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Educação e Filosofia

Print version ISSN 0102-6801On-line version ISSN 1982-596X

Educação e Filosofia vol.34 no.72 Uberlândia Sept./Dec 2020  Epub Feb 03, 2022

https://doi.org/10.14393/revedfil.v34n72a2020-59283 

Dossiê A ideia de homem em Descartes

L’admiration comme principe phénoménologique de la subjectivité humaine

A admiração como princípio fenomenológico da subjetividade

Admiration as a phenomenological principle of human subjectivity

*Doutor em Filosofia pela Universidade de Paris-Sorbonne. Professor Pesquisador no Instituto de Filosofia e de Sociologie na Academia Polonesa de Ciências. Professor visitante estrangeiro no Instituto de Filosofia da Universidade Federal de Uberlândia (UFU). E-mail: wojciech.starzynski@entre.pl


Résumé

Le texte est une tentative d'analyse phénoménologique (principalement inspiré de Ricœur) du thème de l'admiration, que Descartes dans les Passions de l’âme décrit comme passion première et principale. Envisagé comme principe de la subjectivité, cette passion expliquerait l'accès non théorique au monde et à soi-même, et permet de comprendre la constitution du sujet passionnel. En analysant ce sujet, appelé par Descartes l'union de l'âme et du corps, les catégories traditionnelles d'attention, d'imagination et enfin de volonté et de temporalité se trouvent profondément reformulées. Dans le mode admiratif spécifique d’un tel sujet, qui se caractérise par interaction dynamique de l'âme et du corps, on peut parler des étapes successives de la vie passionnée, au sein de laquelle émergent les autres passions “principales” (l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse), pour trouver enfin son accomplissement dans une expérience éthique de la générosité.

Mots-clés: passion; admiration; union de l’âme et du corps; Descartes; Ricoeur

Resumo

O texto é uma tentativa de análise fenomenológica (principalmente inspirada por Ricoeur) do tema da admiração, que Descartes n’As paixões da alma descreve como paixão primeira e principal. Considerado como princípio da subjetividade, essa paixão explicaria o acesso não teórico ao mundo e a si mesmo, e permite compreender a constituição do sujeito passional. Analisando esse sujeito, chamado por Descartes a união da alma e do corpo, as categorias tradicionais de atenção, imaginação e, enfim, de vontade e temporalidade se encontram profundamente reformuladas. No modo admirativo específico de um tal sujeito, que se caracteriza pela interação dinâmica da alma e do corpo, podemos falar das etapas sucessivas da vida apaixonada, ao seio da qual emergem as outras paixões « principais » (o amor, o ódio, o desejo, a alegriae a tristeza), para encontrar, enfim, sua realização numa experiência ética da generosidadade.

Palavras-chave : paixão; admiração; união da alma e do corpo; Descartes; Ricoeur

Abstract

The text is a phenomenological analysis (mainly inspired by Ricœur) of the theme of admiration, which Descartes in the Passions of the Soul describes as a first and main passion. Considered as a principle of subjectivity, this passion would explain the non-theoretical access to the world and to oneself, and allows us to understand the constitution of such passionate subject. Analyzing this subject, called by Descartes the union of the soul and the body, the traditional categories of attention, imagination and finally, those of will and temporality are deeply reformulated. In the specific admiring mode of the subject, which is characterized by dynamic interaction of the soul and body, we can speak of the successive stages of passionate life, in which emerge the other “principal passions" (love, hatred, desire, joy and sadness), to finally find its culmination in an ethical experience of generosity.

Key words: passion; admiration; union of the soul and body; Descartes; Ricoeur

Le thème de l'admiration, de la surprise, de l'étonnement est présent dans la philosophie au moins depuis Platon. Ainsi Socrate dans Théétète affirme que „c’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves”1. Le thème a été repris par Aristote dans la Métaphysique:

“C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance.” 2

Chez Descartes le terme en question réapparaît et traverse toute l'œuvre du philosophe pour devenir finalement une notion-clé de sa théorie des passions. Dans son cas, il ne s'agit plus d'expliquer la genèse de l'acte de philosopher mais d'une manière plus fondamentale de décrire un phénomène décisif pour la constitution de la subjectivité qu'on nommera passionnelle. On dira également à titre d'une hypothèse que pour le dernier Descartes, le phénomène de l'admiration est celui qui ouvre au sujet l'accès originaire au monde, à soi-même, et peut-être même au-delà. Le point culminant de cette théorie sera de reconnaître dans l’expérience de la générosité un type spécial de l’admiration qui marquera l’accomplissement du sujet en tant que sujet humain à la fois dans une dimension individuelle et collective en établissant ce que nous pouvons appeler une communauté des généreux.

Dans ce texte, on entreprendra une lecture croisée de ce thème par exposer les enjeux phénoménologiques de la pensée de Descartes en suivant et en s'inspirant du travail déjà fait par des phénoménologues. Sans nul doute, la référence à Descartes faite par Husserl (dont les sources remontent au cartésianisme de Brentano et de son école, ainsi que du néokantisme) a mobilisé un nombre des phénoménologues français à examiner et à approfondir la question. Malgré des apparences et contre certaine opinion habituelle, Descartes intervient dans ce contexte moins comme un repoussoir à battre mais plutôt comme un partenaire dans le débat sur les choses mêmes, comme un phénoménologue avant la lettre. Dans le cadre du thème de l'admiration qu'on aborde ici, on s'appuiera bien entendu sur les textes classiques de la dernière période de Descartes, en privilégiant le traité des Passions de l'âme, le texte de 1649 qui représente l'exposé de la position de sa pensée tardive la plus systématique et développée, mais en même temps on suivra de près l'usage qu'en fait pour élaborer sa propre philosophie de la volonté, Paul Ricœur.

Tout en suivant ce principe de lecture, je voudrais montrer que Descartes a ouvert une voie d'un dépassement de la compréhension du monde selon la méthode objective qui avait caractérisée ses ouvrages antérieures, et dont l'attribut principal de l'étendue assurait l'homogénéité. Cette fois le monde ne serait plus décrit à partir des concepts de la physique mais il s'agira d'une description faite en première personne qu'on peut qualifier de plein droit phénoménologique. Le premier pas dans cette direction Descartes fait sans doute déjà dans les Meditationes en introduisant le cogito défini comme l'ego sum ego existo, en le décrivant par l'énumeration des modi cogitandi de la res cogitans et ainsi en développant les descriptions faite en première personne d'une subjectivité qui se découvre fini, qui est précédé par infini, qui fait l'expérience de sa liberté etc. Le pas suivant et aussi décisif - toujours dans les Méditations - a été l'introduction de la subjectivité de meum corpus comme l'union de l'âme et du corps dans la Méditation VI.

Tout en suivant ce chemin, et en faisant face aux difficultés de description de cette nouvelle subjectivité incarnée qui vit dans le monde sans se poser plus la question s'il existe ou non, Descartes, dans sa dernière période, rédige le Traité des passions, où il indique une passion première et ainsi principale qui est celle d’admiration. Il la définit dans l'article 53 du traité:

Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant ou bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est convenable ou s’il ne l’est pas, il me semble que l’admiration est la première de toutes les passions. Et elle n’a point de contraire, à cause que, si l’objet qui se présente n’a rien en soi qui nous surprenne, nous n’en sommes aucunement émus et nous le considérons sans passion.3

Remarquons que la notion de la passion suppose une subjectivité qui radicalement change son statut par rapport au sujet-opérateur des idées claires et distinctes, de la Mathesis universalis dans le langage de Descartes, et aussi modifie ou plutôt concrétise le cogito des Meditationes entendu comme principe métaphysique de l'être, où il intervient déjà comme fondement des cogitationes étant identifié ontologiquement quelque part entre l'être et le non-être. Il s'agit d'une subjectivité dont le propre est sa vie passionnelle situé déjà dans le monde par le fait de l'union de l'âme et du corps. Cette vie se caractérise d'abord par l'exercice de la première des passions, celle de l'admiration, constituant ainsi cette subjectivité. Notons qu'avec l'admiration, Descartes introduit aussi les notions de la surprise et de l'étonnement. L'ensemble de ces trois notions qu'on peut considérer comme à un certain point interchangeables, constitue non seulement un fond expérientiel de sa thèse mais aussi un nouveau type de connaissance. La passion déclenchée par l'expérience d'admiration décrit le premier accès au monde qui n'est pas encore réfléchi mais seulement vécu, et qui relève d'une certaine évenementialité déterminée par le phénomène advenant.

Pourtant une question se pose concernant le statut de la passion première, étant donné que Descartes pour décrire cette expérience fait recours au langage intellectualiste, celui de l'objet et de la connaissance. Faut-il considérer cette étape comme une retombée aux problèmes internes de sa pensée antérieure ou plutôt comme une reformulation faite pour revenir à la dimension humaine de la subjectivité entendue ici comme un fait à expliquer, celui de l'union « substantielle » de l'âme et du corps ? Nous nous reviendrons sur ce point.

Ainsi la subjectivité passionnelle vit dans un monde, dont elle originairement fait épreuve, et dont elle ne peut pas en aucun cas s'abstraire, étant surprise par des « objets » qui adviennent à elle. D'autre part, ce monde à la fois vécu et advenant la constitue, selon un ordre discontinu des surprises, et toujours selon une temporalité imposée par elles. A l'encontre de l’ego de la Méditation II, le sujet passionnel ne se pose plus des questions de l'existence, mais au contraire, c'est par l'expérience de l'admiration que le sujet passionel l'assume en se constituant comme existant. C'est par admiration que le monde lui apparaît, le monde chaque fois vécu sous l'aspect de l'objet surprenant. On pourrait maintenant dire que le monde de la subjectivité passionnelle se déploie selon un mode propre qui serait différent de l'objectivation (au moins dans le sens kantien), il se déploierait selon un rythme des admirations consécutivement ressenties par elle. En ce sens la subjectivité passionnelle serait tout sauf auto-suffisant, vivant de ce qui vient à elle d'ailleurs, de ce dont elle est surprise et ce qu'elle admire. Chaque subjectivité se constituerait ainsi à partir des surprises vécues dont chacune ouvre et remplit une temporalité spécifique. La définition indéterminée et vaste de l'admiration suggère qu’il s’agit ici d’un principe transcendantal ouvert qui n'impose pas d'avance des limites aux « objets » d'admiration possibles.

L'article suivant du traité établit de près une structure générale de la subjectivité passionnelle qui en un premier temps se découvre surprise par l’objet d’admiration donc se caractérise par une certaine passivité, mais en un second temps, réagit à l'étonnement par l'acte d'estimation de cet objet:

A l’admiration est jointe l’estime ou le mépris, selon que c’est la grandeur d’un objet ou sa petitesse que nous admirons. (...); d’où viennent les passions, et ensuite les habitudes (...).4

Il est remarquable que Descartes tout en indiquant la passivité essentielle de la subjectivité passionnelle, inclut la subjectivité elle-même au nombre des objets possibles de l'admiration, ce que revient à dire que le monde originairement vécu par les passions serait déjà « habité » par le je l'éprouvant. Il faut tout de même souligner que même dans l'état de l'admiration de soi ou plus exactement, et suivant la nomenclature cartésienne, dans l'état de l’estime de soi, le sujet ne parvient jamais à une connaissance transparente de lui-même, à l'idée de soi qui serait claire et distincte.

Esquissons la structure développée par Descartes : la subjectivité passionnelle se constitue au moment et à partir du phénomène de l'admiration par l'objet qui paraît à elle extraordinaire, ce phénomène primaire se multiplie par le nombre des objets admirables qui constituent les points de référence pour un monde en le colorant et l'orchestrant chaque fois sous différents aspects. En même temps chaque admiration effectivement vécue ouvre une temporalité qui se déploie suivant des lignes des passions principales. Suivant cette temporalité et selon ses différentes figures, l'admiration qui peut être considérée jusqu'ici comme un phénomène fugitif et quasi instantané se transforme ensuite en un processus dont l'objectivation rationnelle fait une des variantes, et qui dans une dimension plus large décide d'une telle ou telle perception du monde ou de soi-même dont résultent ensuite des décisions prises, des projets entrepris, des attitudes, des habitudes ou des comportements vis-à-vis du monde etc.

Dans l'article 70 des Passions de l'âme Descartes revient à la tâche de définir ce qu’est l’admiration mais cette fois il met son accent sur le fonctionnement plus concret de ce qu'il appelle dès la Méditation VI, l’union de l’âme et du corps. Ainsi, dans la surprise de l'admiration, c'est la subjectivité comme union des deux éléments constitutifs et irréductibles l’un à l’autre qui est à l'œuvre, et ce n'est que cet union qui rend possible la phénoménalisation spécifique de ce phénomène. Citons-le dans son intégralité :

L’admiration est une subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires. Ainsi elle est causée premièrement par l’impression qu’on a dans le cerveau, qui représente l’objet comme rare et par conséquent digne d’être fort considéré ; puis ensuite par le mouvement des esprits, qui sont disposés par cette impression à tendre avec grande force vers l’endroit du cerveau où elle est pour l’y fortifier et conserver ; comme aussi ils sont disposés par elle à passer de là dans les muscles qui servent à retenir les organes des sens en la même situation qu’ils sont, afin qu’elle soit encore entretenue par eux, si c’est par eux qu’elle a été formée.5

Paul Ricoeur qui dans sa Philosophie de la volonté 1 s'est inspiré largement de l'entreprise cartésienne de la théorie des passions et qui l'a considéré comme une phénoménologie de plein droit peut nous servir ici de guide :

C'est au Traité des passions de Descartes que nous devons le principe de notre description (…) Alors que la psychologie moderne fait sortir émotion d'un choc et la décrit comme une crise, Descartes la fait procéder de la surprise et la décrit comme une incitation à agir6.

Et un peu plus loin :

la surprise est l'attitude émotive la plus simple et pourtant elle contient déjà toute la richesse de ce qu'on peut appeler le phénomène circulaire entre la pensée et le corps. Dans la surprise le vivant est saisi par l'événement subit et nouveau, par l'autre. C'est par le saisissement que la durée est colorée, que les choses nous touchent, qu’il arrive quelque chose, qu’il y a des événements7.

Comment fonctionne cet union qui pour Descartes ne se laisse pas réduire au parallélisme des deux instances séparées? Dans l'article 70 qu'on vient de citer, Descartes parle non seulement d'une part de l'âme qui est surprise, et d'autre, de l'impression dans le cerveau mais aussi en rendant la description plus concrète, il mentionne aussi l'acte de l'attention spontanée et non réfléchie portée à l' « objet » déterminé ; et finalement, il indique une disposition donnée aux muscles, ce qu'il faut entendre comme une incitation à une réaction corporelle à l'objet admiré, un signe donné à se mouvoir, à agir. Ricœur dans le contexte de sa discussion avec des psychologies naturalistes ou behavioristes, et toujours en se référant à Descartes, affirme :

la surprise est beaucoup plus compliquée qu'un réflexe (…) Le nouveau n'agit pas sur le corps à la façon de la douleur. (…) L'émotion se nourrit du retentissement corporel ; le choc du connaître est sur le trajet de reflux du tressaillement et de la stupeur corporelle sur la pensée. (…) Le fait primitif de l'étonnement, c'est que par le corps l'attention est ravie et un objet s'impose à la pensée. Dès lors la pensée incarnée n'est plus jamais punctiforme ni réduite à glisser indéfiniment sur les choses sans s'y arrêter.8

Retenons que Descartes met en place ici une théorie de la connaissance en réintroduisant la notion de l'attention. La question qu'on vient de poser revient : Descartes ne tombe-t-il pas ici dans un intellectualisme, ou au contraire, arrive-t-il à élargir sa pensée du cogito aux dimensions d’un sujet incarné, finalement humain, disposant d’une connaissance d’un autre type? Il semble que ce soit bien le cas ici parce l’attention dont il parle s'installe et intervient suite à la surprise de l'admiration en fixant les limites dans une durée correspondant dans lesquelles un objet apparaît. Mais cette fois, l’objet n'est pas du tout visible sur le mode clair et distinct, mais plutôt selon l'imagination. Ricœur parle justement sur ce point du « caractère universellement imageant de l’attention. Faire attention c'est voir au sens très large, non intellectualiste (…) l'attention opère dans cette ambiance intuitive où sont essayées les valeurs les plus abstraites »9. S'il en était ainsi, il faudrait parler d'abord du caractère essentiellement passif de l'attention qui à l'occasion de l'apparition de l'objet surprenant en quelque sorte assiste au surgissement spontané des images. Cette passivité signifierait une attitude interrogative et accueillant de l'objet admirable qui dans un second temps pourrait éventuellement se transformer dans un acte qui opère une clarification détachant la figure du fond perçu. Ricoeur va jusqu'à affirmer que d'autant plus le moment passif d'attention déployant sa propre temporalité est ici respecté, d'autant plus, l'objet apparaît dans sa vérité (en y faisant allusion à la théorie de l'erreur de la Méditation IV où l'erreur est toujours lié soit à une précipitation, soit à la défaillance de la mémoire). Ainsi « le vrai nom de l'attention n'est pas anticipation mais étonnement »10.

Une autre question doit être posée : quelle serait-elle la fonction du corps dans tout le dispositif de l'admiration ? Ricoeur répond en cartésien : « le corps amplifie et magnifie l'instant du penser, en lui donnant pour épaisseur de durée le temps de saisissement du corps ; par la surprise une pensée s'impose en quelque sorte physiquement »11.

En fin de compte la structure dynamique de la subjectivité passionnelle qui est l'union de l'âme et du corps dans ses différents aspects se tient et s'achève par son accomplissement dans et par l'acte de la volonté. Cet acte qui ne signifie point une décision abstraite prise dans le vide mais comme le montre la structure complexe du sujet passionnel, il faudrait plutôt le considérer comme une réponse au phénomène préalable de l'attention spontanée et irréfléchie. Comme le note avec justesse Ricœur :

toute attention volontaire doit-elle se reprendre sur une première attention qui est involontaire et doit se faire aussi effort musculaire : l'attention involontaire ayant pour résonateur toute l'épaisseur viscérale et une certaine stupeur musculaire, l'attention volontaire qui la mobilisera ou qui s'y opposera aura elle aussi sa composante musculaire.12

Ce caractère double à la fois passif et actif de la subjectivité concerne finalement et essentiellement la volonté qui se propage sur tout le corps. Il faut souligner que Descartes met aussi l'accent sur l'aspect aperceptif de tout le dispositif. Finalement on peut parler d'une aperception imaginative ou passionnelle qui sera un composant de chaque acte de volonté. Pour prendre une décision, il faut d'abord consentir, céder (soit s’opposer) à l'admiration, et ensuite maintenir ce type d’attention à l’objet insistant. L’attention prolongée ainsi se nourrit des images, d’une perception qui serait soit de l'objet concerné, coloré sur le mode passionnel, soit de la subjectivité elle-même qui en est affectée et qui l'incite à l'action. Ainsi dans l'article 19 des Passions Descartes affirme que

Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l’âme pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l’âme pour cause sont les perceptions de nos volontés et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions par même moyen que nous la voulons ; et bien qu’au regard de notre âme ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois, à cause que cette perception et cette volonté ne sont en effet qu’une même chose, la dénomination se fait toujours par ce qui est le plus noble, et ainsi on n’a point coutume de la nommer une passion, mais seulement une action.13

Les passions principales

Suite à l'introduction de la passion première de l'admiration, Descartes énumère des passions principales. On peut y voir une manière de concrétiser la subjectivité passionnelle et de montrer la dynamique d'un processus circulaire qui passe d'une passivité à une activité. Il ne faudrait donc pas l'interpréter au sens d'une énumération de type logique, comme si elle formait un schéma conceptuel complet. Elle aurait plutôt pour fonction de rendre compte de la dynamique vitale de la subjectivité nouvelle, liée sans doute à une tension continuelle et un écart fondamental de l'âme et du corps, étant toujours imprégnée de l'admiration qui ainsi accomplissait son caractère primaire. Ainsi chaque passion principale garderait une marque de l'admiration tout en la développant et accomplissant selon ses différentes figures et les phases consécutives. S'il ne faut pas entendre l'énumération des passions faite par Descartes d'une manière logique, faut-il les entendre phénoménologiquement ? S’agirait-il des étapes successives de la vie subjective qui se déploient et se succèdent l'une après l'autre ?

De ces passions « simples et primitives », Descartes affirme qu’ “il n’y en a que six qui soient telles ; à savoir : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse”14.

Essayons à présent de les parcourir brièvement. Quant au couple l'amour-la haine, Descartes définit la prémière dans l'article 79 comme « une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables”15. Nous retenons ici le moment proprement corporel et physiologique dû au « mouvement des esprits », et d'autre part, le moment d'un jugement estimatif ou valorisant fait par rapport à l'objet - bien entendu accessible sur le mode imaginatif déclenché par admiration. Suivant l’article 74 où Descartes dit que « l’utilité de toutes les passions ne consiste qu’en ce qu’elles fortifient et font durer en l’âme des pensées”, on pourrait à notre tour constater que dans l'émotion de l'amour (et respectivement de la haine) la valorisation provisoire ou l'estimation qui se fait de l'objet de l'admiration a toujours son côté du vécu fort affectif qui est plus ou moins « amplifié » par le corps. Il faut y retenir aussi la distinction faite par Descartes entre l'amour et le désir. Dans le cas de l'amour, il s'agit selon Ricoeur d’ « une émotion non militante et en quelque sorte contemplative »16, d'où la volonté propre à l'amour signifie « jonction » ou « séparation » avec l'objet présent toujours au niveau de l'imagination. Avant le passage à l'action en vue de l'union effective avec l’objet soit de la possession d'un bien, le sujet se retrouverait au milieu d'un monde polarisé par l'amour et la haine qui serait ainsi directement senti et vécu.

Par le mot de volonté, je n’entends pas ici parler du désir, qui est une passion à part et se rapporte à l’avenir ; mais du consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime, en sorte qu’on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre17.

Ce tout imaginé et ressenti se constitue dans un arrêt contemplatif plein d'éblouissement qui ouvre une sorte d'anticipation. Cette anticipation, dit Ricoeur, « couvre l'éventail des biens et des maux humains : l'amour de la gloire, de l'argent, de la lecture etc. (…) C'est de tout mon corps que j'aime la musique et même Dieu. (…) Mon corps est la plénitude et la chair de cette anticipation même »18.

Dans le cas du désir, dont le propre est « une agitation de l’âme causée par les esprits qui la dispose à vouloir »19, on passe décidément vers l'acte qui vise la possession de l'objet désiré en l'anticipant d'une manière bien plus proche. « Cette agitation, note Ricœur, vient enfler mon jugement et en fait cette qualité originale du Cogito par quoi je suis prêt à un ton plus proche de l'action que dans une simple inspection par l'esprit du problème proposé à mon initiative »20. On peut parler d’une violence du désir parce « qu’il agite le cœur plus violemment qu’aucune des autres passions, et fournit au cerveau plus d’esprits, lesquels, passant de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles”21. Le corps dans un tel état de la mobilisation dont la fonction est d'«entretenir et de fortifier »22, « devient plus agile et plus disposé à se mouvoir qu’il n’a coutume d’être sans cela”23.

Le processus vital des passions principales se clôt pour Descartes avec les passions de la joie et de la tristesse. Ainsi « la considération du bien présent excite en nous de la joie”24 où « la joie est une agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien. Je dis que c’est en cette émotion que consiste la jouissance du bien”25. Il faut souligner que Descartes ne parle pas ici d'une possession du bien désiré en tant que tel mais d'une « représentation » joyeuse, ce qu'indique le mode phénoménologique de cette « possession ». Il faut tout de même entendre la jouissance d'un bien d'une manière absolue comme affectant massivement tout être du sujet. « La joie et la tristesse m'affectent comme être (…) dans la joie, l'être se sent supérieur à sa situation et goûte son succès à l'égard de son propre destin », écrit dans ce contexte Ricœur26. Deuxièmement, Descartes signale à cet occasion une distinction de la joie dont la source est corporelle avec la joie dite intellectuelle : il s'agira selon lui « de ne pas confondre cette joie, qui est une passion, avec la joie purement intellectuelle, qui vient en l’âme par la seule action de l’âme, et qu’on peut dire être une agréable émotion excitée en elle-même, par elle-même, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien que son entendement lui représente comme sien.”27 Cette distinction signifierait-elle un retour à l'ordre de la distinction, et l'abandon du registre de l'union ? La réponse est négative dans la mesure où Descartes précise qu'en considérant l'union

cette joie intellectuelle ne peut guère manquer d’être accompagnée de celle qui est une passion; car, sitôt que notre entendement s’aperçoit que nous possédons quelque bien, encore que ce bien puisse être si différent de tout ce qui appartient au corps qu’il ne soit point du tout imaginable, l’imagination ne laisse pas de faire incontinent quelque impression dans le cerveau, de laquelle suit le mouvement des esprits qui excite la passion de la joie.28

Ainsi il faut conclure que même la passion dite intellectuelle ne serait pas dépourvue d'un composant corporel à la fois imaginatif et physiologique. Ricœur tranche : « Il n'y a pas deux joies, une joie corporelle et une joie spirituelle : toute joie est en réalité joie intellectuelle, au moins confusément, et corporelle, au moins à titre d'esquisse et bien qu'elle esquive dans le corps la possession de bien et de maux le plus souvent étrangers à l'utilité du corps »29. Il faut noter aussi que Descartes fait observer le caractère intersubjectif de la joie à partir de ses caractéristiques corporelles, à savoir “qu’on sent une chaleur agréable qui n’est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties extérieures du corps avec le sang”30. « La joie rend la couleur plus vive et plus vermeille, (...) enfle médiocrement toutes les parties du visage, ce qui en rend l’air plus riant et plus gai.”31

Les volontés, puis les actions possibles entreprises par le sujet incarné culminent dans le procédé du Traité des passions dans le phénomène éthique de la générosité où les admirations prolongés et transformées en bonnes volontés deviennent ensuite les dispositions durables, les « habitus » pour provoquer de nouveau un effet circulaire de la surprise de l'admiration dont cette fois l'objet serait l'exercice de la volonté elle-même. Rappelons-nous que dans l'article déjà cité Descartes parle de l'estime de soi et de ses conséquences32. Dans le contexte de la question de la satisfaction de soi « qu’on acquiert de nouveau lorsqu’on a fraîchement fait quelque action qu’on pense bonne”, elle serait “une passion, à savoir, une espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, parce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes”33.

Bien que le centre de gravité de l'admiration se déplace ici de l’objet externe à la subjectivité, elle ne devient pas par cela ni transparente à elle-même ni en aucun cas narcissique, parce qu'il s'agit toujours d'une temporalité discontinue et instantanée qui y est à l'œuvre et qui rythme la vie subjective passionnelle en orchestrant ses différentes passions. En plus, on pourrait dire que la générosité serait ici plutôt une idée régulatrice qui est tout de même effectivement vécue et ressentie dans les moments-clés de l'instant admiratif. Il faut souligner aussi que la passion de la générosité est par sa nature intersubjective étant donné que les actes de bonne volonté se dirigent toujours dans le monde, principalement aux autres que nous. Ainsi dans l'art. 156 des Passions de l'âme Descartes affirme :

Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. Et parce qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l’envie, (...) ; et de la haine envers les hommes, à cause qu’ils les estiment tous ; et de la peur, à cause que la confiance qu’ils ont en leur vertu les assure ; et enfin de la colère, à cause que n’estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d’autrui, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis que de reconnaître qu’ils en sont offensés.34

Dans la générosité il y aurait une circularité parfaite de l'estime de soi et de l'estime des autres d'où elle peut être considérée comme un remède parfait contre toutes les excès ou les maladies passionnelles. Dans les Passions de l'âme on peut observer un curieux glissement du mode de l'explication qui est initialement physique ou physiologique (donc basé sur la distinction), qui au fur et à mesure du traité se trouve remplacé par des appréciations morales où « il apparaît que nous nous donnons nos passions autant que nous les subissons »35. Ricœur résume : « L'idée géniale de Descartes est d'avoir fait de la générosité une synthèse d'action et de passion. Plus haut peut-être que la complicité de l'effort et de « l'habitus », il salue la fusion du vouloir et de l'émotion dans la « joie ». La joie est l'émotion que je ne peux plus m'opposer (…) elle est la fleur de l'effort (…) dans la joie se réconcilient l'habitude réglée par l'effort et l'émotion immanente à l'effort »36.

Concluons.

Nous avons brièvement parcouru le mouvement central des parties II et III du Traité des passions de Descartes en le considérant comme un développement du phénomène de l'admiration qui ensuite se différencie selon les passions principales de l'amour, de la haine, du désir, de la joie et de la tristesse pour culminer dans leur accomplissement éthique, la générosité. Nous pouvons à ce moment confirmer l'hypothèse de l'élargissement de la subjectivité cartésienne qui tient à sortir du cadre dualiste de la distinction de l'âme avec le corps pour au contraire assumer concrètement leur union. Cet élargissement s'accomplit grâce à une reformulation radicale de la théorie du vouloir et du connaître avec les notions de la volonté, d'attention, de la durée, de l'imagination en liaison avec le corps, qui est dans ce cas le corps « qui est le mien » ; il faut voir dans cette reformulation l'introduction de la dimension existentielle, ce qui revient à dire que le sujet en question se retrouve dans un monde principalement humain qu'il éprouve par les passions principales d'une manière globale et comme ses modes d'être. Ce monde advenant sans preuve comme admirable, l'est essentiellement par les actions de bonne volonté entreprises dans l'espace intersubjectif et en présence des alter ego. Ce qui mène Descartes à privilégier la générosité est le pouvoir « infini » de la volonté à accomplir un saut, un jet d'existence, dans une tonalité plutôt joyeuse où « la liberté s'affirme passionnément elle-même à cause d’elle-même, par respect pour elle-même, se saluant elle-même comme son ultime motif »37.

A partir de cette joie « intérieure » qui résulte de l'accomplissement des actes de bonne volonté, le centre de référence de la subjectivité se déplace de nouveau en marquant une étape nouvelle du mouvement de l'admiration. Ce centre, dit Ricoeur dans la conclusion de son ouvrage et en faisant ainsi allusion à la fin de la Meditatio III, « je ne le suis pas et je ne peux que l'invoquer et l'admirer dans ses chiffres qui sont ses signes épars. (…) Découvrir le Tout comme chiffre de la Transcendance n'est plus choisir, ce n'est plus agir, ce n'est même pas consentir. C'est admirer, c'est contempler. (…) Mes douleurs, qui toujours demeurent inexplicables et scandaleuses, sont surmontées dans l'invocation, dont l'admiration est la figure dans ce monde »38.

1Platon, Théétète 155d, tr. fr. V. Cousin, Paris 1840.

2Aristote, Métaphysique, A 2, 982b 12, trad. fr. J. Tricot, Paris 1981, Vrin.

3Descartes, Passions de l’âme, art. 53, AT XI, 373, 5-17.

4 PA, art. 54, AT XI, 373, 21 - 374, 1.

5 PA, art. 70, AT XI, 380, 18 - 381, 5.

6 P. Ricoeur, Philosophie de la volonté. 1. Le Volontaire et l'Involontaire, Paris 1950, p. 318.

7 Ibidem, 319.

8 Ibidem, p. 320-321.

9 Ibidem, p. 195.

10 Ibidem, p. 201.

11 Ibidem.

12 Ibidem, p. 321-322.

13 PA, art. 19, AT XI, 343, 11-25.

14 PA, art. 69, AT XI, 380, 6-8.

15 PA, art. 79.

16 PhV1, 323.

17 PA, art. 80, AT XI, 387, 18-24.

18 PhV1, 324.

19 PA, art. 86, AT XI, 392, 22-23.

20 PhV1, 332.

21 PA, art. 101, AT XI, 403, 17-18.

22 PA, art. 106, AT XI, 407, 1-2.

23 PA, art. 111, AT XI, 411, 4-5.

24 PA, art. 61, AT XI, 376, 18-19.

25 PA, art. 91, AT XI, 396, 21-25.

26 PhV1, p. 329-330.

27 PA, art. 91, AT XI, 397, 2-8.

28 Ibidem, 397, 9-18.

29 PhV1, 330.

30 PA, art. 99, AT XI, 402, 24 - 403, 1.

31 PA, art. 115, AT XI, 413, 20-25.

32Voir PA, art 54 : « (…) nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mépriser nous-mêmes », AT XI, 373, 23-24.

33 PA, art. 190, AT XI, 471, 19-21.

34 PA, art. 156, AT XI, 447, 22 - 448, 15.

35 PhV1, p. 351.

36 Ibidem, p. 400.

37 PhV1, 115.

38 PhV1, 589-590.

Received: November 17, 2020; Accepted: December 30, 2020

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