Introduction
Le cancer est peut-être la maladie qui isole le plus souvent l’enfant de son école et de son milieu social. Pour essayer d’atténuer la perte scolaire, certains hôpitaux dans le monde, proposent des interventions scolaires aux individus hospitalisés. Nous ne resterons pas sur ce point (conf. Maia-Vasconcelos, 2015), notre objectif étant dans ce travail de donner une perception plus subjective, à savoir, nous nous inquiétons de savoir comment les adolescents ressentent leur vécu de malade chronique grave et quels savoirs ils découvrent pendant la (les) période(s) d'hospitalisation. Nous défendons que tout vécu devient savoir, même si le résultat de ce vécu n'est pas satisfaisant. Suivant la perception de Fikfak (2018), le vécu de tout individu est une expérience particulière dans la totalité de son corps. Nous pouvons élargir ce concept en affirmant que tout vécu est collectif, car cela touche toute l'humanité, même si à l’œil nu, parfois, nous ne nous centrons que sur les différences.
Dans cette étude, qui fait partie d’une recherche plus large1, nous avons focalisé sur les discours des adolescents atteints de cancer, hospitalisés, à propos de l’intervention scolaire proposée à l’hôpital. Parmi les adolescents hospitalisés dans le service de cet hôpital, nous avons choisi cinq adolescents. Cinq personnes. Cinq histoires vraies, cinq destins inconnus. C’est en ce sens que nous considérons que la problématique mérite d’être investiguée en s’appuyant sur des regards socio-éducatifs et sur la diversité des approches de sciences humaines.
Tous les adolescents ont été rencontrés à l’hôpital suivant la méthode de Conversations phénoménologiques (FERNANDES, 2017). C’est dans leurs réalités qui nous sommes allées. Leur parole et la nôtre étaient nos instruments de recherche. Le choix de cette stratégie s’appuie sur le fait que l’école est le milieu social le plus en évidence pour l’adolescent. Alors, nous avons voulu savoir comment cela se passe chez l’adolescent, questionner les hypothèses possibles quant au rôle de la scolarisation lorsqu’il est gravement malade et son rapport au savoir en ce moment si difficile.
Enseignement hospitalier : l’expérience en situations extrêmes
L’enseignement hospitalier est celui qui se réalise dans une institution de santé, clinique ou hôpital, et est dirigé aux individus qui ont subi une rupture dans leur formation. D’après Odile Delorme (2000; p. 35), «L’enseignement aux jeunes malades est plus qu’un apport de connaissances (...) est le garant de son équilibre et de son développement (…)». Fonseca (2008; 2010) définit comme assistance scolaire à l’hôpital ou école hospitalière avec la même signification que celle donnée par l’agence de l’éducation nationale.
Le but est de donner au patient les conditions pour qu’il se sente inséré dans le monde des non-malades, en lui montrant qu’il n’a pas perdu ses capacités d’élève, par des activités qui mettent en jeu ses compétences. Cela peut lui garantir une valorisation de ses connaissances antérieures, évoquer en lui des réflexions à ce propos et l’inclusion sociale.
L’hôpital où cette recherche a été conduite est un hôpital public, dans lequel nous avons développé un travail pendant la période comprise entre 1997 e 2016 dans le secteur d’Oncologie2, qui reçoit tous les jours entre 50 et 60 enfants et adolescents. Dans ce secteur C, en 1995 est né le Projet ABC + Santé, à partir de la demande des enfants hospitalisés qui se plaignaient de ne rien faire pendant le temps d’hospitalisation. Le Projet ABC + Santé est mis en place afin de donner suite aux études des enfants qui restent à l’hôpital pendant des longues périodes et qui ont dû abandonner l’école à cause des fréquentes hospitalisations. Les adolescents concernés dans ce travail sont loin de cette tranche d’âge qui demande des activités pour passer le temps. Il est irréel que l’on puisse proposer des activités scolaires qui n’ont aucun lien avec leur vie. Pour les adolescents, il fallait des activités qui suscitaient de l’intégration avec le monde.
On soupçonne qu’être à l’hôpital et avoir des échanges avec les autres patients permet de voir un peu son problème comme étant aussi celui des autres. C’est là peut-être qui s’opère le recul nécessaire à la compréhension de leur histoire. Le recul cité par Lainé (1998), dans la sixième fonction, de décentration-objectivation: je pars du moi vers l’autrui pour pouvoir me connaitre. Par les conversations le sujet peut avancer vers une nouvelle façon de voir le monde et la maladie. Avoir un cancer signifie être transformé, défiguré, éloigné du quotidien, écarté des amis, comme nous verrons dans leurs récits. Il n’est pas rare de trouver une histoire d’adolescent solitaire, sans amis, sans la vie d’avant, dans un rythme méconnaissable, alors que nous sommes constamment habités par des souvenirs du passé et des rêves pour le futur.
Les traitements contre le cancer ont des caractéristiques agressives et les effets collatéraux sont fréquemment visibles. La chimiothérapie provoque des changements corporels qui peuvent influencer l’autoreprésentation des malades. La manière dont la personne concernée se perçoit peut inciter des changements sur son humeur et une sensation de méconnaissance de soi. La solitude provoquée par l’éloignement de sa propre image comme un individu participant à des multiples activités est une des caractéristiques du cancer et cela provoque un sentiment d’étrangeté chez l’adolescent. S’il ne se reconnaît plus, comment reconnaître les autres et se faire reconnaître par les autres? Cette méconnaissance agit sur l’individu malade comme le manque de droit de savoir sur soi-même ce que les autres savent.
La démarche dialogique pour connaître les sujets
Les adolescents viennent de toutes régions du Ceará. Ils ont entre 14 et 19 ans, garçons et filles, mélangés malgré eux dans les chambres de cet hôpital. Chez tous, la même plainte: la vie et la scolarisation interrompue par la maladie, suivie de l’éloignement des copains, des interdictions diverses, du traitement très lourd et des préjugés de la société.
Depuis le début de la recherche, nous avons pu voir des scènes à ne plus oublier et entendre des paroles très significatives. Le lien formé avec ces personnes est rempli de subjectivité. Ils vivent un moment très spécial, vraiment inouï qui apporte des leçons très profondes sur la vie et sur la fragilité humaine. C’est pourquoi nous avons choisi l’approche narrative clinique, car cette approche révèle le sens de se mettre à l’écoute d’un sujet.
Comme il s’agit d’une démarche continue, il faut dire qu’après la présentation de notre projet aux adolescents et à leurs familles, les rencontres prennent un chemin particulier et individuel. Comme nous avons défendu dans des études antérieures (MAIA-VASCONCELOS, 2010) le vécu est un immense terrain où les apprentissages se réalisent, mais il doit être reconnu comme tel, sous le risque de rester oublié dans un coin infini de la mémoire, caché de tous et notamment de celui qui l’a vécu. Alors, dans notre rôle de chercheurs, nous voyons émerger chez chaque malade des histoires endormies, mais qui, alors réveillées, donnent forme aux réactions de ces personnes. C’est le début de la recherche de savoir et la découverte du rapport à ce savoir nouveau.
Le travail à l’hôpital exige une attention redoublée sur les sentiments d'impotence des individus. Toute faiblesse s’aggrave puisque la maladie provoque une impression d'asthénie physique pénible. Ils sont déjà hospitalisés quand nous les rencontrons. Nous leur expliquons notre projet et leur demandons s’ils acceptent d’y participer. Comme nous avons vu dans les études précédentes (MAIA-VASCONCELOS, 2016), le choc provoqué par le diagnostic incite très souvent une coupure de communication chez les malades, car ils entrent dans la routine de leur traitement, et le rapport avec le personnel soignant n’est pas toujours assuré (MAGALHÃES, 2000).
Les adolescents ne se sentaient pas attirés par l’approche scolaire proposée à l’hôpital, comme nous l’avons remarqué plutôt. Et cela nous est resté très clair lorsqu’un adolescent de 14 ans, victime de leucémie, nous fait la demande suivante: « Je ne veux pas avoir des cours avec toi, je ne veux pas parler d’école en ce moment. Je veux parler de ma vie, de ce qui se passe avec moi, des choses que nous avons apprises depuis mon diagnostic ». L’affirmation du garçon était claire, l’important était de parler de soi. Après cette demande, notre travail a pris un nouveau chemin. Ce chemin vient déterminer le thème de cette recherche : l’importance de parler de soi-même et les savoirs développés en situation extrême.
Nous avons donc tissé ce nouveau chemin. En les écoutant, plusieurs sens ont émergé dans leurs paroles. Des sens que nous allons voir au fur et à mesure dans ce texte. Différemment des enfants, les adolescents avaient un autre but, ils voulaient montrer et voir ce qui se passait chez eux. La maladie dont ils souffraient portait un sens particulier, à la fois, mystérieux et insolite, qu’ils voulaient dévoiler. C’était une plongée dans la subjectivité de ces personnes, un engagement à leur rapport aux multiples savoirs acquis dans l’expérience de la maladie.
Ainsi, des questions se sont formées comme éléments d’orientation de la réflexion :
Qu’est-ce que la scolarisation pour un adolescent gravement malade ?
Quels savoirs reconnaissaient-ils développer pendant la maladie ?
Quels rapports se forment avec les adolescents et le monde pendant la maladie ?
Pour être immergée dans le monde de ces adolescents, nous savions qu’il fallait avoir leur confiance. Ecouter leurs histoires était notre but scientifique. Toutefois, entrer dans leurs rêves et connaître profondément leurs expériences et leurs sentiments, exigeait un rapport d’amitié, démarche de façon générale très mal reçue par les Institutions officielles. Mais le cadre de maladie, la menace de mort, la peur et l’angoisse, nécessitaient un rapport affectif qui dépassait les exigences normatives des institutions. Alors, l’amitié a pris place dans la recherche et cela a été un bon chemin. Les rapports affectifs rendent plus aisés le discours narratif, les aveux, les confessions, les secrets personnels, et aussi l’intimité que le travail d’histoire de vie peut demander. Alors, les histoires se racontent dans le temps, chargées de souvenirs où se mêlent l’angoisse, la peur et l’espoir.
Un adolescent hospitalisé est toujours un adolescent, dans tous ses états, ses doutes et ses ennuis. La maladie le rend possiblement plus émotif, carencé de contacts amicaux. Alors, travailler auprès de ces adolescents malades révèle facilement une approche plus imprégnée d’affection et de sentiments de tendresse.
Pour Philippe Bagros (2001), la maladie est toujours une rupture avec le temps, que ce soit le passé, le présent ou le futur. Du moment que l’on coupe la trajectoire d’un individu, il y a une autre vie qui débute, parfois bien éloignée de l’ancienne, et beaucoup moins agréable. Le commentaire de Bagros illustre bien notre thème, car nos adolescents commencent justement à vivre avec une réalité absolument différente de sa vie d’avant, et en même temps très désagréable, à lutter contre des forces insidieuses et quelquefois incontrôlables. Un adolescent reçoit du médecin un diagnostic qui lui interdit d’aller à l’école. Le diagnostic est cruel, il est au courant qu’il est gravement malade. Son droit de participer à la vie sociale, un droit, d’ailleurs, dont il n’avait auparavant pas conscience, est soudainement enlevé. Et cet adolescent est hospitalisé à son insu, même avant qu’il s’en rende compte. Malgré l’incertitude et les angoisses des adolescents, la maladie s’impose dans son corps et dans son quotidien. Ses habitudes changent, ses limitations augmentent. Une rupture inaugurale, et une règle du faire semblant dont nous parle Monneraye (1995).
L’adolescent malade se voit dans l’obligation presque de regarder le monde autrement, mais il ne connaît pas encore le moyen de le faire. Il ne s’agit absolument pas d’une résignation du cadre de maladie qu’il ne peut pas fuir, mais une confrontation claire entre son temps souhaité, désiré et dont il est frustré maintenant.
Une adolescente m’affirme que son diagnostic lui a fait perdre le «démarreur». Elle avoue ensuite que sa situation ressemble à l’entrée d’un virus dans le disque dur de son ordinateur-corps qui détruit toutes ses programmations. Elle cherche son lendemain et elle ne retrouve que son passé présent dans ses rêves et dans ses souvenirs. Repartir sur des vides n’est probablement pas la meilleure manière de déclencher une nouvelle vie, fruit d’une nouvelle situation. La vie d’auparavant, pleine de rêves et de chemins de réalisations, rompt avec le futur, car le présent souffre d’un séisme intérieur. Ce manque de tranquillité, l’impossibilité de croire au futur, le néant suggéré par la maladie font le tour de la puissance vitale. L’identité s’y joue car la maladie risque d’être exagérément valorisée en dépit de la personne.
Le rapport entre la maladie et le malade est souvent rempli de rejet. Pour les adolescents, le fait d’avoir l’impression d’être prisonniers d’un diagnostic n’aide en rien à récupérer la santé, d’ailleurs, inversement, généralement plonge la victime dans la boue dépressive des perdants.
La problématique alors de cette intervention a fait ressortir les images que les adolescents avaient de leur milieu, de leur vie et de tout ce changement qui s’opère en ce moment si fragile, alourdi par une maladie grave, comme le cancer. Le stress de la vie est permanent, d’après Flach (1988), et cela peut être très destructeur si on se laisse cibler. Généralement marqué par les doutes propres de l’âge, les adolescents touchés par une maladie tendent à perdre l’identité qu’ils n’avaient même pas encore conquise. Le quotidien rompu par les interventions médicales les amène parfois à mettre en question leur existence. Nous observons ici l’entre-deux, dont nous parle Daniel Sibony (1991), vis-à-vis de la relation vie-maladie. Sibony nous autorise à percevoir ce lien-différence, lorsqu’il nous explique que « l’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes » qui ne sont ni antonymes ni synonymes. La relation socialement antagonique ou l’entre-deux, vie-maladie, va faire surgir un autre entre-deux, école-hôpital, toute en considérant que l’école représente des situations vécues, les amitiés, les déceptions, les rencontres, en somme, c’est un lieu de découvertes qui se prolongent parfois toute la vie. Cependant l’hôpital n’est pas anodin, car toute situation de risque provoque l’incertitude, laquelle, d’après Paulo Freire (2001), est le seul lieu où il est possible de travailler les certitudes provisoires.
Nous allons maintenant voir comment le travail a été réalisé, par quels moyens et par quels chemins nous avons approché les adolescents hospitalisés et de quels apports théoriques nous nous sommes servies pour choisir les stratégies de travail.
Méthodologie de travail : à la recherche des moyens de savoir
Nos sujets ce sont des personnes, des mouvements, des pensées, des rêves. C’est pourquoi, avant de leur parler, il faut les voir, les observer dans leur pratique, en repérer les réactions et essayer de dénoyer leurs mystères. La recherche a donc poursuivi un chemin subjectif, mais un chemin nécessaire à la construction du sens dans les analyses qui l’ont succédé.
Le public étant hospitalisé, nous avons décidé de faire plusieurs rencontres brèves, plutôt que peu, mais longues. Le critère d’inclusion étant qu’ils soient en traitement depuis au moins un an. Lorsque le groupe s’est défini, en nombre de cinq personnes, nous avons fait un contrat de 10 rencontres conversationnelles, toutes enregistrées après accordance de la famille, d’environ une demi-heure chacune, cela pouvant changer à plus ou à moins, en fonction de l’état des adolescents et de leur présence à l’hôpital. Nous le présentons ici, en rappelant que tous les prénoms sont fictifs :
A1- Elisabeth a 14 ans. Diagnostiquée d’un Sarcome d’Ewing dans la jambe gauche et en traitement depuis l’âge de 12 ans. Elle a subi l’amputation radicale de la jambe l’année d’avant. Ses parents habitent dans la campagne et sa sœur l’accompagne constamment. Depuis le diagnostic, elle n’est jamais plus allée à l’école.
A2- Alain a 18 ans. Diagnostiqué de Leucémie LMA et est en traitement depuis l’âge de 16 ans. C’est un adolescent très éveillé et reste à l’hôpital avec sa mère. Il aime la guitare et quoiqu’il ne soit jamais revenu à l’école, la guitare a toujours été sa compagne.
A3- René a 18 ans et est atteint d’un Sarcome d’Ewing du bras droit. Il a subi l’amputation de son bras deux mois après le diagnostic. Il vient d’une famille très pauvre de la campagne qui n’a pas de tradition scolaire. Ses parents sont analphabètes, travaillent comme agriculteurs, et le garçon les aidait depuis l’âge de 13 ans. Il vient seul à l’hôpital.
A4- Juliette a 14 ans et souffre d’une Leucémie Myéloïde Aiguë depuis deux ans. Elle est la fille aînée d’une famille de trois enfants. Elle ne vient à l’hôpital jamais sans sa mère.
A5- Jessé a 19 ans et souffre d’un Rabdomyosarcome Para-testiculaire depuis deux ans et a subi l’ablation de ses organes sexuels. Il est originaire d’une famille de classe moyenne. Il est étudiant universitaire.
Des cinq personnes disponibles nous avons choisi de focaliser sur un pour approfondir l’étude, Jessé. Mais les autres ne resteront pas entièrement à l’écart. Cependant, avec Jessé, nous n’avons pas eu le temps de faire les dix rencontres, car il est mort dans la soirée du septième jour. Malgré cela, son discours nous a semblé le plus pertinents en ce qui concerne la problématique initiale de la recherche : la rupture du processus scolaire et de vie par une maladie, suivie de la formation d’un nouveau rapport au savoir.
Jessé n’a pas pu voir le texte transcrit, mais à chaque rencontre il réécoutait les extraits enregistrés, sans rien ajouter ou modifier. Comme cela suivait la méthodologie du départ, renforcé par la subjectivité qu’il a expressément voulu apporter, nous avons décidé de croiser son discours à celui des autres adolescents selon les catégories repérées.
Le processus narratif: l’approche méthodologique de la construction du discours
Nous avons ici l’objectif de montrer la place du discours narratif dans le processus de re-découverte du soi, de cette réflexion mûre et consciente sur la réalité immuable à présent. Pour aboutir à ce discours narratif, les rencontres conversationnelles ont suivi le rythme et le désir des adolescents. Les conversations ont considéré le point de départ à partir du moment où l’histoire de vie est apparue comme le chemin à suivre dans la découverte de la parole. Ainsi, être à côté d’eux pour savoir comment ils voyaient leur vie pendant et avec la maladie demandait plus qu’un entretient préétabli, où des questions peuvent dribbler l’interviewé et, même, conduire ses réponses.
En fait, il s’agissait de tenter d’apprivoiser la parole des adolescents et dès lors d’essayer de comprendre ce qui n’était pas forcément dans leur discours, sans se pencher sur les analyses psychanalytiques. De prendre leur texte dans la vision bakhtinienne de « réalité immédiate » (Jobim e Souza, 1996). Pour cela nous avons choisi les conversations phénoménologiques (FERNANDES, 2017) comme approche. Le but était surtout de prendre le chemin dialogique dans sa dimension épistémologique que nous croyons indispensable à la formation du sens. La dialogique est prise comme l’art du dialogue, la manière dont deux personnes, quoique intuitivement, conduisent un changement d’idées, une conversation de qualité. Ce que nous avons appelé « une conversation de qualité » (MAIA-VASCONCELOS, 2003; p.61) signifie comprendre que les savoirs des individus sont nés de leur expérience. Le critère de choix des activités, des jeux, des films etc., pour entreprendre les conversations a été capital, car dans tous il y devait avoir un chemin à la formation de textes narratifs. Le récit d’expériences des acteurs ou personnages des films dans les activités amenait de manière plus naturelle les jeunes à raconter leur expérience à eux.
L’approche clinique et dialogique des récits
Le choix méthodologique a été fondé sur la mise en valeur des paroles des sujets, par intermédiaire d’une approche clinique fondée sur l’affectivité, car en même temps les sujets nous tenaient comme un point d’appui à leur re-venue à la vie, au monde et à toutes leurs possibilités. C’est le patient qui, lui-même, au travers de ses mots, réfléchit sur sa condition actuelle, sur son passé, sur les changements que la maladie lui provoque tous les jours et choisit s’il va réagir ou s’il va s’effondrer. Devant un adolescent mourant, les actions doivent être précises et rapides à prendre. Le chercheur adulte n’est peut-être jamais préparé d’avance.
Ceci correspond profondément à ce que Lani-Bayle (2002) appelle une démarche clinique, dans ce sens de mouvement. Mireille Cifali (1993), nous affirme qu’«il n’y a pas dans la démarche clinique d’opposition entre connaissance et action ». Ces actions qui, d’après l’auteure, sont productrices du savoir. Ces définitions nous amènent à la métonymie de la démarche clinique : le texte par le contexte et vice-versa.
Guy de Villiers (1989) nous affirme que l’adjectif clinique peut qualifier une situation chaque foi qu’une pratique met la science en contact avec l’homme concret. Autrement dit, la relation réelle et directe entre l’observateur et l’observé comme objet empirique de la science.
Ceci étant, nous constatons qu’en démarche clinique, le sujet épistémique n’est pas l’idéal pour la recherche. D’après Imbert (1995) le sujet ne peut qu’être impliqué dans la démarche et ses paroles doivent êtres prises en compte telles quelles sont exprimées. C’est de nouveau le sujet réel, ce qui est défendu par Imbert. L’auteur nous assure qu’il n’y a pas de clinique sans l’interaction des sujets impliqués. Le rapport entre ces deux sujets implique la formation d’un cheminement dont la dynamique est le point essentiel pour la recherche. Cette dynamique est formatrice d’un rapport nouveau au savoir. L’implication est peut-être le terme approprié à l’approche clinique. Lani-Bayle (2002) va préférer l’expression «démarche clinique» à «approche clinique» par le sens de mouvement, «d’une mise en œuvre d’un processus qui se déploie en se faisant». L’auteure va plus tard nous parler de clinique dialogique. Lani-Bayle nous affirme qu’il n’y a pas de clinique sans l’expérience de l’interaction ou de «co-construction». La démarche clinique exige le contact, où les échanges peuvent être faits. C’est à partir de cette démarche que nous allons arriver à la clinique narrative e dialogique des conversations (MAIA-VASCONCELOS et al, 2019). Lorsqu’on choisit la démarche clinique dialogique comme méthodologie de travail, on est supposé être préparé à ces engagements inter-personnels qui rompent avec la toute puissance du chercheur vis-à-vis de son sujet empirique.
La démarche clinique ne s’opère pas en ligne droite, c’est l’effet de boucle qui comprend sa dynamique et intègre sa complexité. Ceci permet, non pas seulement un va et vient, mais des contours, des mouvements en rond qui peuvent exprimer l’organisation de sujet. Ce mouvement va engager aussi le chercheur, car il est dans son travail, il est dans son écriture. Il n’y a pas, en vérité, d’écriture sans auteur. Même si cet auteur pense s’être mis à distance, il est là, il passe à travers l’extension de son bras qui tient cette main qui écrit. Il n’y a pas d’écriture objet. L’écriture exige l’inscription du chercheur dans son texte. La démarche répond et correspond à une dynamique de la rencontre entre l’observateur et l’observé.
De Gaulejac et Roy (1993), constatent que « certaines souffrances sociales » sont impossibles à interroger. En disant ceci, l’auteur prend en compte la nécessité urgente de considérer le « vécu » comme instrument indispensable à la compréhension des espaces subjectifs dans le rapport entre observateur et observé. Ces auteurs conçoivent le phénomène social comme la source du phénomène psychologique, c’est-à-dire, le milieu déterminerait en quelque sorte les « inclinations » et les « goûts ». Ainsi nous disent les auteurs, le « psychisme qui est produit pour le social, produira plus tard ce social. C’est ce qu’Edgar Morin a appelé de récursivité, ces mouvements constants d’aller-retour qui mettent en relation intégrale les innombrables aspects de la vie, tout en les conservant distincts et formateurs de la complexité. C’est-à-dire, par le processus de « récursivité » de Morin, l’observateur met en relation la réalité objective et la subjectivité de l’observé. Un processus que nous voyons comme la récidive positive du processus de reconnaissance humaine. Dans cette approche, l’homme a besoin d’être réinséré continuellement dans son milieu pour ne pas en devenir un étranger.
Ainsi, De Gaulejac et Roy reconnaissent les difficultés méthodologiques du travail de recherche et mettent en relief la méthodologie des récits de vie comme « support privilégié » par sa possibilité de travailler de manière synchronique et diachronique. Et puisqu’il s’agit d’une démarche, le sens de dynamique est bien propre, pour l’articulation du sujet dans le temps : passé - présent -futur, et dans l’espace : famille - société. Cette articulation est formatrice de l’histoire du sujet.
Récits des adolescents
Les premières rencontres ont donné la priorité aux sentiments concernant les conditions invariables des adolescents, à savoir : leur lieu de naissance, leurs parents, ce qu’ils faisaient avant le diagnostic, leur niveau scolaire, leurs histoires vécues, leur enfance, enfin, tout ce qui est dans leur passé et qui n’a pas été modifié par la maladie. Ce moment-là fait et réussi, c’est le moment du rapport qui survient, quand les adolescents nous font preuve de confiance. Avoir la confiance de ces adolescents exige que la rencontre ait une allure décontractée, comme une conversation entre amis, apparemment sans prétention scientifique.
C’est dans ce contexte qui s’est insérée la scolarisation et l’apport éducatif des enseignantes hospitalières et le rapport aux savoirs construits avant et pendant la maladie. La conscience de cette co-construction narrative par la conversation est une nouvelle manière apprise de prendre les gens au sens propre de vie.
Les conversations avec les sujets étaient individuelles et, à part le premier contact, ces rencontres ont été faites sans la présence de la mère. Le choix d’être seule avec les adolescents durant le temps de la conversation se justifie par deux facteurs : 1- les adolescents se plaignent souvent de ce manque d’individualisation à l’hôpital ; 2- la présence de la mère pouvait gêner les adolescents au moment de parler. Nous avons choisi la conversation, parce que le récit oral permet l’émergence plus fidèle des sentiments, permet plus facilement la reconnaissance des tons dans les mots. Tout était important. La parole et le texte. Le dire, le dit et même le non-dit évident. Les sons et les tons. Les silences et les cris intérieurs présents dans les larmes parfois cachées par la gêne.
Les discours enregistrés, le travail de transcription était immédiat. Nous présentons ici un résumé de ces conversations sous forme de tableau selon les catégories suivantes
CATEGORIE | RECITS DES ADOLESCENTS A1 - A2 - A3 - A4 - A5 |
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Rapport à la scolarisation | «l’école, je m’en fichais pas mal»(A5); «Y avait personne pour s’intéresser à ça, alors je me dégageais de toute préoccupation» (A3); «J’aimais l’école. Tout ce que je souhaite est de pouvoir y revenir» (A1); «La fac...eh, c’était pas ça que je voulais faire»(A5) |
L’image de soi en rapport à la temporalité | « Je ne savais pas que cette maladie changerait mon apparence»(A 1); «Comment je peux retourner chez moi sans mon bras ?» (A3); «Au début j’étais mince, mais à cause des médicaments j’ai beaucoup grossi. Je me sens une vache »(A4); «c’est tellement bon de penser à cette époque»(A5). «J’avais 17 ans et un cancer. Je me sentais ridicule» (A2). |
Les interdits de savoir et la maladie | « Le médecin n’a jamais dit que j’avais un cancer. C’est la voisine qui me l’a dit »(A4) ; « Ma mère ne m’a jamais laissé retourner à l’école, car elle a peur qu’il m’arrive quelque chose de mal »(A2) ; « Lorsque le médecin nous a dit que j’avais cette chose »(A3) |
Rapports religieux | « La Bible...c’est là qu’on trouve les vraies leçons, c’est pas dans les écoles, dans les facs... non » (A5) |
Fonte : MAIA-VASCONCELOS (2010)
Nous pouvons voir dans le Tableau 1, par cet extrait du corpus de cette recherche, oh combien les récits des adolescents sont imprimés d’images de leurs vies. Le rapport à l’école est souvent attaché aux savoirs scolaires, même si avec la maladie ils ont été contraints de laisser l’école, pas seulement par l’ordre médical, mais aussi par ordre familial. Les contraintes sont croissantes au fur et à mesure que la maladie semble avancer ou que le traitement montre les effets collatéraux, parfois ravageurs. L’image de soi sans un bras, sans cheveux - surtout pour les filles -, la peau jaunâtre, le teint toujours pâle, est durement reçue. La conscience de devoir faire avec, car ils ne peuvent pas faire autrement blesse à double coups les sujets. Ils sont les victimes de leurs propre corps et cela n’est en rien facile à accepter. Mais ils ont parlé, même si…
Nous nous sommes rendues compte de ce besoin de parler de soi-même et d’un soi qui n’y était plus. Difficile de concevoir une écoute dite sensible si nous ne commençons pas par nous sensibiliser à la situation du sujet que nous allons écouter, puisque le corps réside dans les paroles et les paroles dans le corps. Nous étions dans une situation de conversation pour la découverte du sens : la conversation phénoménologique travaillée para Fernandes (2017) où le chercheur est entièrement à disposition et à l’écoute de ses sujets pour la production de leur récit. Une faille de l’écoute de l’intervenant peut bloquer le sujet. Donc la participation active du chercheur est essentielle dans la construction du récit.
Les expériences personnelles recueillies et analysées comme le résultat d’expériences archivées dans la mémoire et transformées par la situation de maladie sont racontées progressivement et peuvent avoir une indépendance du langage de ces adolescents. Si le langage est fréquemment vu comme l’habillement de la pensée pré-construite, il faut aussi considérer que les histoires racontées par ces adolescents ne sont pas programmées, au contraire, ce sont des discours spontanés, issus de conversations apparemment courantes. Ce qui reconnaît ces discussions comme discours narratif est la suite d’événements et l’interrelation entre les faits, même lorsqu’ils ne sont pas dans l’ordre temporel dans la vie de ces personnes. La temporalité, cependant, a joué un jeu assez insolite, puisqu’il y a eu des moments où ces sujets ne voulaient rien dire.
L’interprétation est avant tout un risque, parce que c’est une manifestation de l’écouteur, c’est le passage des mots par l’expérience du chercheur, par son idéologie, par le transfert qu’il opère au moment de l’écoute. Donc, l’écoute des patients a été le point central de la recherche. Ils ont dit ce qu’ils ont dit, dans les rencontres que nous avons pu faire. Nous ne pouvons pas parler d’interprétation des textes, car les sens «expliquer», « traduire » et « jouer » du dictionnaire, ne conviennent pas à l’intérêt de cette recherche. Nous les avons écoutés. Nous restons à ce qu’ils ont dit sans prétendre deviner ce qu’ils auraient voulu dire. C’est un travail sur le récit, sur ce qu’ils ont dit pendant les rencontres. L’analyse, si elle a eu lieu, n’est pas explicative, c’est plutôt « implicative ». Nous avons analysé la construction du récit, le choix des mots, la pertinence des temps verbaux utilisés et les images construites dans la séquence des phrases. Dans cette approche, nous avons considéré le milieu hospitalier comme un contexte bien spécial pour l’émergence du discours.
Selon les études de Pêcheux (1983), le contexte change les apports et le sens des mots, lors de l’analyse d’un récit. C’est ce que l’auteur appelle le « discours derrière ». Du fait que les conversations ont été conduites à l’hôpital, auprès des lits des patients, ce « discours derrière » forme le croisement des réalités, ce croisement qui devient possible grâce à la formation du récit. Nous pouvons ainsi affirmer que l’expérience du sujet est toujours un vécu particulier de sa totalité, largement liée à son corps et à ses sens et à une indissociabilité entre les deux dans sa perception.
Conclusion
Raconter et se raconter dans une histoire symbolise le fruit d’une longue route, hybridée par le langage. Le sujet qui parle est un sujet qui souffre ses mots, mots que le chercheur va transformer en objet. Souvent, le locuteur utilise un langage informel, alors que l’interlocuteur est doté d’un langage plus formel, «savant». Le chercheur doit faire en sorte que son langage « savant » ne soit pas hermétique. Le récit du locuteur lui apportera des leçons à la fois de sens et de structure. Le travail de l’interlocuteur n’est pas simplement l’écoute et l’interprétation de ce qui a été énoncé ou prononcé. Il y a tout un discours lacunaire à être perçu, où demeure le sens parfois vital du sujet. Le sujet peut signifier dans ses silences, des filtres ou des refus à un comportement indésirable. Il y aura toujours des lacunes où vont se cacher les faits que le sujet tient à laisser dans le passé. Ils racontent un passé récent, mais dans un contexte tout à fait éloigné de ce qu’ils ont vécu. Les distances se font aussi bien dans le sens que dans le temps, voire dans l’espace. La confrontation entre passé et présent forme un entre-deux de mémoire. Il est aussi bien possible que ces jeunes ne se rendent pas compte du temps, sauf maintenant qu’ils en ont perdu les repères.
Le travail sur les paroles des adolescents hospitalisés est une re-lecture de leur vie d'après leurs propres mots. Cette tâche de parler de soi engage la discussion sur leur état, sans se préoccuper du résultat du traitement. Devant le cadre menaçant de mort, les rencontres ayant lieu à l’hôpital, nous ne pouvons pas dégager l’idée de l’influence du milieu sur l’individu. Les murs, les lits, le personnel, tout à l’hôpital rappelle la réalité, c’est la force du contexte qui émerge dans le discours.
Le choix méthodologique qui consiste à donner la parole à ces adolescents implique d’écouter leurs aspirations, leurs sentiments et de mettre en évidence leur rapport au savoir à partir de ces nouvelles expériences que la maladie et les séquences d’hospitalisations imposent.
Les récits des adolescents apporte des détails qui se confondent parfois dans le temps. La temporalité semble leur paraître ambiguë par la rapidité des faits. A partir du moment où le diagnostic est annoncé, les temps se brouillent et se confondent. Il est très souvent impossible pour ces adolescents de distinguer entre un passé vécu et un présent de souffrance. Ce brouillard est probablement le résultat du surprenant temps de la nouvelle.
Le temps de la narration est, par contre, un temps où la possibilité de se remettre semble possible. Le moment de la crise est davantage difficile à confronter, car les données s’affichent sans écart. Le récit se fait au moment même de la crise et dans l’évolution de la maladie. Ceci justifie notre choix de ne prendre les entretiens que lorsque ces adolescents ont un minimum d’un an de traitement. Ils ont déjà eu le temps d’affronter la nouvelle, des prendre des décisions, de se mettre dans la routine hospitalière, de connaître les souffrances apportées par la nouvelle réalité.
Celle-ci est alors la réalité de nos sujets: Ils ont devant eux, non seulement la mort, mais la connaissance de leur mortalité accrue du risque constant, la fragilité du corps, liée à celle de la perte de scolarisation. Le risque qu’on ignore bien souvent, comme si cette connaissance était interdite, maudite. L’autonomie est confrontée avec la finalité même de l’éducation. Derrière le discours de ces adolescents, nous avons pu repérer le concept de scolarisation, étant lié surtout au fait qu’ils avaient d’autres envies apparues surtout à propos du rapport humain et social. La connotation sociale de leur discours prend un biais significatif lorsqu’ils parlent de la réaction des gens vis-à-vis de leur condition. Dans leurs discours, la demande la plus évidente est l’écoute. La surprise du diagnostic vient accompagnée d’une série de contraintes et d’images sur ce qui va se passer à partir de ce moment. Alors, ils ont envie de parler d’eux-mêmes, de tout ce qui leur arrive, de la maladie, des leurs sentiments, de leur manière de voir le monde et de tout ce à quoi ils n’ont jamais pensé. Leur rapport à la classe hospitalière semble inaugurer un nouveau rapport aux savoirs scolaires.