SciELO - Scientific Electronic Library Online

 
vol.24 número50Sapo Campus - uma ferramenta colaborativa em contexto de formação contínua de professores em tecnologias digitais índice de autoresíndice de assuntospesquisa de artigos
Home Pagelista alfabética de periódicos  

Serviços Personalizados

Journal

Artigo

Compartilhar


Série-Estudos

versão impressa ISSN 1414-5138versão On-line ISSN 2318-1982

Sér.-Estud. vol.24 no.50 Campo Grande jan./abr 2019  Epub 07-Maio-2019

https://doi.org/10.20435/serie-estudos.v24i50.1200 

Artigos

Construire une théorie critique en éducation, inspirée de Paulo Freire, en France - un exemple: un site Internet de lutte contre les discriminations à l'école

Construir uma teoria crítica na educação, inspirada por Paulo Freire, na França - um exemplo: um site na Internet sobre as discriminaçãos na escola

A critical theory of education, inspired by Paulo Freire, in France - an example: a website about anti-discrimination in schools

Irène Pereira1 

1Université Paris-Est, LIS (EA 4395), UPEC, Créteil, France.


Résumé:

L'article propose une présentation de ce que peut être une théorie critique dans le champ de la philosophie de l'éducation en France. L'enjeu d'une approche critique en éducation est de lutter contre la récupération néo-libérale des pratiques pédagogiques à visées émancipatrices. Pour cela, une philosophie critique en éducation en France doit s'appuyer sur les apports de la sociologie de l'éducation. Cela d'autant plus que la France est un des pays de l'OCDE qui reproduit le plus les inégalités scolaires liées à l'origine sociale. Cela conduit à essayer d'élaborer une théorie critique qui repose sur une approche matérialiste des rapports sociaux en prenant comme base l'enjeu du travail éducatif. Cette théorie critique en éducation a servi de cadre théorique à la conception d'un site Internet de lutte contre les discriminations en éducation. Ce site s'adresse aux enseignants de l'école maternelle à l'Université.

Mots-clés: Philosophie; éducation; critique

Resumo:

O artigo propõe uma apresentação do que pode ser uma teoria crítica no campo da filosofia da educação na França. O desafio de uma abordagem crítica na educação é lutar contra a recuperação neoliberal das práticas de ensino que tem objetivos emancipatórios. Para isso, uma filosofia crítica na educação na França deve basear-se sobre as contribuições da sociologia da educação. Sobre tudo porque a França é um dos países da OECD que mais reproduz as desigualdades educacionais ligadas à origem social. Isso justifica à tentativa de desenvolver uma teoria crítica baseada em uma abordagem materialista das relações sociais em ligação com a questão do trabalho educativo. Esta teoria crítica na educação serviu como um quadro teórico para a concepção de um site para lutar contra a discriminação na educação. Este site é destinado a professores do jardim de infância até à Universidade.

Palavras-chave: Filosofia; educação; crítica

Resumen:

El artículo propone una presentación de lo que puede ser una teoría crítica en el campo de la filosofía de la educación en Francia. El desafío de un enfoque crítico en educación es luchar contra la recuperación neoliberal de las prácticas de enseñanza con fines emancipatorias. Para esto, una filosofía crítica en educación en Francia debe basar-se sobre las contribuciones de la sociología de la educación. Sobre todo que Francia es uno de los países de la OECD que más reproduce las desigualdades educativas vinculadas al origen social. Esto lleva a tentar de desarrollar una teoría crítica basada en un enfoque materialista de las relaciones sociales vinculadas con el tema del trabajo educativo. Esta teoría crítica en educación sirvió como marco teórico para el diseño de un sitio web para luchar contra la discriminación en la educación. Este sitio está destinado a los profesores del jardín de infancia desde la Universidad.

Palabras clave: Filosofía; educación; crítica

1 INTRODUCTION

L'ambition du travail que nous sommes en train d'effectuer en France est celui de la construction d'une théorie critique en éducation. Notre intérêt pour l'œuvre de Paulo Freire est né d'un sentiment de manque dans le champ de la recherche en éducation en France, en particulier de la philosophie de l'éducation, où il n'existe pas réellement de théorie critique au sens que l'Ecole de Francfort a donné à cette expression, à savoir une théorie qui articule étude sociologique empirique et réflexion philosophique normative critique.

Plus encore, l'œuvre de Paulo Freire apporte une dimension qui n'est pas présente dans Ecole de Francfort qui est celle de la pédagogie comme « praxis ». Certes Habermas, par exemple, écrit dans Connaissance et Intérêt (HABERMAS, 1976), que la science ne doit pas seulement avoir un intérêt « technique », mais également un intérêt « émancipateur ». Mais, ce qu'apporte à une théorie critique en éducation l'œuvre de Paulo Freire, c'est non seulement la visée émancipatrice, mais l'idée que la pédagogie est une « praxis ». Cela signifie comme il le dit que la pédagogie en tant que « praxis n'est pas l'action aveugle, dépourvue d'intention ou de finalité. C'est action et réflexion » (FREIRE, 1973). La pédagogie implique donc l'articulation entre une théorie critique et une action transformatrice. Mais bien souvent, en tout cas en France, faute de théorie critique, la pédagogie tend à se fourvoyer dans le discours néo-libéral. Cela tient en particulier au fait qu'en France, le champ de la pédagogie est polarisé dans l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies nouvelles. Il n'existe pas ce qu'ailleurs on appelle une « pédagogie critique ».

Mon travail actuel, avec le colloque que nous avons organisé en juin 2018 à Paris et la création d'un institut bell hooks-Paulo Freire en France, c'est justement d'initier une théorie critique en éducation et une pédagogie critique en France, inspirées également des apports du féminisme. Mais pour cela, nous ne pouvons pas reprendre les catégories telles qu'elles ont été produites dans d'autres pays, je pense par exemple aux Etats-Unis. Cela pour au moins deux raisons. La première, c'est ce que les penseurs décoloniaux, comme Enrique Dussel, appellent le « pluriversalisme ». C'est-à-dire que s'il peut y avoir des idéaux d'émancipation qui sont communs, les voies pour y parvenir sont différentes car elles doivent être adaptées aux contextes socio-historiques locaux. Ce qui n'empêche pas, comme l'a bien montré Boaventura de Sousa Santos, un dialogue entre les différents contextes socio-culturels. La seconde raison tient au fait qu'en France, à la différence des Etats-Unis et de manière plus semblable au Portugal, il y a une tradition sociologique plus centrée sur la question des classes sociales économiques. Il faut en effet savoir que la France est selon les études internationales PISA l'un des pays de l'OCDE, qui avec la Belgique, reproduit le plus les inégalités liées à l'origine socio-économique. Une théorie critique en éducation doit donc tenir compte des travaux spécifiques de la sociologie de l'éducation française.

Je vais donc organiser mon discours en deux parties. La première présente le cadre théorique et la seconde la manière dont ce cadre théorique a été appliqué dans la réalisation d'un site Internet portant sur la lutte contre les discriminations en éducation. La construction de ce site Internet a été réalisée dans le cadre d'un projet de recherche IDEA - Initiative d'excellence et d'avenir de l'Université Paris-Est Creteil, financé par l'Agence nationale de la recherche (ANR).

2 LE CADRE THÉORIQUE D'UNE THÉORIE CRITIQUE EN ÉDUCATION

2.1 Les enjeux de la construction de ce cadre

Je pense que Paulo Freire dans la critique qu'il a faite du néolibéralisme et Boaventura de Sousa Santos, dans ce qu'il a dit dans ses ouvrages sur l'Université et le processus de Bologne, ont bien cerné les enjeux d'une théorie critique en éducation.

Comme je l'ai écrit en introduction, le champ de la pédagogie en France est structuré depuis le XXe siècle par l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogie nouvelle. Par exemple, la pédagogie du grand pédagogue et communiste libertaire Celestin Freinet est classée dans la pédagogie nouvelle.

Néanmoins, cette manière d'organiser les débats pédagogiques en France est tout à fait insatisfaisante au regard du contexte néolibéral actuel. En effet, parmi ceux qui ont prôné initialement la pédagogie nouvelle se trouvaient également des adeptes du système capitaliste comme Herbert Spencer ou en France, Edmond Demolins. Ainsi ce dernier fonde à la fin du XIXe siècle la première école nouvelle en France, L'école des rôches. Son objectif est de former la future élite entrepreneuriale.

La difficulté c'est qu'actuellement les pédagogies nouvelles, les pédagogies actives, sont prônées également par le néolibéralisme comme le montre les discours de l'OCDE sur les compétences du XXIe siècle : Collaboration, Créativité, Communication, Esprit critique constructif.

Or le champ français pédagogique est structuré entre conservateurs et pédagogues progressistes. Les pédagogues progressistes ont du mal néanmoins à se dissocier des pédagogues néo-libéraux. Par exemple, les pédagogues de l'éducation nouvelle - y compris ceux du mouvement Freinet - ont défendu l'introduction de la notion d'évaluation par compétences prônée également par l'OCDE.

La difficulté tient au fait qu'il n'existe pas en France de distinction entre pédagogie nouvelle, traditionnelle et critique. Mon travail récent a donc consisté à faire connaître aux lecteurs français les travaux étrangers qui étaient très largement ignorés provenant du champ de la pédagogie critique : Henry Giroux, Peter McLaren, Catherine Walsh, Boventura de Sousa Santos... Cela a été l'objet de mon livre Paulo Freire, Pédagogue des opprimé-e-s, Une introduction aux pédagogies critiques (PEREIRA, 2018).

En ce qui concerne Paulo Freire, il n'est pas inconnu en France. Mais on ne trouve de lui édité à l'heure actuelle que Pédagogie de l'autonomie, et Pédagogie des opprimés n'est plus publié. Mais en outre, sa réception est très partielle et partiale. D'une part, parce que Paulo Freire était connu presque uniquement comme ayant inspiré dans les années 1960 un courant d'alphabétisation des adultes. Toute la réception mondiale de son travail, qui a donné naissance à la pédagogie critique, était très largement ignorée. D'autre part, ses positions pédagogiques sont connues très superficiellement : il tend à être vu, dans les milieux de l'éducation populaire, comme un tenant de l'éducation nouvelle, voir comme une sorte de continuateur de Jacotot, celui qui a inspiré à Rancière l'ouvrage Le maître ignorant (RANCIERE, 1987). Toute la dialectique entre théorie critique et action émancipatrice dans l'œuvre de Paulo Freire est largement incomprise ou ignorée.

Or Paulo Freire a expliqué qu'il ne se situait pas en soi dans la lignée de l'éducation nouvelle. En effet, son objectif n'est pas seulement pédagogique. Il ne cherche pas uniquement à transformer les relations dans la salle de classe. Il cherche à transformer la société dans son ensemble.

C'est donc pour l'ensemble de ces raisons, qu'il me semble important de travailler à la construction d'une théorie critique en éducation en France inspirée par Paulo Freire.

2.2 Les principes d'une théorie critique en éducation

Je vais essayer de synthétiser pour moi les caractéristiques que doit avoir une théorie critique en éducation :

  • - Elle doit avoir un fondement matérialiste (au sens que Karl Marx donne à cette notion) : c'est ce qui me pose difficulté avec les principales approches développées aux Etats-Unis qui centrent le questionnement plutôt autour des dimensions culturelles, mais omettent l'analyse des rapports sociaux de travail. Il ne s'agit pas de nier les dimensions culturelles, mais de ne pas omettre l'importance des rapports sociaux de travail. Le matérialisme n'est pas seulement un mode d'analyse des rapports sociaux capitalistes, mais peut-être utilisé dans l'étude d'autres rapports sociaux comme ceux de sexe. C'est ce qu'ont montré les féministes matérialistes comme Christine Delphy, Collette Guillaumin ou encore Nicole-Claude Mathieu...

  • - Elle doit permettre de couvrir les manifestations d'oppression macro-sociale et micro-sociale : une théorie critique en éducation doit pouvoir rendre compte des manifestations micro-sociales en les reliant à l'existence de rapports sociaux structurels macro-sociaux. Elle doit rendre compte à la fois des structures de reproduction sociale des inégalités, mais également des micro-pratiques de résistance.

  • - Elle doit être « intersectionnelle » (Kimberley Crenshaw) : cela signifie qu'elle doit pouvoir nous donner une analyse qui permette d'inclure les différents types d'oppression qu'ils soient de classes sociales, racistes ou sexistes ou autres... à l'œuvre dans la société. L'intersectionnalité a montré que les oppressions ne se cumulent pas nécessairement, mais conduisent à des situations spécifiques en fonction de la place que l'individu occupe dans les rapports sociaux.

  • - Elle doit permettre d'articuler la théorie et l'action : cette articulation de la théorie et de l'action est comme l'a bien montré Paulo Freire une caractéristique commune de la praxis pédagogique et de la praxis politique révolutionnaire. A cet égard l'Université Populaire des Mouvements Sociaux (UPMS)2 élaborée par Boaventura de Sousa Santos m'apparaît comme une expérience très intéressante.

En définitif, il s'agit d'une théorie qui devrait nous permettre d'englober dans une approche systémique les critiques qui ont été développées depuis le XIXe siècle, mais de manière séparée : socialisme, anarchisme, féminisme, écologie, mouvements des droits des homosexuels, mouvements anti-colonialistes et anti-racistes... Sur ce plan, la théorie décoloniale latino-américaine avec la notion de colonialité du pouvoir apparaît comme une des théories critiques les plus intéressantes de ces dernières années. Elle me semble en effet permettre d'articuler une critique anti-capitaliste et écologiste, de l'État nation, du racisme, du genre et une critique culturelle et philosophique de l'épistémé eurocentrique. Néanmoins, si Anibal Quijano a eu le grand mérite de penser le racisme sur une base matérialiste en lien avec le capitalisme, le problème c'est que les catégories raciales latino-américaines ne me semblent pas applicables pour comprendre l'ensemble des formes du racisme en Europe dans la mesure où elles reposent sur des catégories phénotypiques. Or comme l'a montré l'historien Jean-Frédéric Schaub (SCHAUB, 2015), il est probable que le racisme en Europe se soit construit et continue de fonctionner sur des bases qui ont été élaborées en dehors de la matrice coloniale, avec les politiques de pureté du sang, qui se sont appuyées sur les arbres généalogiques.

2.3 Les références théoriques mobilisées pour construire le cadre théorique

Nous allons maintenant présenter les références théoriques sur lesquelles nous nous appuyons pour tenter de produire une théorie critique en éducation :

  • - La sociologie matérialiste des rapports sociaux : Il existe en France un courant matérialiste, d'inspiration marxienne, initié par la sociologue Danièle Kergoat (KERGOAT, 2012), qui considère que le travail est à la base de rapports sociaux de classes sociale, de sexe ou encore de racisation. Dans cette conception, c'est la conflictualité sociale autour du travail qui construit des groupes sociaux antagoniques. L'intérêt de cette approche est de ne pas pré-déterminer a priori un nombre limité de rapports sociaux. Il n'y a pas un rapport social central, par exemple capitaliste, mais il existe néanmoins un critère matérialiste qui évite un relativisme postmoderne dans la détermination de ce qu'est un rapport social. J'ai essayé de montrer dans mon ouvrage Le pragmatisme critique (PEREIRA, 2016) comment ce cadre théorique pouvait permettre de reconstruire une théorie critique visant à produire un cadre systémique pour l'ensemble des mouvements sociaux de la gauche radicale.

  • - Une sociologie des rapport sociaux dans le travail éducatif : Sur le plan empirique, cela signifie que cette sociologie s'intéresse en particulier à l'étude de la division du travail et à l'inégalité de la répartition des tâches. Il est donc ainsi possible de s'intéresser comme l'a fait le féminisme matérialiste à la question de l'exploitation dans le travail reproductif. Mais cette théorie critique peut également s'intéresser au travail à l'école, comme l'a fait la sociologue Anne Barrère (BARRERE, 2003), mais pour cette fois analyser la manière dont le travail scolaire est divisé en fonction des rapports sociaux de classes, de sexe, de racisation ou encore lié à la situation de handicap. On peut ainsi s'intéresser à la division du travail entre filles et garçons en fonction des matières scolaires, ou encore à l'orientation dans les filières d'études en fonction du sexe, de la classe sociale et/ou de l'origine migratoire.

  • - La sociologie critique de l'éducation : En France, la sociologie critique de l'éducation est fortement développée. Il est possible de distinguer deux temps. Le premier est marqué par la figure de Pierre Bourdieu qui a théorisé l'école comme un espace de reproduction des rapports sociaux de classe. Le second temps est caractérisé par des sociologues comme Jean-Yves Rochex et son équipe3 qui considèrent que l'école ne reproduit pas seulement l'inégalité sociale, mais également qu'elle la construit et donc l'amplifie par des pratiques pédagogiques inadéquates. La sociologie critique de l'éducation est bien développée en France dans l'étude de deux rapports sociaux : la classe sociale et les rapports sociaux de sexe avec, entre autres, les travaux de Nicole Mosconi (MOSCONI, 2017). Mais, il existe une faiblesse dans l'analyse des rapports sociaux de racisation qui est un champ plus développé aux Etats-Unis. Cela pose des problèmes d'autant plus complexes qu'il n'est pas possible de reprendre les catégories raciales états-uniennes ou latino-américaines et de les plaquer tel quel dans le contexte français comme je l'ai déjà dit.

  • - La micro-physique du pouvoir à l'école : Cette approche est davantage inspirée de Michel Foucault et elle est mobilisée entre autres par le philosophe Simon Lemoine (LEMOINE, 2017) dans le cadre de l'école. Il s'agit d'analyser comment dans les interactions de travail entre individus peuvent se mettre en place des micro-discriminations et des micro-inégalités qui ne sont pas nécessairement conscientes. Ces micro-discriminations ne peuvent être comprises néanmoins que si on les rapporte au niveau macro-social des rapports sociaux qui structurent la société.

  • - La théorie critique et la pédagogie critique de Paulo Freire : La théorie critique de Ecole de Francfort a opposé théorie traditionnelle et théorie critique en donnant une visée émancipatrice à la connaissance scientifique. La pédagogie critique qui a émergée entre autres aux Etats-Unis dans les années 1980, à la suite de Paulo Freire, entre autres avec Henry Giroux, a repris cette idée, mais en l'appliquant au champ de l'éducation. Ce qui nous paraît intéressant en particulier chez Henry Giroux, c'est l'idée que l'école est à la fois un espace de reproduction sociale, mais aussi un espace de résistance dans lequel l'enseignant doit tenter d'être un intellectuel émancipateur en jouant un rôle dans la lutte contre-hégémonique.

  • - La pédagogie anti-oppression : Il s'agit d'un courant pédagogique, issu du travail social, inspiré par la pédagogie de Paulo Freire et les théories de la matrice du pouvoir provenant des féministes africaines-américaines, comme celle de Patricia Hill Collins (HILL COLLINS, 1990). La pédagogie anti-oppression essaie de mettre en place des pratiques pédagogiques anti-discriminatoires et anti-oppressives en reliant les micro-discriminations à une organisation structurelle des rapports de pouvoir dans la société. Elle invite les praticiens à acquérir une réflexivité critique relativement à leurs pratiques pédagogiques.

3 LE FONCTIONNEMENT DU SITE INTERNET « PÉDAGOGIE ANTI-DISCRIMINATION »4

Ce site Internet comprend plusieurs parties. Il s'appuie tout d'abord sur la législation française en matière de lutte contre les discriminations, qui est une transposition de la législation européenne. Les textes de l'Education Nationale en France soulignent plus particulièrement l'importance de lutter contre cinq types de discriminations liées : à la pauvreté, au sexe, au genre, au racisme et à la situation de handicap.

Nous nous sommes par certains aspects inspirés du site Bien-être@l'école5, développé par la Province de l'Ontario au Canada, sur l'idée qu'il fallait proposer aux enseignants un outils de formation en ligne qui leur permettent de prendre conscience des discriminations à l'école et de lutter contre. Le site Internet que nous avons construit s'adresse à des enseignants de l'école maternelle à l'Université.

3.1 L'organisation de la formation

Le site Internet est une plateforme d'auto-formation en ligne qui comprend à chaque fois quatre-sous parties à l'intérieur de chaque parties en s'appuyant sur les idées chez Paulo Freire de l'importance de l'expérience vécue dans l'apprentissage, de la réflexion et de l'action :

  • - Conscientisation : La première sous-partie s'appelle conscientisation. Il s'agit d'une référence explicite au terme utilisé dans les années 1960 par Paulo Freire. Même s'il est vrai que lui-même se montre réticent à utiliser par la suite ce concept. Néanmoins, l'approche adoptée dans cette sous-partie ne se réfère pas seulement à Paulo Freire, mais également à la chercheuse féministe états-unienne, Peggy McIntosh (MCINTOSH, 2007). Cette dernière a développé la notion de « privilège social » et en particulier de « privilège blanc » et de « privilège mâle ». Les utilisateurs sont invités à cocher les cases pour prendre conscience des privilèges sociaux dont ils ont pu bénéficier dans leur scolarité et dont une personne socialement discriminée n'a pas nécessairement fait l'expérience. Par exemple, « lorsque j'étais enfant, j'avais une chambre pour faire mes devoirs » ou « lorsque j'étais enfant, il y avait des livres à la maison ».

  • - Connaissance : cette sous-partie propose au lecteur une synthèse des connaissances sociologiques sur les discriminations à l'école. L'utilisateur est invité en outre à cliquer, s'il le désire, sur des liens vers des articles scientifiques en ligne qui lui permettent d'approfondir ses connaissances sur le sujet. La première partie discrimination présente le cadre théorique général à la fois sur le plan juridique et sociologique. C'est dans la partie sociologique qu'est reprise le projet de s'appuyer sur une perspective sociologique matérialiste. Par la suite, les cinq types de discriminations sont approfondies de manière spécifique.

  • - Action : Cette sous-partie propose aux utilisateurs des pistes d'action, en accord avec les recherches scientifiques, qui peuvent être mises en place dans les écoles ou les universités pour lutter contre les discriminations. Elle présente aussi au lecteur français des expériences qui ont été menées à l'étranger, en particulier au Canada.

  • - Réflexion : Cette dernière sous-partie propose aux utilisateurs de réfléchir au contexte dans lequel ils enseignent et à la manière dont il peut être possible pour eux d'y mettre en œuvre les pistes d'action proposées dans le site. Il s'agit donc de développer les capacités de transfert des utilisateurs.

3.2 LES COMPLÉMENTS À LA FORMATION

Pour cela, deux parties supplémentaires sont proposées dans le site :

  • - Méthodologie de transfert des connaissances issues de la recherche dans la pratique professionnelle : Le projet IDEA pour lequel j'ai obtenu le financement pour ce site Internet porte plus généralement sur la formation au transfert des connaissances issues de la recherche dans la pratique professionnelle. Un des aspects a donc été de concevoir une méthodologie qui aide les professionnels à transférer les acquis qui proviennent de la recherche dans leur pratique.

  • - Une boite à outils : Elle comporte par exemple des grilles d'observation qui aident l'enseignant à pouvoir effectuer des diagnostiques sur les micro-discriminations qui peuvent exister dans l'espace d'enseignement ou de travail. Elle comporte aussi des check-lists qui permettent d'effectuer des diagnostiques concernant les micro-discriminations aussi bien dans les espaces d'enseignements que dans les espaces de travail en général. La boîte à outils comprend également de la bibliographie complémentaire ainsi qu'une sitographie.

3.3 Les objectifs de la formation

Le premier objectif est de favoriser la prise de conscience par les enseignants des discriminations. En effet, en général, les enseignants lorsqu'il s'agit d'aborder ces thématiques pensent surtout à comment sensibiliser les élèves à ces situations. Mais, ils ne pensent pas qu'ils peuvent être eux-mêmes à l'origine de ces discriminations. En effet, ils pensent que celles-ci ne sont que le produit d'actes conscients et volontaires de la part des enseignants. Ils n'ont pas conscience de l'existence de micro-discriminations qui sont inconscientes. Par exemple, la différentiation passive est une forme de discrimination inconsciente. Elle consiste à traiter tous les élèves de la même manière sans se rendre compte que certains élèves bénéficient d'un « privilège culturel » et donc que certains élèves, du fait de leur origine sociale, sont plus proches de la culture de l'école (ROCHEX; CRINON, 2001). L'hypothèse qui sous-tend ces études sur les micro-discriminations inconscientes consiste à supposer que l'inégalité scolaire se construit dans la répétition de micro-interactions tout au long de la scolarité.

Cette formation en ligne vise deux types de public. Le premier, ce sont les enseignants en formation initiale en complément de leur formation présentielle et le second ce sont les enseignants titulaire en formation continue. Par exemple, la grille d'observation peut permettre la mise en place d'exercices où les étudiants doivent analyser un établissement où ils sont en stage pour rendre compte des pratiques de micro-discrimination inconscientes. Il s'agit d'étudier les interactions entre les enseignants et les élèves, les types d'affichage dans la classe, les supports scolaires, les interactions des élèves entre eux dans la classe et dans la cours de récréation... Les supports et les affichages peuvent véhiculer des micro-discriminations qui sont de l'ordre du stéréotype ou encore de l'ordre de l'invisibilisation de certains groupes sociaux. Les interactions entre élèves peuvent se traduire par des micro-violences qui conduisent à du harcèlement scolaire.

L'objectif du site Internet n'est pas seulement de rendre conscients les enseignants de ces situations, même si la prise de conscience est un préalable. Il vise également à faire en sorte qu'ils agissent face à ces situations. Le niveau d'intervention est double. Il peut porter sur les dimensions didactiques de la pratique de l'enseignant. Celui-ci se montre plus attentif à ses supports pédagogiques. Elle ou il peut également mettre en place des pratiques de régulation des échanges dans la salle de classe afin d'éviter par exemple que les garçons monopolisent la prise de parole au détriment des filles. Mais la pédagogie anti-discrimination peut également chercher à sensibiliser les élèves aux problématiques d'inclusion à l'école comme le fait de lutter contre les manifestations de violence sexiste entre les élèves ou le harcèlement scolaire à l'égard des élèves LGBT.

Pour cela, l'approche utilisée dans le site Internet essaie d'aider les enseignants à transférer ce qu'ils ont appris dans le site dans leur contexte d'enseignement. En effet, trop souvent les enseignants trouvent que les cours de formation sont trop théoriques, mais lorsqu'on analyse les raisons qui les conduisent à penser cela, on s'aperçoit qu'ils ont des difficultés à lier les connaissances théoriques aux situations concrètes qu'ils vivent dans leur école et dans la salle de classe. C'est pourquoi la formation doit leur proposer des exercices qui les incitent à transférer dans leur environnement ce qu'ils ont appris.

4 CONCLUSION

L'objectif de ce texte était double :

  • - D'une part, présenter l'orientation théorique que nous souhaitons mettre en œuvre en France dans le champ de l'éducation en développant une théorie critique en éducation inspirée par l'oeuvre de Paulo Freire et les apports des théories féministes. Il s'agit d'essayer dans le cas de l'étude des rapports sociaux d'oppression à l'école de produire une théorie systémique qui permette d'englober les différentes oppressions qui ont été mises en lumière par les différents mouvements sociaux depuis le XIXe siècle.

  • - D'autre part, présenter une réalisation pédagogique qui s'inscrit dans le cadre de ce travail théorique. J'ai bien évidemment conscience que le site étant en français, il n'est pas très accessible pour les personnes non-francophones. Mais ce qui me paraît important, n'est pas que cet exemple puisse être directement utile à des personnes habitants d'autres pays. Mais plutôt, il me semble que ce site Internet peut donner des idées à d'autres personnes qui peuvent s'en inspirer en s'appuyant sur les connaissances sociologiques propres au contexte de leur pays.

RÉFÉRENCES

BARRERE, Anne. Travailler à l'école. Rennes: PUR, 2003. [ Links ]

FREIRE, Paulo. « Conscientisation et révolution » (Entretien). Suisse: IDAC, 1973. [ Links ]

HABERMAS, Jurgen. Connaissance et Intérêt. Paris: Gallimard, 1976. [ Links ]

HILL COLLINS, Patricia. Black feminist thought: knowledge, consciousness and the politics of empowerment. N.Y.: Routledge, 1990. [ Links ]

KERGOAT, Danièle. Se battre disent-elles... Paris: La Dispute, 2012. [ Links ]

LEMOINE, Simon. Micro-violence - le régime de pouvoir dans la vie quotidienne. Paris: CNRS, 2017. [ Links ]

MCINTOSH, Peggy. « White Privilege and Male Privilege ». In: HEALEY, Joseph F.; O'BRIEN, Eileen (Edit.). Race, Ethniciy and Gender - selected readers. Los Angeles: Pine Forge Press, 2007. [ Links ]

MOSCONI, Nicole. Genre et éducation des filles. Des clartés de tout. Paris: L'Harmattan, 2017. [ Links ]

PEREIRA, Irène. Paulo Freire - Pédagogue des opprimé-e-s. Paris : Libertalia, 2018. [ Links ]

PEREIRA, Irène. Le pragmatisme critique. Paris: L'Harmattan, 2016. [ Links ]

RANCIERE, Jacques. Le maître ignorant. Paris: Fayard, 1987. [ Links ]

ROCHEX, Jean-Yves ; CRINON, Jacques (Dir.). La construction des inégalités scolaires - Au cœur des pratiques et des dispositifs d'enseignement. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2001. [ Links ]

SCHAUB, Jean-Frédéric. Pour une histoire politique de la race. Paris: Seuil, 2015. [ Links ]

Received: July 2018; Accepted: November 2018

Irène Pereira: Docteure en sociologie. Elle et co-fondatrice de l'Institut bell hooks/Paulo Frreire de Paris, de la revue Les cahiers de pédagogies radicales et du réseau de pédagogies radicales. Elle est professeure de philosophie à l'ESPE, rattachée à l'Université de Créteil. E-mail:irene.pereira@u-pec.fr

Creative Commons License This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution NonCommercial License which permits unrestricted noncommercial use, distribution, and reproduction in any medium provided the original work is properly cited.