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Educação e Filosofia

Print version ISSN 0102-6801On-line version ISSN 1982-596X

Educação e Filosofia vol.34 no.72 Uberlândia Sept./Dec 2020  Epub Feb 03, 2022

https://doi.org/10.14393/revedfil.v34n72a2020-59278 

Dossiê A ideia de homem em Descartes

Descartes et l’idée de l’homme. Imperfection et perfection de l’homme.

Descartes e a ideia de homem. Imperfeição e perfeição do homem

Descartes and the idea of man. Imperfection and perfection of man

*Professor de história da filosofia moderna e contemporânea na Universidade de Borgonha. E-mail: pierre.guenancia@u-bourgogne.fr


Résumé

L'auteur note que, d'une part, Descartes se réfère à une compréhension très large, mais aussi commune et courante de l'homme, et de l'autre que l'homme ne peut pas être identifié ni au corps, ni à l'âme, ni même à l'union du corps et de l'âme. Lorsqu’on parle de la nature humaine, elle porte le caractère d'une perfection limitée, dont la particularité est sa capacité d'avoir le libre arbitre. La notion de l'homme en tant que sujet de (non) perfection est basée sur une idée qui se définit par rapport à l'idée de l'infini sous la forme de l'aspiration à être plus parfait. L’exercice du libre arbitre se joint concrètement à un effort d'attention et de vigilance qui permet d’éviter un jugement erroné. La thèse ci-dessus se développe ensuite en trois points. Premièrement, la raison se présente comme un instrument universel de l'homme qui à son tour apparait comme être polyvalent l'utilisant et étant capable de s'adapter aux situations les plus diverses. Deuxièmement, la perfection spécifiquement humaine signifiera la capacité d’exercer le doute et de recourir aux suppositions et probabilités sur le plan cognitif. Cela signifie entre autres que pour l'acquisition de la perfection, il faut reconnaître sa propre imperfection. Enfin, troisièmement, la capacité d'user proprement le libre arbitre conduit à la définition de l'homme comme généreux, où l'homme est compris au sens moral plus que métaphysique.

Mots clé: Homme; La Perfection; Finitude; Attention; Libre arbitre; La Générosité

Resumo

O autor nota, por um lado, que Descartes se refere a uma compreensão muito larga, mas também comum e corrente, do homem e, por outro, que o homem não pode ser identificado nem ao corpo, nem à alma, nem mesmo à união do corpo e da alma. Quando falamos da natureza humana, ela evoca o caráter de uma perfeição limitada, cuja particularidade é sua capacidade de ter o livre-arbítrio. A noção do homem enquanto sujeito de (não) perfeição é baseada sobre uma ideia que se define por uma relação à ideia do infinito sob a forma da aspiração a ser mais perfeito. O exercício do livre-arbítrio se articula concretamente a um esforço de atenção e de vigilância que permite evitar um juízo errôneo. A tese exposta se desenvolve, em seguida, em três tópicos. Primeiramente, a razão se apresenta como um instrumento universal do homem, que, por sua vez, aparece como ser polivalente que o utiliza, sendo capaz de se adaptar às situações as mais diversas. Em segundo lugar, a perfeição especificamente humana significará a capacidade de exercer a dúvida e de recorrer às suposições e probabilidades no plano cognitivo. Isso significa, entre outros, que, para a aquisição da perfeição, é preciso reconhecer a sua própria imperfeição.

Enfim, em terceiro lugar, a capacidade de usar propriamente o livre-arbítrio conduz à definição de homem como generoso, em que o homem é compreendido no sentido moral mais que no metafísico.

Palavras-chave: Homem; Perfeição; Finitude; Atenção; Livre arbítrio; Generosidade

Abstract

The author notes that, on the one hand, Descartes refers to a very broad, but also common and current understanding of man, and on the other that man cannot be identified nor with the body , neither to the soul, nor even to the union of body and soul. When we speak of human nature, it carries the character of a limited perfection, the particularity of which is the ability to have free will. The notion of man as the subject of (non) perfection is based on an idea which is defined in relation to the idea of ​​infinity in the form of the aspiration to be more perfect. The exercise of free will is joined concretely to an effort of attention and vigilance which makes it possible to avoid erroneous judgment. The thesis above then develops in three points. First, reason presents itself as a universal instrument of man who in turn appears to be versatile, using it and being able to adapt to the most diverse situations. Second, specifically human perfection will mean the ability to exercise doubt and use cognitive assumptions and probabilities. Among other things, this means that in order to acquire perfection, you have to recognize your own imperfection. Finally, thirdly, the ability to use free will properly leads to the definition of man as generous, where man is understood more in the moral sense than in the metaphysical sense.

Keywords: Man; Perfection; Finitude; Attention; Free will; Generosity

Le propos de cet exposé est de savoir si, sur le plan métaphysique, il y a une idée de l’homme chez Descartes, dans le sens précis que ce mot d’idée a chez lui ( y a-t-il une réalité objective de cette idée, et laquelle ? ). La thèse que nous allons soutenir est que Descartes arrive à cette idée à partir de la réflexion sur les idées de parfait et d’imparfait, l’idée de l’homme étant alors et seulement celle d’un être qui se connaît comme imparfait parce qu’il a en lui l’idée d’un être infiniment plus parfait que lui, l’idée donc d’un être qu’il n’est pas. Il me semble que c’est dans cette voie en quelque sorte négative plus que dans une voie positive que s’engage la réflexion de Descartes lorsqu’il cherche à définir ce qu’est l’homme, et qu’il écarte aussitôt les définitions ordinaires qui se présentent à son esprit, parce qu’elles sont moins claires que les idées que son esprit forme par lui-même, en cherchant, positivement cette fois, à déterminer ce qu’est un corps, et ce qu’est l’âme (mens).

Un rapide rappel de ces mises à l’écart des significations ordinaires du terme homme est nécessaire pour dégager la voie proprement cartésienne permettant d’atteindre ou plutôt de construire ou engendrer l’idée complexe de l’homme, comme idée dérivée d’idées plus simples et non comme idée représentative de son objet.

1 - Ce n’est pas sur l’homme que portent les travaux de Descartes depuis sa retraite en Hollande mais sur le corps humain, sans que cette épithète soit une marque de la spécificité de ce corps par rapport aux autres corps. Dans le Traité de l’Hommeaprès de longues et minutieuses descriptions des différentes parties et fonctions du corps humain Descartes évoque, comme s’il s’agissait d’un événement distinct le moment où Dieu mettra une âme dans ce corps pourvu de toutes les fonctions nécessaires à cette union. L’homme apparaît lorsqu’une âme entre dans la machine, mais l’âme n’est pas comme un fantôme dans la machine, c’est le principe qui change un corps purement matériel en un corps humain.

Le terme d’homme, ici et dans la perspective de son étude objective, signifie le composé âme/corps. Mais l’idée de l’homme, dévoilée et même découverte par la réflexion métaphysique, est différente de celle de l’homme composé substantiel, telle que la décrit et l’explique la science cartésienne. Descartes commence par déshumaniser le corps de l’homme : il n’est pas besoin d’une âme pour le faire fonctionner, c’est un automate comme une horloge qui montre les heures par la seule disposition des rouages. Ce corps machine est aussi bien celui de l’homme que celui de l’animal, l’un ne se distinguant de l’autre que par sa « figure » comme dit Descartes dans la 5ème partie du Discours, la différence réelle tenant à la présence d’une âme cachée dans le corps et révélée par l’usage par l’homme seul de la parole, signe de la raison. Comme c’est la raison qui nous fait homme, la signification du terme homme dérive de celle de raison, elle n’est donc pas propre ou originaire (dans le langage cartésien on dirait qu’il n’y a pas une notion primitive correspondant au terme d’“homme”.

Aussi est-ce seulement la signification ordinaire ou commune du mot homme qui se présente à Descartes à plusieurs reprises dans les 2 premières méditations. Faisons un rapide survol :

- Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme… (1ère méditation, AT, IX, p. 14) Descartes veut-il dire : un homme et non un fou ? non, il veut dire : ce n’est pas parce que je ne suis pas fou que je ne peux pas me tromper et prendre une chose pour une autre. Il n’y a pas d’exclusion de la folie de la définition de l’homme pour la simple raison qu’il n’y a pas de définition de l’homme. C’est une notion qui peut tout contenir (sans excepter les fous et les insensés, ou hébétés et stupides ? ), elle désigne des êtres sans les définir. Quand il rappelle la célèbre définition de l’homme animal raisonnable c’est pour aussitôt la rejeter comme inutile et compliquée.

- Qu’est-ce qu’un homme, se demande Descartes au début de la 2ème méditation sans apporter de réponse, contrairement aux définitions claires du corps et de l’âme. «Sans difficulté j’ai pensé être un homme» ( ibid, p.20), montre bien le caractère de banalité de cette identité qui n’est pas l’objet d’une connaissance précise, certaine.

- Quand je distingue la cire d’avec ses formes extérieures ( …) quoi qu’il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis concevoir [le latin dit : percipere] de cette sorte sans un esprit humain (ibid,.p.25) : au contraire de ce qui semblait être une première perception par le sens commun et qu’il aurait pu partager avec les animaux. Il semble que pour Descartes l’idée de l’esprit humain soit plus éclairante et plus immédiatement compréhensible que celle d’homme, écartée chaque fois qu’elle se présente.

- Je juge que ce sont de vrais hommes ( ibid.) et non des spectres ou des hommes feints non pas parce que je les vois avec mes yeux, mais parce que je les vois « avec la puissance de juger qui réside en mon esprit ».

- C’est dans la 6ème méditation que l’idée d’homme remplace en quelque sorte les idées de corps et d’esprit humain, qu’elle désigne autre chose que le mélange de ces deux idées, à savoir une réalité ontologique qui ne se comprend pas par elle-même mais par le détour que la 3ème méditation a fait par la considération de l’idée de parfait, à partir de la donnée phénoménologique de l’imperfection du sujet qui doute. Mais il s’agit ici de l’homme réel, déjà objet de connaissance, et non de l’idée d’homme obtenue à partir d’une réflexion sur soi, ou sur son être. C’est de cet homme réel créature de Dieu dont on peut dire, comme dans l’exemple de l’hydropique, qu’il est malade ou sain car le corps hydropique en tant que corps n’est pas plus déréglé qu’un autre jugé normal, pas plus qu’une horloge inexacte ne peut être dite imparfaite qu’au regard de son utilisateur. C’est au regard de tout le composé que l’hydropique constitue une véritable erreur de la nature. L’homme réel ( celui que considèrera aussi Descartes dans Les passions de l’âme) c’est l’homme en tant qu’il fait partie de la nature créée par Dieu. Comme créature de Dieu, il faut rendre compte de la nature fautive et trompeuse de l’homme « nonobstant la souveraine bonté de Dieu », problème de théodicée qui implique de considérer l’homme au milieu des autres créatures, et non l’homme comme généralisation de mon être singulier, ou comme la forme objective de mon moi. Alors que l’idée d’homme présente dans la 3ème et 4ème méditations c’est l’idée de l’homme que je suis, moi qui tiens pour illusoire tout autre existence que la mienne et qui me livre à l’examen des idées de mon esprit dans l’espoir d’en trouver une qui me fasse savoir avec certitude que je ne suis pas seul au monde. Or cette idée de l’homme n’est pas celle d’une nature à la fois partagée et spécifique, c’est celle d’un être qui se pense et ne peut se penser que comme limité, imparfait, à qui font défaut de nombreuses choses qu’il désire être ou avoir. De cette donnée pour lui certaine Descartes va alors pouvoir remonter à ce qui en est la condition de possibilité, à l’idée d’un être qui possède réellement ou en acte ces perfections dont il a lui, Descartes, être fini et imparfait, seulement l’idée, d’un être qu’il n’est pas mais sans la pensée duquel il n’aurait pas pu connaître qu’il est imparfait, manquant de ces perfections dont il a l’idée. L’idée d’homme est alors seulement celle d’un rapport ( ou d’une disproportion) entre l’idée de parfait et celle d’imparfait, termes plus significatifs pour la question qui nous occupe ici que ceux de fini et d’infini.

*

2- Au terme de la minutieuse explication de la possibilité de l’erreur qui fait l’essentiel de la 4ème méditation Descartes retrouve l’idée de perfection dont il est parti dans la 3ème méditation mais proportionnée à la nature de l’être imparfait qui lui a servi de donnée phénoménologique pour parvenir à l’idée de Dieu comme celle d’un être parfait. Sous son imperfection d’être qui doute et désire il découvre sa propre perfection qui tient seulement dans l’acquisition de « l’habitude de ne point faillir » : « c’est en cela que consiste la plus grande et principale perfection de l’homme ( maxima et praecipua hominis perfectio) » ( ibid, p. 49).

C’est la première mention de l’homme dans un autre sens que celui de chose perçue et reconnue : car quand Descartes dit : « sans difficulté j’ai pensé que j’étais un homme », le terme d’homme n’est pas pris dans un sens compréhensif mais seulement distinctif (un homme et non un animal, un homme et non un ange. Le reste du temps Descartes emploie le pronom personnel : je, moi, ou bien âme, esprit, chose qui pense). Pourquoi faut-il attendre la fin de la 4ème méditation pour que le mot homme ne désigne pas simplement un être différent d’autres êtres mais le sujet de qualités spécifiques qui lui ont été données par Dieu ? C’est dans la relation avec Dieu que le terme d’homme acquiert une signification qui n’est pas simplement distinctive mais substantielle : sujet de perfections (et donc aussi d’imperfections)- signification dérivée de celle de l’idée d’infini ou de celle de parfait. En ce sens l’homme n’est pas une réalité naturelle (comme chez Hobbes) mais une idée à déterminer ou à remplir par comparaison avec l’idée de Dieu qui est née avec moi. C’est la conscience de notre imperfection manifestée par l’expérience du doute, du désir, du manque en général, qui nous conduit à découvrir son envers en quelque sorte et comprendre que cet envers, l’idée de parfait, est en fait première, que je ne me connaitrais pas comme doutant, désirant, manquant de beaucoup de choses, si je n’avais pas en moi l’idée de parfait. Mais ce n’est pas une opposition parfait/imparfait, car je suis « comme un milieu entre Dieu et le néant » (ibid. p. 43), et donc je participe de cette idée de parfait, bien que n’étant pas parfait. On pourrait opposer à Descartes que nous ne sommes ni parfaits ni imparfaits, qui sont des termes normatifs, que nous sommes… ce que nous sommes, qu’il n’y a pas de négation ou de privation dans notre être, mais seulement le désir de se conserver, de persévérer dans son être, etc., que c’est en termes de force ou de puissance que se comprend l’homme, et que c’est de là qu’il faut partir pour comprendre comment se forme l’association des hommes les uns avec les autres. Rien de tel dans ces deux méditations centrales pour la question de l’être de l’homme. On dira que c’est parce que nous sommes ici sur un plan purement métaphysique. Mais sur les autres plans (physique et moral) il n’est pas davantage fait référence à la force ou puissance, si ce n’est à celle de la volonté, mais c’est bien différent d’une détermination de l’être de l’homme comme puissance d’être ou d’exister et souci exclusif de maintenir sa puissance toute sa vie. Par réalité et perfection j’entends la même chose, dit Spinoza ( Éthique, partie 2, définition 6) . Par conséquent l’imperfection n’est qu’une façon de parler commune. Nous sommes toujours tout ce que nous pouvons être. Or ce que ce passage décisif sur la relation imperfection/perfection montre c’est que l’être de l’homme n’est pas plein en quelque sorte, qu’il y a du néant en lui, mais que cette part de néant, cette certaine idée négative du néant, n’est pas simplement la limite de l’homme. Elle a une signification vraiment positive. Car c’est l’idée de ce que je n’ai pas et que je pourrai peut-être avoir, l’idée de ce qui fait défaut à mon être, mais sans ce défaut mon être ne serait pas intelligible. C’est l’idée que je pourrais ou même que je devrais ne pas me tromper, alors que je me trompe souvent. Et le fait que je sois fini, et donc faillible, n’explique rien, c’est cette finitude qui demande explication car elle se comprend, comme l’erreur, comme la privation d’une perfection qui semble m’être due. C’est ce que j’aspire à être et non ce que je suis ( à supposer que ce soit séparable) qui me définit. Cette aspiration à être plus ( c’est-à-dire plus parfait) que je ne suis, Descartes la prend tout à fait au sérieux, même s’il doit périodiquement dans cette 3ème méditation contenir ce désir d’être plus. Il n’est même pas illégitime à ses yeux que nous demandions des comptes à l’auteur de notre être qui permet que nous nous trompions. C’est le célèbre passage sur l’ouvrier et son ouvrage ( p. 41) , sur lequel il faudra revenir plus tard. Il y a donc deux idées inégalement positives : cette aspiration à être plus que ce que l’on est, désirer avoir plus de perfections, désirer ne pas faillir, etc. ; la reconnaissance dans cette idée de parfait que je porte en moi d’un effet que moi imparfait ne peux pas avoir produit. Cette ambition nous met sur la voie de cette reconnaissance, car si nous ne nous éprouvions pas imparfaits, désirant, doutant, nous ne découvririons pas cette idée de parfait comme la marque en nous d’un être que nous ne sommes pas.

La perfection de l’homme n’est pas une qualité qui lui serait inhérente, un droit de nature, mais la possibilité ou la capacité de choisir, et d’être tenu responsable de ce qu’il fait. La perfection est dans l’usage du libre arbitre, elle doit être actualisée, mise en œuvre par chacun. Ce n’est pas une dignité, encore moins une excellence ontologique comme pour Pascal : « toute notre dignité consiste en la pensée ». Descartes serait évidemment d’accord avec cette phrase ( qui ne le serait pas ? ) mais ce n’est pas cela qu’il dit, parce qu’il ne fait pas de l’homme une essence distincte. C’est à chacun de « faire l’homme » comme dit Montaigne, du mieux qu’il peut, précisément en raison de ce qui le caractérise, la libre possession de son libre arbitre. Si la principale perfection de l’homme consiste à éviter l’erreur par une attention soutenue, c’est parce que l’homme a affaire à un monde opaque, plein de « pièges » où l’esprit se précipite « naturellement » lorsqu’il n’est pas assez préparé à y faire face. Par exemple la ressemblance entre les choses et leurs idées. Depuis le début de son œuvre (Le monde), Descartes nous met en garde contre la méprise et le jeu facile et trompeur des ressemblances. Le remède, c’est l’attention, qui ne permet peut-être pas de découvrir la vérité et de lire à livre ouvert dans « le grand livre de la nature », mais qui permet au moins d’éviter la précipitation et la prévention dans nos jugements. D’où l’insistance sur la méthode, la nécessité de se donner des règles et de les suivre.

La première chose dont Descartes veut avertir le lecteur du Monde ou Traité de la lumière est « qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en [ sc : de la lumière] avons et ce qui est dans les objets [que nous appelons lumineux : flamme, soleil] qui produit en nous ce sentiment » ( AT, XI, p. 3) . Le Discours de la méthode débute par le récit d’une déception envers l’enseignement reçu ( et on pourrait sans doute généraliser en déception envers l’histoire et la tradition ) et la résolution de se conduire soi-même, « comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres » ( ibid. p. 16). Les Méditationscommencent par l’évocation d’une vieille opinion, celle d’un Dieu trompeur à laquelle fait suite la fiction du malin génie. Les Principes de la philosophie ( 3ème partie) Descartes doit recourir aux suppositions pour expliquer les phénomènes car nous ne pouvons pas en connaître les causes véritables. Les erreurs ou les illusions liées à l’ignorance du mécanisme passionnel rendent nécessaire et utile une étude, conduite en physicien, des passions de l’âme.

Le sujet cartésien reste sur la défensive, sur tous les fronts. Il ne jouit pas de la vision en Dieu ni d’une idée vraie donnée. Ce qui, la plupart du temps, est « donné », c’est l’erreur ou le préjugé. C’est pourquoi la principale perfection de l’homme n’est pas une perfection qui lui a été donnée, mais une perfection qu’il acquiert ( mieux : c’est cette acquisition, cette capacité d’acquérir ce qui ne lui est pas donné qui est la perfection de l’homme ) par sa vigilance et sa résolution, qui sont des qualités moins « intellectuelles » que morales et volontaires. En schématisant : la perfection de l’homme consiste seulement dans le fait de se savoir imparfait et de devoir remédier à cette imperfection par ses propres forces, par un travail, une détermination volontaire, un effort continu parce que ce n’est pas « une chose si facile de se délivrer de toutes les erreurs dont nous sommes imbus dès notre enfance » dit Descartes dans les 5ème réponses, (trad. dans Œuvres philosophiques de Descartes, éd. F. Alquié, 2, p. 788).

3- Sautons des étapes pour aller droit au but : que serions-nous si nous ne faisions pas droit à cette conscience d’imperfection ( et aussi d’aspiration à être plus que ce que nous sommes) ? d’une certaine manière nous serions ( sans forcément le déterminer par raison car ce serait impossible) parfaits… nous nous regarderions comme parfaits, comme ces hommes orgueilleux, le contraire des hommes généreux, identifiés comme la pire des choses dans l’art. 190 des Passions de l’âmeintitulé : de la satisfaction de soi-même. Lorsque sa cause est juste, elle produit dans l’âme une espèce de joie qui est la plus douce de toutes. Mais lorsque la cause est injuste, elle produit de l’orgueil et de l’arrogance :

« Ce qu’on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux ; c’est-à-dire qui, sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui peuvent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions ».

A mon sens, ce texte définit exactement le type d’homme contraire à celui qui est considéré dans la 3ème méditation. L’imperfection n’est pas un état provisoire de l’homme, sans être pour autant la marque de sa corruption. Peut-être comme l’inquiétude pour Locke, l’imperfection est un état négatif ( de manque, etc.) qui enferme une certaine positivité ( une positivité produite ou engendrée et non une positivité donnée d’emblée, comme un droit) car c’est ce désir d’avoir ce que l’on a pas qui nous pousse à acquérir des connaissances et à devenir meilleurs. Mais il ne peut y avoir passage à la limite, décroissance progressive de notre imperfection et passage continu à la perfection. Entre Dieu et l’homme la coupure est nette, définitive, abyssale, au point que l’on pourrait définir Dieu comme l’être que je ne suis pas, ou l’homme comme l’être qui n’est pas Dieu. Il y a une perfection de l’homme, la 4ème méditation la découvrira dans l’attention et le jugement. Ce n’est pas une perfection donnée ou évidente, comme le pensaient certains penseurs de la Renaissance ( Pic de la Mirandole, et même Erasme, voir E. Faye, La perfection de l’homme, Vrin, 1998 ), mais une perfection acquise (discipline de l’attention, règle du jugement), impensable sans la reconnaissance préalable de l’imperfection : n’est-elle pas même le fait de reconnaître et d’accepter notre imperfection ? d’où le retournement de la négativité de l’erreur en positivité de l’usage du libre arbitre. Voici trois exemples de ce retournement, caractéristique selon nous de la conception cartésienne de l’homme : la différence entre l’homme et les animaux ; la limitation de la connaissance humaine ; l’homme généreux.

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4- Dans le célèbre passage de la 5ème partie du Discours de la méthode, Descartes relève comme on le sait deux marques permettant de distinguer un « vrai homme » d’un automate qui aurait la figure d’un homme, et donc plus largement l’action humaine du comportement instinctif ou mécanique. Le premier est la parole, le second, le plus intéressant pour nous ici, est ce que l’on pourrait nommer le caractère polyvalent de l’activité humaine comparée au comportement toujours spécialisé d’une machine ou d’une action mécanique. Il serait sans doute exagéré de dire que c’est par l’imperfection de ses actions que l’homme se distingue des animaux qui agissent mécaniquement, mais nous soulignons la liaison entre le caractère non spécialisé de l’action humaine et son imperfection comparée à certaines actions animales. Descartes n’en infère pas une quelconque supériorité de l’homme sur l’animal (ni ici ni ailleurs). Il distingue radicalement et non par le plus ou le moins ces deux modes d’agir. Notons au passage que pour lui l’idée de l’homme seigneur de la création est une idée tout simplement puérile, qui nous empêche de connaître les autres choses et d’en reconnaître la valeur ou perfection.

En schématisant la distinction cartésienne on dirait que la perfection directe des animaux est une imperfection sur le plan réfléchi alors que l’imperfection visible des actions humaines est une perfection sur le plan réfléchi.

L’homme est un « spécialiste de la non spécialisation » , c’est cela que montre le 2ème critère : l’homme n’est pas fait pour une tâche en particulier, il est fait pour l’infini selon le mot de Pascal, cette polyvalence est sa perfection propre ou bien l’expression de son imperfection, comparée à la perfection des animaux ( « L’extrême perfection que l’on remarque dans certaines actions des animaux nous font soupçonner qu’ils ne possèdent pas le libre arbitre » Cogitationes privatae, AT X, p. 219, trad. Alquié, 1, p. 63 ). Au contraire de l’instinct des animaux, la raison est un instrument universel. Il faut noter que la raison n’est pas définie comme ce qui élève l’homme au-dessus des animaux, qu’elle n’est pas l’élément divin chez l’homme, mais là aussi une capacité d’agir selon les circonstances, d’où l’image de l’instrument qui par lui-même n’est rien et n’a aucune valeur, mais dont l’utilité est dans l’usage qu’on en fait et dont la valeur dépend sans doute de l’adresse de celui qui s’en sert ( ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, encore faut-il l’appliquer bien). La raison n’est pas définie comme une dignité mais comme une capacité ( d’agir intelligemment, c’est-à-dire de s’adapter à la situation, ce qui implique la capacité à discerner la situation, à en saisir la singularité). D’où son universalité : elle n’est pas liée à un type d’action ou d’opération, elle n’est pas limitée à un domaine particulier, et sans doute que de ce fait l’homme n’est pas un être qui a des racines, ou qui peut se définir par des racines. Si la raison est le caractère distinctif de l’homme ( par opposition à l’automatisme qui implique un circuit fermé dans lequel il règne), et que le propre de cette raison qui caractérise l’homme est d’être un instrument universel, forcément l’homme est un être universel, voué par nature à l’universalité. Ce qui veut dire qu’il peut a priori tout faire (mais rien de façon parfaite), qu’il n’y a pas une activité particulière qui le définit (la contemplation par ex. ) et que certaines autres activités le disqualifieraient ( le travail manuel par ex. comme dans l’antiquité), ce qui veut dire aussi que tout l’homme est dans tout homme, que l’homme est l’habitant du monde comme dira Kant et non l’habitant d’un territoire à l’exclusion des autres. La coupure homme/animaux (qui n’ont pas moins de raison que les hommes, mais n’en ont pas du tout) rapproche les hommes les uns des autres, depuis les plus doués jusqu’aux hébétés, stupides, insensés : il y a moins de différence entre l’homme le plus doué et un enfant des plus stupides qu’entre ce même enfant et le plus doué des animaux. La nature des animaux est si parfaite, si achevée qu’ils n’ont pas besoin d’apprendre car « c’est la nature qui agit en eux » et non pas eux-mêmes avec leur singularité de sujet. Mais pour qu’il y ait sujet ne faut-il pas agir par soi-même, ce qui expose le sujet au risque de l’erreur ? si la nature de l’homme est bien plus imparfaite que celle des animaux, n’est-ce pas parce qu’elle n’est pas fermée sur elle-même, toujours identique à soi, comme l’a souligné Pascal dans la célèbre Préface au traité du vide? Donc deux propriétés caractérisent l’homme : la grande variabilité de son comportement ou sa polyvalence liée à la raison, instrument universel ; l’unité de l’espèce humaine. Il y a des âmes nobles et des âmes basses, mais il n’y a pas d’hommes plus hommes ou moins hommes que d’autres. D’où le caractère indéterminé ou imparfait de la nature de l’homme, comparée à celle des animaux, si bien que perfection et imperfection sont inséparables, l’homme ne pouvant connaitre sa perfection propre qu’en ayant préalablement reconnu le fait de son imperfection. L’homme n’est pas parfait dans le sens où l’animal est parfait, extrêmement parfait. Sa perfection ne lui vient pas d’une qualité ou propriété inhérente à son être ( instinct) mais de l’usage qu’il fait de son entendement et de sa volonté. Apercevant en lui l’imperfection inhérente à son être ( désir, erreur), il cherche le moyen de corriger cette imperfection et le trouve dans l’obligation qu’il se donne à lui-même d’être attentif. L’attention (cette prière naturelle de l’esprit, selon la célèbre expression de Malebranche) est l’acte ( à la fois passif et actif) où se concentre la potestas ad opposita qui spécifie le libre arbitre. Cet acte est aux antipodes de la nature : naturellement l’esprit est dispersé, passant d’une chose à une autre, distrait par le moindre événement. Pour qu’il se rende attentif il faut aller contre cette tendance naturelle à la dispersion, à la distraction, s’imposer une discipline qui consiste à la fois à résister à la distraction et à porter son regard ( acies mentis) sur chaque chose, une à une, selon la prescription que Descartes se donne dès les Regulae. Pour qu’il y ait énumération complète il faut que l’esprit parcoure un à un les termes successifs sans rien omettre. En faisant, dans cette médiation, de cet acte la principale perfection de l’homme, Descartes donne à l’expérience de l’imperfection un avenir en quelque sorte, au lieu de la refermer sur elle-même et de déchiffrer dans ses différents aspects la condition indépassable (et « misérable ») de l’homme. C’est cette expérience et celle de l’erreur qui en est la généralisation qui va servir de révélateur de l’existence en moi d’une puissance (potestas) de correction de cette imperfection par l’exercice de l’attention, qui est en un sens l’acte le plus opposé à l’instinct. Celui-ci est invariable, inattentif à la particularité et c’est en cela que consiste sa force. L’attention est un acte réitéré, autant de fois qu’il le faut, passant d’un point singulier à un autre, sans sauter des étapes. Seul celui qui sait qu’il peut à tout moment se tromper, prendre une chose pour une autre, se laisser piéger par les ressemblances, les analogies, va chercher à se rendre attentif, afin d’éviter la prévention et la précipitation, qui sont des inclinations naturelles de l’esprit, alors que l’attention, sorte de contention de l’esprit (comme le dit Descartes de l’imagination au début de la 6ème méditation), est une conquête de l’ordre sur le désordre.

Entre autres passages de cette 4ème méditation, voici quelques occurrences de ce terme d’attention : « considérant cela avec plus d’attention » ( p. 44) ,« une méditation attentive et souvent réitérée » ( p. 49) ,(j’ai appris aujourd’hui) « ce que je dois faire pour parvenir à la connaissance de la vérité. Car certainement j’y parviendrai si j’arrête suffisamment mon attention ( satis attendam)sur toutes les choses que je concevrai parfaitement »( p. 50)

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5- L’imperfection touche-t-elle aussi l’entendement et par conséquent la connaissance que nous pouvons acquérir ? il semble que sur ce point au moins la perfection est possible et que l’homme grâce à son esprit, aux semences de vérité, aux idées innées etc., peut grâce à la méthode acquérir non seulement de très nombreuses connaissances mais avoir de véritables connaissances, c’est-à-dire des connaissances certaines. Pourtant, le rationalisme de Descartes ( pour reprendre le titre du grand livre de Jean Laporte) est beaucoup moins absolu que celui de ses grands successeurs. En extension comme en compréhension. Descartes pense notamment dans les Principes que grâce à ses principes nous pourrons parvenir à la connaissance de très nombreuses choses, contrairement aux principes de l’École qui n’ont rien produit. Mais déjà ces connaissances, dans le domaine de l’astronomie notamment, sont basées sur des suppositions certes très vraisemblables mais qui demeurent des suppositions car l’esprit humain ne peut savoir comment les choses ont été créées ( et évidemment pas dans quel but, élimination de la vaine recherche des causes finales), il est donc: au lieu de, contraint de recourir à des suppositions. La connaissance est donc une connaissance humaine, certaine dans les limites qui lui sont assignées, du fait de la finitude de notre entendement ( qui est très borné dit Descartes, « la faculté de concevoir …est d’une fort petite étendue et grandement limitée » 4ème méditation, AT IX, p.45 ), et du fait que nous connaissons les effets, car nous les constatons, mais nous ne pouvons que supposer les causes qui les produisent. L’entendement humain n’est pas, comme l’a dit Descartes, dans le conseil de Dieu. Du point de vue de la compréhension la limitation (et donc l’imperfection) de notre entendement est encore plus manifeste. Mis à part la certitude des choses que nous expérimentons en nous, nous ne connaissons des choses extérieures à nous que ce qui est nécessaire pour les distinguer les unes des autres, mais nous ne comprenons pas par notre entendement tout ce qu’il y a dans ces choses, et pas même dans la plus petite de ces choses comme le montre le texte peu cité des 5ème réponses (Alquié, 3, p.808) : « vous ne mettez point de distinction entre l’intellection conforme à la portée de notre esprit, telle que chacun reconnaît assez en soi-même avoir de l’infini, et la conception entière et parfaite des choses ( a conceptu rerum adequato), [c’est-à-dire qui comprenne tout ce qu’il y a d’intelligible en elles], qui est telle que personne n’en eut jamais non seulement de l’infini, mais même aussi peut-être d’aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu’elle soit ( quale nemo habet, non modo de infinito, sed nec forte etiam de ulla alia re quantumvis parva) » ). Ce texte n’est pas unique. Dans les 4ème réponses ( AT XI, p. 172) , Descartes fait une distinction très importante entre la connaissance complète d’une chose et la connaissance d’une chose comme chose complète. C’est à cette connaissance-ci que sert l’idée claire et distincte : à nous faire reconnaître une chose et à ne pas la confondre avec d’autres. L’idée claire et distincte n’est pas une idée adéquate au sens spinoziste, l’idée c’est la chose en tant qu’elle est l’objet de l’entendement, et non pas la chose telle qu’elle est dans l’entendement divin, ou telle qu’elle est en soi. Rien de tel chez Descartes que la vision des vérités éternelles en Dieu, ou que l’idée d’une connaissance adéquate. L’évidence n’est pas un équivalent de l’adéquation. La clarté et la distinction sont les marques du vrai pour nous, au regard d’un entendement tel que le notre, humain et fini1. C’est pourquoi Descartes a dû dans une lettre célèbre rappeler à un correspondant ( Silhon, lettre de mars ou avril 1648, AT V, p.136-138 ) l’imperfection de notre entendement et de la connaissance à laquelle il peut parvenir par ses propres forces. Il distingue et oppose radicalement la connaissance intuitive de Dieu en la béatitude de celle que nous en avons maintenant ( dans cette vie, comme celle acquise dans la 3ème méditation). La différence, dit Descartes, n’est pas dans le plus ou le moins : notre connaissance de Dieu n’est pas moins claire que celle que nous pouvons espérer avoir dans la béatitude, elle en est entièrement différente, c’est le mode de la connaissance qui diffère, et non son degré. « La connaissance intuitive est une illustration de l’esprit, par laquelle il voit en la lumière de Dieu les choses qu’il lui plait lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n’est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la divinité » ( p.136). On notera qu’il n’y a pas d’idée ici, mais une impression directe : l’idée ( et la nécessité de recourir aux idées que nous avons des choses pour les connaître) est pour Descartes toujours ( et seulement) une perception de l’esprit, l’homme n’a pas comme l’animal une connaissance instinctive, directe et sans idée, il n’a pas non plus une connaissance intuitive comme en la béatitude, c’est-à-dire sans idée, directe, elle aussi. Descartes précise alors quelles sont les limites et l’imperfection radicale, indépassable de la connaissance humaine. Le texte continue ainsi : « Or toutes les connaissances que nous pouvons avoir de Dieu sans miracle en cette vie, descendent du raisonnement et du progrès de notre discours, qui les déduit des principes de la foi qui est obscure, ou viennent des idées et des notions naturelles qui sont en nous, qui, pour claires qu’elles soient, ne sont que grossières et confuses sur un si haut sujet. De sorte que ce que nous avons ou acquérons de connaissance par le chemin que tient notre raison, a, premièrement, les ténèbres des principes dont il est tiré, et, de plus, l’incertitude que nous éprouvons en tous nos raisonnements » ( p. 137)2. On peut être surpris de lire incertitude sous la plume de Descartes. Les raisonnements de métaphysique ne sont-ils pas encore plus certains que ceux de la géométrie ? oui, mais tous ces raisonnements se tiennent à l’intérieur des limites imprescriptibles de l’entendement ( et donc de l’homme) qui font que notre connaissance, aussi certaine soit-elle, est une connaissance humaine, seulement humaine, c’est-à-dire imparfaite, nécessitant un travail ( la progression du raisonnement, « la force de l’argumentation [qui] est une machine souvent défectueuse » dit Descartes à la fin de cette lettre ), une attention ( ne pas prendre une chose pour une autre), un examen pour se délivrer des fausses opinions. Eh bien c’est seulement à la condition de savoir que nous ne sommes pas par nature dans la vérité, que nous devons procéder par méthode parce que nous sommes sujets à l’erreur et à l’illusion, donc c’est à condition de reconnaître préalablement l’imperfection de l’homme ( et de sa connaissance), que nous pouvons acquérir une perfection ( celle définie par la 4ème méditation dont nous sommes partis), perfection humaine parce qu’elle dépend de l’usage que l’homme fait de ses facultés. Ce n’est donc ni l’imperfection ni la perfection qui caractérisent la nature de l’homme, mais c’est l’acquisition d’une perfection rendue possible par la reconnaissance de notre imperfection. C’est pourquoi le généreux cartésien n’est pas un « homme parfait » comme ces faux dévots qui se croient amis de Dieu, il est même tout le contraire de ces hommes qui se croient parfaits parce qu’il est conscient, plus qu’aucun autre, de l’imperfection de notre nature et de la nécessité d’y remédier par une réflexion sur soi et par la résolution de faire toujours un bon usage de son libre arbitre, perfection principale de l’homme parce qu’elle n’est que l’indication d’une tâche et non le signe d’une élection. L’homme n’est pas l’élu de Dieu.

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6- Dernier temps, l’homme généreux. La vertu de la générosité suppose la reconnaissance de l’imperfection de l’homme (qui n’est ni un Dieu, ni un sujet de Dieu). Cette passion qui dérive de la passion primitive de l’admiration a pour cause l’usage de notre libre arbitre, et rejoint en cela la découverte métaphysique de la principale perfection de l’homme. Il y a donc une continuité entre la question de l’erreur qui est comme la ratio cognoscendi de la liberté et celle de l’estime légitime de soi que Descartes nomme la générosité. La générosité, vertu et aussi passion, n’affecterait peut-être pas l’homme comme elle le fait si elle était une vertu et non pas aussi une passion. Ceux qui ne sont pas naturellement généreux peuvent « exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité » (Passions de l’âme, art. 161). Sans doute qu’un ange ou un homme qui serait parfait n’aurait pas besoin d’être affecté par la représentation de cette idée pour adhérer à cette vertu. Mais il faut surtout noter dans l’exposition qu’en fait Descartes le caractère électif et sélectif de la générosité : « je ne remarque qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer… il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre » (art. 152) ; « la vraie générosité.. consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne... » (art.153) ; « à comparaison de la bonne volonté pour laquelle seule ils s’estiment » (art.154) ; « quelle que puisse être la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre » (art.158, j’ai souligné le caractère restrictif de ces énoncés). Le caractère propre de cette vertu est de mettre entre parenthèses toutes les autres vertus ou perfections ou biens : les vertus morales comme les vertus intellectuelles, les grandeurs sociales (pouvoir, honneurs, richesses), les perfections de l’homme sur lesquelles les penseurs de la renaissance ont fondé l’humanisme… Descartes met tout cela entre parenthèses comme par le doute il a mis toutes les opinions en suspens. Reste alors la générosité, comme reste le fait de douter et ce dont le doute est le signe (désir, manque, imperfection). Poser alors que la générosité ne consiste que dans le fait de s’estimer soi-même seulement pour l’usage que chacun fait de son libre arbitre ne revient-il pas à dire que c’est parce qu’on est capable d’estimer moins ce qu’on possède par nature ou par mérite social que ce qui n’est pas une perfection positive mais l’usage du libre arbitre que l’on est un homme généreux ? Pourquoi usage ? parce que le libre arbitre n’existe que si on l’exerce, au jour le jour, petit à petit, que ce n’est pas une garantie à vie ou une perfection inhérente à notre être, parce qu’on peut aussi perdre « par lâcheté les droits qu’il nous donne » (art.153 ).

Comme le généreux suspend la considération des autres biens ou perfections pour ne considérer que cette capacité, chez lui et chez les autres hommes, du coup il étend aux autres cette capacité à user de son libre arbitre et à ne s’estimer que pour cela. Il ne voit alors plus les différences de rang et de perfection objective entre les hommes, il ne voit que des hommes, également capables de se servir de leur libre arbitre et de ne s’estimer que pour l’usage qu’ils font de cette capacité.

Une lecture très sectaire de Descartes ne compte pour rien cet aspect universaliste de sa pensée, pourtant explicitement affirmé dans la 6ème partie du Discours (c’est ne rien valoir que de n’être utile à personne, et autres formules sur le devoir d’utilité) comme ici. Une partie de la générosité consiste à ne pas s’estimer plus qu’on estime autrui, à poser que nous ne sommes ni inférieurs ni supérieurs aux autres, bref à s’estimer « soi-même comme un autre » (P. Ricœur). Il y a pourtant des différences entre les hommes (art.161) : y a-t-il un concept unificateur d’homme qui serait l’équivalent cartésien de la définition par genre et différence comme animal raisonnable ? Mais la notion d’homme est-elle univoque comme dans les anthropologies ? N’y a-t-il pas des différences entre les grandes âmes et celles qui sont basses et viles ? entre les généreux et les orgueilleux ? il y a des types d’hommes, des façons différentes et même contraires de “faire l’homme”, qui ne forment pas une totalité désignée par le concept générique d’homme. Egalité des esprits, lumière naturelle identique en chacun, oui, sur le plan des facultés (entendement, etc). Mais il y a des différences qui viennent de l’application qu’on en fait, de l’usage bon ou mauvais, mais aussi de ce que les âmes que Dieu a mises dans les corps ne sont pas de même valeur. Mais si le mot de générosité signifie race, famille, lignage, chacun a pourtant la possibilité de changer la donnée naturelle et devenir généreux alors qu’il ne l’est pas de naissance (art. 161). Une bonne institution peut compenser l’absence de disposition naturelle. C’est là la vraie différence, et elle semble irréductible : reconnaître que le libre arbitre est la principale perfection de l’homme, s’estimer donc pour l’usage qu’on en fait et non pour ce que nous n’avons pas acquis par nous-mêmes. N’est-ce pas cela, philosophiquement au moins, l’essence de la démocratie ?

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On peut très légitimement se demander si la conception cartésienne de la générosité exposée notamment dans les Passions de l’âme et reposant sur le bon usage du libre arbitre n’emprunte pas sa certitude à la détermination métaphysique de la puissance de juger comme principale perfection de l’homme établie à la fin de la 4ème méditation. Auquel cas ce n’est pas la morale qui serait présente dans la métaphysique mais la métaphysique dans la morale. Mais cette formulation (dans les deux sens) est-elle adéquate au regard d’une philosophie dont l’ordre est moins de nature architectonique (malgré la comparaison avec l’arbre) que de nature méthodologique ? d’où le caractère normatif et prescriptif, qui va avec la référence renforcée à « moi », responsable de l’usage que je fais de ma liberté et pour cela de l’erreur ou du péché que je commets parce que je n’observe pas la méthode, parce que je ne fais pas assez attention au contenu de l’idée que mon entendement me représente ( mais ce n’est pas l’entendement qui est attentif, c’est « moi », l’homme qui juge et choisit par lui-même). D’où les références fréquentes à l’attention dans la 4ème méditation et, comme par effraction, les références à l’homme ( et non plus seulement l’esprit) : on peut alors parler comme le fera Ricœur en s’appuyant sur la réflexion métaphysique de cette méditation d’une liberté seulement humaine, c’est-à-dire d’un pouvoir que l’homme trouve en lui, dans son expérience intérieure, et non par un raisonnement démonstratif auquel ( comme Kant le montrera) on peut opposer un raisonnement tout aussi démonstratif mais en sens contraire3. C’est en ce sens que la liberté ne fait pas partie des principaux points de la métaphysique, n’est pas l’objet d’une démonstration, n’est pas du ressort de la science ( au sens le plus large du terme), mais de la morale ( au sens, bien plus singulier qu’on ne croit, où Descartes a conçu, sans doute très tôt dans sa carrière, cette « matière » ). La signification de la notion d’homme est morale plus qu’ontologique ou métaphysique. “Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes” : cette célèbre phrase de Descartes qui lui est souvent reprochée parce qu’elle témoignerait d’un mépris pour la condition enfantine, veut plutôt dire qu’être homme est une tâche, une direction, l’objet d’une résolution plus qu’une nature ou une essence toute constituée. Elle indique la sortie de la minorité, condition où l’homme (enfant ou adulte) est gouverné par ses appétits et ses précepteurs.

1Voir aussi l’art. 35 de la 1ère partie des Principes de la philosophie: « l’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée ».

2Voir aussi Réponses aux 1ères objections: « toutes les fois que j’ai dit que Dieu pouvait être connu clairement et distinctement, je n’ai jamais entendu parler que de cette connaissance finie et accommodée à la petite capacité de nos esprits » (AT, XI, p.90).

3P.Ricoeur, Philosophie de la volonté, 1-Le Volontaire et l’Involontaire, Points, 2009 [1950], conclusion, p. 601-605. Je me permets de renvoyer à mon étude “La liberté du regard” dans Liberté cartésienne et découverte de soi, Encre marine, 2010, p. 55-82.

Received: November 17, 2020; Accepted: December 30, 2020

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