de la vérité: «Mais non seulement on peut dire que l’esprit qui connoît la vérité, connoît en quelque manière Dieu qui la renferme; on peut même dire qu’il connoît en quelque manière les choses comme Dieu les connoît […] L’esprit voit donc dans la lumière de Dieu comme Dieu même […] Ainsi lors que l’esprit voit la vérité, non seulement il est uni à Dieu, il possède Dieu, il voit Dieu en quelque manière, il voit aussi en un sens la vérité comme Dieu la voit»42.

Malebranche ne pourrait être plus clair et il ne pourrait pas désavouer avec une plus grande force et radicalité l’approche cartésienne. La puissance divine, comme fondement arbitraire, n’échappe plus à l’ordre des créatures, mais est livrée au regard de ses créatures. Le Dieu malebranchien, en effet, peut exercer sa toute-puissance uniquement d’une manière qui ne contredit pas les préceptes de sa sagesse et qui ne viole pas la nécessité des vérités éternelles43 - la même nécessité dont se servent ses créatures pour connaître leur Créateur et pour s’assurer, de cette façon, de la fiabilité de leur connaissance. Ce que l’homme connaît avec nécessité coïncide avec ce que Dieu connaît nécessairement. Donc, précise Malebranche dans son Traité de morale, «ce qui est vrai à l’égard de l’homme est vrai à l’égard de l’Ange, et à l’égard de Dieu même»44. La pensée de Dieu peut ainsi être vue, connue et même jugée avec les yeux - avec les rations - de ses créatures. La nécessité de faire face aux prémisses cartésiennes pour en éviter les conséquences conduit Malebranche à reproposer, après Descartes, la question de l’univocité, et cela en dépit des mêmes affirmations malebranchiennes sur la radicale incompréhensibilité de l’essence divine45.

Dans le même sillage de Leibniz, l’opération théorique accomplie par Malebranche avec le refus de la théorie de Descartes permet à l’homme d’enquêter la nature de Dieu. Il s’agit justement d’une des conditions nécessaires pour fonder sa personnelle théodicée, qui trouvera sa réalisation dans le Traité de la nature et de la grâce. D’ailleurs, pour justifier l’agir divin et pour formuler un projet de théodicée qui explique les raisons de la création, il est nécessaire de partager ou, au moins, de connaître les motivations qui ont amené Dieu à créer. Car l’homme, selon l’oratorien, participe de la même Raison éternelle et incréée et il partage avec son Créateur la nécessité intrinsèque des vérités éternelles; il sait ce que Dieu ne peut pas faire - ou ce qu’il ne fera jamais pour ne pas contredire sa nature. Donc, il peut arriver à connaître les motivations qui ont gouverné la création, en justifiant le scandale du mal. On peut alors affirmer que, même pour Malebranche, la négation de la théorie cartésienne représente la précondition de sa propre réflexion.

4.

Après avoir décrit les itinéraires empruntés par Leibniz et Malebranche, il est naturel de se demander s’il y a des points de contacts entre les deux stratégies. Sans oublier les distinctions, qui ont été déjà soulignées46, il faut placer les deux tentatives de théodicée dans un espace théorique commun. À notre avis, ce qui les rapproche, en les conduisant à récupérer la nécessité intrinsèque des vérités éternelles, c’est l’urgence d’affronter la radicalité de la doctrine de Descartes pour en éviter les conséquences. Naturellement, cela n’implique pas qu’ils le fassent de la même manière et que les édifices de leurs théodicées reposent sur un fondement semblable. Néanmoins, tant Leibniz que Malebranche affronte un problème commun et ils partagent, au moins, un objectif: soustraire à Dieu le pouvoir sur les vérités éternelles pour éliminer son indifférence créatrice et illuminer son visage.

La négation de la théorie cartésienne est donc la précondition et le point de départ de leur réflexion et, en termes plus spécifiques, de leur théodicée. En effet, si une théodicée doit être fondée, il faudra s’approcher de la cogitatio Dei et limiter l’extension du pouvoir divin dans les limites tracées par la tradition, en attribuent aux vérités éternelles un statut ontologique qui ne dépend plus de l’arbitraire incompréhensible de Dieu. Dans le triptyque d’attributs qui compose la théodicée - toute-puissance, bonté, sagesse -, il s’agira alors de borner le premier et de concentrer l’attention sur le renforcement des deux autres. C’est précisément ce qui est arrivé avec Leibniz et Malebranche. Or, on ne dit pas simplement que les deux auteurs sont unis dans la critique adressée à la théorie de Descartes, mais que leurs réflexions doivent être comprises à la lumière du rôle central joué par la doctrine dans le développement de leur proposition métaphysique. C’est pour cette raison que les pensées de Leibniz et Malebranche peuvent être interprétées comme une réponse aux implications qu’ils croyaient liées aux lignes directrices de la théorie cartésienne.

À cet égard, nous pouvons formuler deux ultimes considérations : en premier lieu, cela démontre encore une fois l’importance et la centralité de la doctrine dans les débats qui ont contribué à générer l’idée de modernité avec laquelle, encore aujourd’hui, nous sommes confrontés. En second lieu, cela nous permet de relever que les détracteurs de la doctrine cartésienne ont relevé et souligné des difficultés que Descartes n’avait pas perçues ou qu’il n’estimait pas légitimes à la lumière de ses propres prémisses. C’est peut-être là, une fois de plus, la preuve que les pensées semblent parfois échapper à ceux qui les ont pensées, obtenant leur propre autonomie, en se libérant de la lettre inflexible du texte qui les renferme.

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1F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes (1950), Puf, Paris 1987, p. 90.

2Il y a des exceptions: à cet égard, voir G. Rodis-Lewis, “Polémiques sur la création des possibles et sur l’impossible dans l’école cartésienne”, Studia Cartesiana, vol. 2, Quadratures, Amsterdam 1981, pp. 105-123; cf. aussi P. Easton, “What is it at Stake in the Cartesian Debates on the Eternal Truths?”, Philosophy Compass, 4, 2 (2009), pp. 348-362

3À cet égard, voir G. Gasparri, Le grand paradoxe de M. Descartes. La teoria cartesiana delle verità eterne nell’Europa del XVII secolo, Leo S. Olschki, Rome 2007.

4S. Nadler, The Best of All Possible Worlds. A Story of Philosophers, God, and Evil in the Age of Reason, Princeton University Press, New York 2008, pp. 217-240.

5Sur l’interprétation spinozienne de la doctrine de Descartes, nous nous permettons de renvoyer à A. Gatto, “A teoria cartesiana das verdades eternas na interpretação de Espinosa”, Cadernos Espinosanos, n. 35 (jul-dez 2016), pp. 269-294. Cf. aussi H. S. Santiago, “Descartes, Espinosa e a necessidade das verdades eternas”, Cadernos de História e Filosofia da Ciência, vol. 12, n. 1-2 (2002), pp. 315-325.

6On peut rappeler les écrits de sa jeunesse consacrés à la possibilité de démontrer le dogme eucharistique (1668-1671), où la linéarité entre potentia et cogitatio de Dieu, ainsi que leur relation intrinsèque avec le plan de la moralité divine étaient bien à l’œuvre dans la réflexion leibnizienne: cf. G. W. Leibniz, Demonstratio possibilitatis mysteriorum eucharistiae, dans Sämtliche Schriften und Briefe, Akademie der Wissenschaften (A), Darmstadt-Leipzig-Berlin 1923 -, VI (Philosophische Schriften), 1, p. 514. Une preuve supplémentaire est fournie par la lettre écrite au printemps du 1671 à Magnus Wedderkopf: cf. Leibniz an Magnus Wedderkopf, A, II (Philosophischer Briefwechsel), 1 B, pp. 186-187. Dans ce texte, Leibniz énonce des points clés qui reviendront souvent dans sa production: l’intellect est la raison ultime de la volonté divine; Dieu choisit les meilleurs éléments parmi le nombre infini de tous les possibles; la vraie ratio de l’intellect de Dieu est l’harmonie, qui n’a à son tour aucune raison; le rapport entre 2 et 4 est égal à celui entre 4 et 8, et cette égalité ne dépend pas de l’arbitre divin mais de la nature des choses; la condition de possibilités des étants, contrairement à leur existence, n’a pas été créée par Dieu; leurs possibilités coïncident avec Dieu lui-même; enfin, et c’est peut-être l’observation la plus importante, une volonté absolue qui ne serait pas dépendante de la bonté des choses serait monstrueuse («monstrosam»). Sur cette question, voir aussi L. Devillairs, Descartes, Leibniz. Les vérités éternelles, Puf, Paris 1998, pp. 23-24.

7Sur la nature systématique de la critique leibnizienne à Descartes, voir N. Jolley, “Leibniz and Descartes: God and Creation”, Studia Leibnitiana, Sonderheft 9 (1981), pp. 56-66.

8«Que trois fois trois fassent neuf, à quoi, je vous prie, pensons-nous qu’il faille l’imputer, est-ce à la volonté divine? Que dans un carré la diagonale soit incommensurable au côté, poserons-nous que Dieu l’a décrété? […] C’est donc à la nature des choses, à savoir à l’idée du novenaire et du carré, et à ce en quoi, de toute éternité, subsistent les idées des choses, l’entendement divin, qu’il faut attribuer ces théorèmes. C’est-à-dire: Dieu n’a pas produit ces idées en les voulant mais en les pensant, il les a pensées en existant. Car s’il n’y avait point de Dieu, tout serait simplement impossible, et le novenaire et le carré suivraient le sort commun. Vous voyez donc qu’il y a des choses dont Dieu est la cause non par sa volonté, mais du fait de son existence […] En effet, de même que trois fois trois font neuf n’est pas dû à la volonté mais à l’existence de Dieu, de même doit-on imputer à la même cause que le rapport de trois à neuf soit celui de quatre à douze. Car tout rapport, proportion, analogie, proportionnalité, dérive non de la volonté, mais de la nature de Dieu, ou, ce qui revient au même, de l’idée des choses», G. W. Leibniz, Confessio Philosophi. La profession de foi du philosophe (1970), éd. par Y. Belaval, Vrin, Paris 2004, pp. 43-45 (A, VI, 3, pp. 121-122).

9G. W. Leibniz, Essais de théodicée (vol. VI), I, § 20, p. 115, dans Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, 7 vols., éd. C. I. Gerhardt (G), Berlin 1875-1890. Voir aussi le passage suivant du Discours de métaphysique, A, VI, 4 B, XIII, p. 1549: «les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de contradiction, et sur la possibilité ou impossibilité des essences mêmes sans avoir égard en cela à la volonté libre de Dieu ou des créatures».

10G. W. Leibniz, Essais de théodicée, G, VI, II, § 184, p. 226.

11Ibid., G, VI, II, § 186, p. 228.

12À cet égard, et avec un accent particulier sur Francisco Suárez et Gabriel Vázquez, voir J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes. Analogies, création des vérités éternelles et fondement, Puf, Paris 1981.

13G. W. Leibniz, Les principes de la philosophie ou la Monadologie, G, VI, XLIII, p. 614.

14Cf. AT, VII, pp. 431-432 et 435-436.

15J.-M. Beyssade, La philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris 1979, p. 21.

16G. W. Leibniz, Essais de théodicée, G, VI, II, § 176, p. 219.

17Cf., par exemple, AT, I, pp. 145-146; AT, I, p. 150; AT, IV, pp. 119-120; AT, VII, p. 9 et p. 55; AT, VII, p. 368.

18Au-delà de Malebranche, dont nous allons parler dans la prochaine section, on peut citer, à titre d’exemple, le théologien anglais John Norris, associé au groupe des Platoniciens de Cambridge: «It is certain that God may absolutely speaking change them [the eternal truths] if he pleases, as depending entirely upon his Will, and how do I know that he has not already done it, or that he will not hereafter do it [?]. Unless you will suppose that he has obliged himself to the contrary. But then this being matter of pure Will and Pleasure too, how shall I know that? It is impossible I should know any of these things except it be by Revelation, and even then too, I could not be properly fade to know such or such Truths, but only to believe them», J. Norris, An Essay Towards the Theory of the Ideal or Intelligible World (vol. I), print. for S. Manship, London 1701, p. 346.

19G. W. Leibniz, Essais de théodicée, G, VI, II, § 176, p. 219.

20Leibniz an Christian Philipp, A, II, 1 B, p. 787.

21Cf. Leibniz an Honoré Fabri, A, II, 1 B, p. 463 et la déjà citée lettre à Philipp: Leibniz an Christian Philipp, A, II, 1 B, pp. 786-790.

22G. W. Leibniz, Discours de Métaphysique, A, VI, 4 B, II, pp. 1532-1533.

23À cet égard, voir également le passage suivant: «Je ne sais s’il y a peut-être encore des gens, qui s’imaginent que Dieu étant le maitre absolu de toutes choses, on peut en inférer que tout ce qui est hors de lui, lui est indifférent; qu’il s’est regardé seulement soi-même, sans se soucier des autres, et qu’ainsi il a rendu les uns heureux et les autres malheureux, sans aucun sujet, sans choix, sans raison. Mais enseigner cela de Dieu, ce serait lui ôter la sagesse et la bonté», G. W. Leibniz, Essais de théodicée, G, VI, I, § 79, p. 145.

24Ibid., G, VI, I, § 177, p. 220.

25Ibid., G, VI, III, § 365, p. 331. Voir aussi G, VI, I, § 46, p. 128; G, VI, III, § 303, pp. 296-297.

26Ibid., G, VI, III, § 302, p. 296.

27«C’est précisément dans le concept d’indifférence, c’est-à-dire dans l’impossibilité du cartésianisme à rendre compte de la création d’un monde contingent par un Dieu non seulement tout-puissant, mais “monarque des esprits” que se manifeste, selon Leibniz, l’épuisement du paradigme cartésien. Toutefois, si l’anticartésianisme de Leibniz trouve ici son lieu d’expression, c’est au prix d’une lecture de Descartes: afin de révéler tout ce qu’une conception cartésienne peut contenir de spinozisme, Leibniz transforme nécessairement Descartes», L. Devillairs, Descartes, Leibniz. Les vérités éternelles, op. cit., p. 99.

28En termes plus généraux, la différence - mais on pourrait même parler d’un abîme - entre l’approche leibnizienne et les prémisses cartésiennes a été exposée effectivement par Yvon Belaval: «Le choix divin ne saurait donc être conçu de la même manière par Descartes et Leibniz. Pour Descartes, nous ne pouvons pas décider, en nous fiant aux seules évidences de notre entendement borné, si Dieu choisit selon nos possibles, ni même s’il a à choisir, ce qui serait encore le soumettre à notre logique créée: nous ne pouvons que proclamer la puissance infinie de sa volonté souveraine. Tandis que, pour Leibniz, nous devons, à la fois par devoir logique, puisque les formes nécessaires de notre connaissance ne sont pas liées, comme les contenus de l’évidence, à la limitation de notre entendement, et par devoir moral et religieux, nous devons affirmer que Dieu choisit entre des possibles. Vue de l’homme, la création de l’optimum, selon Descartes, ne peut être que celle d’un créateur, c’est le choix de l’inspiration; analysée par la logique, cette création, selon Leibniz, ne peut être que celle d’un sage, c’est le choix de la réflexion», Y. Belaval, Leibniz critique de Descartes (1960), Gallimard, Paris 1978, pp. 392-393.

29Cf. AT, IV, pp. 118-119; AT, V, pp. 223-224. Comme Jacques Bouveresse l’a souligné, «alors que, pour Leibniz, la création consiste à choisir entre les essences en vertu du principe du meilleur et comble l’abîme qui sépare l’essence de l’existence, pour Descartes les essences et les vérités éternelles sont elles-mêmes des créatures», J. Bouveresse, “La théorie du possible chez Descartes”, Revue internationale de Philosophie, 146 (1983), pp. 293-310 (cit. p. 295).

30Pour une étude expressément dédiée au statut des vérités éternelles chez Malebranche, voir A. Le Moine, Des vérités éternelles selon Malebranche, Vrin, Paris 1936.

31«J’appelle des vérités nécessaires celles qui sont immuables par leur nature, et parce qu’elles ont été arrêtées par la volonté de Dieu, qui n’est point sujette au changement», N. Malebranche, Recherche de la vérité (1962), t. 1, livres I-III, éd. G. Rodis-Lewis, dans Œuvres complètes, 20 vols., dir. A. Robinet, Vrin, Paris 1958-1984, I, c. 3, 2, p. 63.

32À cet égard, voir A. Robinet, Système et existence dans l’œuvre de Malebranche, Vrin, Paris 1965, pp. 233-239.

33G. Rodis-Lewis, “Polémiques sur la création des possibles et sur l’impossible dans l’école cartésienne”, op. cit., en part. pp. 109-110: «Cette filiation augustinienne apparaît dès les début de la préface à La Recherche de la Vérité, avec l’union immédiate de notre esprit à la Raison divine et la doctrine du Maître intérieur. Le refus des idées innées, qu’il nomme de façon significative ‘créées avec nous’, et l’exigence pour Dieu de connaître avant de créer, confirment que dès lors Malebranche est opposé à la thèse cartésienne».

34N. Malebranche, Éclaircissement X, dans Éclaircissements (1976), t. III, éd. G. Rodis-Lewis, p. 132.

35Voilà le passage complet: «Car enfin, s’il n’était pas absolument nécessaire que 2 fois 4 fussent 8, ou que les trois angles d’une triangle fussent égaux à deux droits, quelle preuve aurait-on que ces sortes de vérités ne seraient point semblables à celles qui ne sont reçues que dans quelques universités, ou qui ne durent qu’un certain temps? Voit-on clairement que Dieu ne puisse cesser de vouloir ce qu’il a voulu d’une volonté entièrement libre et indifférente? Ou plutôt, voit-on clairement que Dieu n’a pas pu vouloir certaines choses pour un certain temps, pour un certain lieu, pour certaines personnes, ou pour certains genres d’êtres, supposé, comme on le veut, qu’il ait été entièrement libre et indifférent dans cette volonté? Pour moi, je ne plus concevoir de nécessité dans l’indifférence», Idem.

36«Cependant je veux bien supposer que l’on voie clairement que Dieu par une volonté entièrement indifférente a établi pour tous les temps et pour tous les lieux les vérités et les lois éternelles, et qu’à présent elles sont immuables à cause de son décret. Mais où les hommes voient-ils ce décret? Dieu a-t-il créé quelque être représentatif de ce décret? Diront-ils que ce décret est une modification de leur âme? Ils voient clairement ce décret, car ils en ont appris que l’immutabilité est assurée aux vérités et aux lois éternelles; mais où le voient-ils? Certainement, s’ils ne le voient en Dieu, ils ne le voient pas, car ce décret ne peut être qu’en Dieu, et l’on ne le peut voir qu’où il est», Idem.

37Ibid., pp. 132-133.

38«Si l’ordre et les lois éternelles n’étaient immuables par la nécessité de leur nature, les preuves les plus claires et les plus fortes de la religion seraient ce me semble détruites dans leur principe, aussi bien que la liberté et les sciences les plus certaines», Ibid., p. 134.

39Ibid., p. 140.

40«Quand on pense à l’ordre, aux lois, et aux vérités éternelles, on n’en cherche point naturellement de cause, car elles n’en ont point. On ne voit point clairement la nécessité de ce décret, on n’y pense jamais d’abord: on aperçoit au contraire, d’une simple vue et avec évidence, que la nature des nombres et des idées intelligibles est immuable, nécessaire, indépendante. On voit clairement qu’il est absolument nécessaire que 2 fois 4 soient 8, et que le carré de la diagonale d’un carré soit double de ce carré. Si l’on doute de la nécessité de ces vérités, c’est que l’on détourne sa vue de leur lumière, que l’on raisonne sur un faux principe et que l’on cherche ailleurs qu’en ces vérités quelles est leur nature, leur immutabilité, leur indépendance. Ainsi le décret de l’immutabilité de ces vérités est une fiction de l’esprit, qui, supposant qu’il ne voit point dans la sagesse de Dieu ce qu’il y aperçoit, et sachant que Dieu et la cause de toutes choses, se croit obligé d’imaginer un décret pour assurer l’immutabilité à des vérités qu’il ne peut s’empêcher de reconnaître pour immuables. Mais on suppose faux, et l’on doit y prendre garde. On ne voit que dans la sagesse de Dieu les vérités éternelles, immuables, nécessaires. On ne peut voir ailleurs que dans cette sagesse l’ordre que Dieu même est obligé de suivre», Ibid., p. 133. Voir aussi le passage suivant: «Donc les idées intelligibles, ou les perfections qui sont en Dieu, lesquelles nous représentent ce qui est hors de Dieu, sont absolument nécessaires et immuables […] Donc les vérités sont immuables et nécessaires, aussi bien que les idées. Il a toujours été vrai que 2 fois 2 sont 4, et il est impossible que cela devienne faux», Ibid., p. 136.

41J.-L. Marion, Création des vérités éternelles. Principe de raison. Malebranche, Spinoza, Leibniz, dans Id., Questions cartésiennes II. L’ego et Dieu, Puf, Paris 1996, pp. 197-198.

42N. Malebranche, Recherche de la vérité (1974, 2ᵉ éd.), t. II, V, V, pp. 168-169.

43«La Sagesse de Dieu le rend donc impuissant en ce sens, qu’elle ne lui permet pas de vouloir certaines choses, ni d’agir de certaines manières […] Dieu est impuissant en ce sens, qu’il ne peut choisir les manières d’agir les moins dignes de la sagesse, ou qui ne portent point le caractère de la bonté, de son immutabilité», N. Malebranche, Éclaircissements III, dans Éclaircissements, op. cit., art. IX, p. 180. Voir aussi le passage suivant: «On peut dire en un sens très-véritable, que Dieu souhaite que toutes les créatures soient parfaites: qu’il ne veut point que les enfants périssent dans le sein de leurs mères: qu’il n’aime point les monstres: qu’il n’a point fait les lois de la Nature pour les engendrer: et que s’il avait pu par des voies aussi simples, faire et conserver un Monde plus parfait, il n’aurait point établi des lois, dont un si grand nombre de monstres sont des suites nécessaires: mais qu’il aurait été indigne de sa sagesse, de multiplier des volontés, pour empêcher certains désordres particuliers, qui sont même dans l’Univers une espèce de beauté», N. Malebranche, Traité de la nature et de la grâce (1976, 2ᵉ éd.), t. V, éd. G. Dreyfus, I, I, art. XXII, p. 35.

44N. Malebranche, Traité de morale (1977), t. XI, éd. M. Adam, I, I, § 7, p. 19.

45Cf., par exemple, N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1976), t. XII, éd. A. Robinet, VIII, § 7, p. 183: «Pour juger dignement de Dieu, il ne faut lui attribuer que des attributs incompréhensibles».

46À cet égard, voir, entre autres, C. Larmore, Modernité et morale, Puf, Paris 1993, en part. pp. 121-138; S. Nadler, “Choosing a Theodicy: The Leibniz-Malebranche-Arnauld Connection”, Journal of the History of Ideas, 55 (1994), pp. 573-589; D. Moreau, Deux cartésiens, la polémique entre Malebranche et Arnauld, Paris, Vrin 2000, en part. pp. 96-101; T. M. Schmaltz, “Malebranche and Leibniz on the Best of All Possible Words”, Southern Journal of Philosophy, vol. 48, no. 1 (2010), pp. 28-48.

Received: June 17, 2020; Accepted: August 26, 2020

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