Le détour par l’étranger peut s’avérer un moyen économique et simple pour sortir de nos propres pensées et efforts et des impasses où parfois ils se perdent et s’épuisent. Comme le disait Montaigne, les voyages sont une bonne occasion de «se frotter et limer la cervelle contre celle d’autrui» en sorte que notre jugement peut de nouveau s’orienter correctement (Montaigne, les Essais, I, 26). C’est ce que je voudrais faire ici, en suivant un texte de l’économiste et philosophe Amartya Sen, qui traite de l’Angleterre au temps de la fin de son Empire, de Gandhi, et également de l’Inde et de l’Angleterre contemporaines. Ce qui est en jeu dans ces analyses concerne le pluralisme politique et sa représentativité possible et le problème pourrait être formulé ainsi: faut-il vouloir représenter le pluralisme de nos sociétés ou bien ne faut-il pas mieux considérer que c’est le pluralisme même qui nous représente le mieux? Il ne serait ainsi pas tant un objet pour la pensée que l’effort pour le faire advenir: ne pas tant réfléchir sur le pluralisme, mais s’efforcer de le faire être.
C’est un passage de son livre Identité et violence, (Odile Jacob, 2006) dont un critique résume ainsi l’enjeu: « «Critiquant les tendances actuelles au communautarisme, Amartya Sen rappelle à quel point l’identité moderne est complexe et multidimensionnelle » (Francis Fukuyama). Où l’on voit que ce livre traite ainsi du communautarisme, et, si l’on suit le titre, du lien du communautarisme à la question de l’identité et de la violence. Mais comment ces différentes questions s’articulent-elles entre elles? Et comment Amartya Sen rappelle ceci : que nos identités sont plurielles?
Au moins un passage du livre le dit me semble-t-il, nettement. C’est un passage qui clôt le sous chapitre : « Multiculturalisme et liberté » (p. 225- 230) et Amartya Sen y évoque la figure de Gandhi à un moment très précis de sa vie. JEn voici un bref résumé.
«Gandhi était particulièrement critique à l’égard de la conception officielle de l’Inde (celle que se faisait l’administration anglaise) comme assemblage de communautés religieuses. Lorsque Gandhi s’est rendu à Londres pour la conférence indienne organisé par le gouvernement britannique en 1931, il se rendit compte qu’il était relégué dans un groupe particulièrement sectaire (…) Il détestait qu’on le présente avant tout comme le porte parole des hindous, et particulièrement des « hindous de castes», les 46% restant de la population étant présentés par les délégués choisis par le premier ministre britannique parmi toutes les « autres communautés» (op.cit. p. 236).
Gandhi se refusa en tout cas à une telle répartition. Lui-même, disait-il, faisait parti d’un mouvement laïque et non fondé sur l’idée de communauté. S’il voyait bien que l’on pouvait classer les gens en fonction de leur religion, il soulignait aussi que d’autres critères de classification n’en étaient pas moins valables. Et ainsi il demanda au pouvoir britannique, avec beaucoup de véhémence, de compter avec bien d’autres identités : il pouvait et entendait bien parler non pas seulement des hindous, mais aussi pour les « millions d’affamés, réduits au silence et épuisés par le travail ; et certes, pourquoi pas aussi et si besoin était, « des princes, des propriétaires terriens, de la classe éduquée ». Et puis aussi le sexe était un autre principe de répartition, ignoré des Britanniques, et Gandhi contesta cette absence : « En ce qui concerne les femmes, vous avez complètement répudié toute idée de représentation ». Une seule femme en effet « représentait » les femmes lors de cette conférence, elle s’appelait Sarojini Naidu, et Sen prend soin de noter qu’elle était une grande poétesse, « le rossignol de l’Inde, et qu’un des délégués suggéra qu’il y avait là une autre identité, bien éloignée de celle d’un représentant politique hindou. Mais elle était bien quelque chose de l’Inde. Femme et poétesse. Comme Gandhi lui-même : hindou éduqué mais aussi pauvre, travailleur, peut-être aussi femme.
On imagine ainsi le « bazard » mais aussi sans doute la joie qui anima les différents délégués au moment où surgissaient ainsi toutes ces autres identités composant leur Inde : celles-ci pullulaient, et peut-être bien qu’alors ceux qui étaient assemblés ici auraient eu juste envie de faire une conférence ailleurs, une conférence ou ces identités plurielles auraient eu occasion de s’exprimer.
Comme on le sait, Gandhi ne parvint pas à réunifier l’Inde et éviter la partition de 1947. Il aurait été certainement horrifié des violences postérieures, de 2002 en particulier, que les hindous les plus sectaires déclenchèrent contre les musulmans, mais sa leçon, à en croire Sen, a été retenue.
Le gouvernement de l’Inde en effet est désormais pluriel et, au moment où Sen écrit son livre, l’Inde est gouverné par un premier ministre sikh et un président musulman tandis que le parti au pouvoir est lui-même dirigé par une femme chrétienne. Un tel mélange, se retrouve à d’autres niveaux de la société indienne. Sen en donne l’exemple suivant, particulièrement net. A le suite des massacres de sikh ayant fait suite l’assassinat d’Indira Gandhi par son serviteur sikh, le premier ministre indien, lui-même sikh, déclara au parlement :
« c’est sans la moindre hésitation que je présente mes excuses, non seulement à la communauté sikh mais à la nation indienne tout entière, car ce qui s’est passé en 1984, est la négation pure et simple du concept de nation et de tout ce qui est inscrit dans la Constitution ». Ce que Sen reprend de la façon suivante : « Ce sont les nombreuses identités de Manmohan Singh qui sont mises en avant dans cette déclaration. Il s’exprime en tant que premier ministre de l’Inde et en tant que dirigeant du Parti du Congrès, présente ses excuses à la communauté sikh, à laquelle il appartient (comme le montre son éternel ruban bleu), et à la nation indienne dans son entier, dont il est citoyen (…) La multiplicité de ses rôles et de ses identités s’accordent en tout point avec les déclarations de Gandhi à la conférence de Londres » (op.cit. p. 229).
Et Sen de conclure que si l’Inde n’a produit qu’un nombre très faible de terroristes liés à Al Quaida, alors que vit en son sein la communauté la plus importante au monde de musulmans, elle le doit à une telle représentation de la multiplicité de ses identités. Autrement-dit, si Sen n’ignore rien des violences propres l’Inde contemporaine, tant vers les communautés religieuses que vers les femmes et les pauvres, il assume toutefois que ce mode de représentativité fait la différence, ou fait une différence importante.
Si j’ai pris quelque temps pour exposer ce récit et ces analyses, mêlés d’éloges et d’inquiétudes, où l’on devine une confiance très forte dans certain mode de la représentativité politique et sociale autant que dans l’aptitude de certains à incarner en eux-mêmes et dans leur propre personne ce pluralisme qui est en question ici, c’est qu’il me semble particulièrement bien poser un certain nombre de question, ou entremêler de façon forte un certain nombre de fils dont le nœud même constitue la question de la laïcité et du communautarisme1. Au fond, qu’y trouvons nous.
1 - On y voit tout d’abord, et c’est le plus évident, la refus de poser le problème comme simple opposition de la laïcité et du communautarisme. Sans doute Gandhi appartient-il à un parti laïque, mais nous voyons, à la compréhension qu’en a Sen, que son laïcisme n’est pas un rejet, un refus, une négation des communautés ; il n’est pas un refus fait aux communautés particulières, d’entrer en politique ou dans le champ de la représentativité politique. Le jeu est plutôt un jeu à trois : communauté, laïcité, diversité. Il ne s’agit pas de nier les communautés, et pas en particulier les communautés religieuses, mais il s’agit de les articuler autrement, de les enchaîner entre elles autrement, et tout d’abord en les ouvrant.
2 - C’est là le deuxième point car Gandhi ne semblait pas simplement vouloir substituer un mode de représentation à un autre et dire par exemple qu’à ce mode de représentation imposé par le gouvernement britannique il fallait substituer un mode articulé à la différence pauvre - riche, ou bien éduqué- pas éduqué. Ce qu’il souhaitait était plutôt d’ouvrir et multiplier ces différences, ou d’élargir le principe de répartition : les pauvres, mais aussi les travailleurs, mais aussi les femmes, mais aussi telle femme, la poétesse, le « rossignol de l’Inde », qui est bien quelque chose de l’Inde. Ce qu’il récuse c’est ainsi l’unidimensionnalité du principe de répartition, qui revient à la domination de ce principe sur tous les autres, et à leur exclusion. On ne peut ainsi pas dire qu’il souhaitait un mode de répartition distinct et exclusif du mode de répartition religieux, parce qu’il considérait que ce dernier serait forcément une impasse. C’est le fait d’un pouvoir, ici le pouvoir britannique, d’imposer un principe de répartition et un seul, et par conséquent de négliger toutes les autres. Mais ce serait également le fait d’un pouvoir extérieur et violent d’affirmer que tel mode de répartition ne devrait pas avoir droit de cité.
Il y a certainement une partie humoristique dans ces paroles et provocations de Gandhi qui voudrait ouvrir la représentation et dire que pour ce qui le concernait lui-même, il n’était pas seulement un hindou de caste, mais aussi un pauvre, mais aussi un intellectuel, mais aussi un travailleur, et même aussi, car on ne voit pas de raison pour que cela s’arrête là, une femme, un poète. Ce dynamisme revendiqué, cette revendication pour toutes les différences, vient bousculer et dénoncer le caractère étroit du principe de répartition imposé par les Britanniques.
Reste à savoir à quoi il conduit et à se demander si cette critique de l’unidimensionnalité du principe de répartition ne conduit à un désordre pur et simple. Où donc la représentation doit-elle s’arrêter ? Faut-il qu’elle s’arrête ?
3 - Il semble alors, et c’est du moins là où Sen veut nous conduire, que ce pluralisme, s’il veut accéder à quelque forme de représentativité, puisse le faire selon deux orientations. Une que l’on peut dire politique et qui distribue les instances de pouvoir en tenant compte des appartenances diverses, au moins des appartenances majeures (religions, sexes, partis, richesse) C’est bien ce qui est compris dans les remarques de Sen touchant la distribution des pouvoirs. L’autre serait plutôt éthique et engagerait l’aptitude, le talent de certains à « incarner », en eux-mêmes, dans leur mode d’apparaître autant que de paroles, les diverses identités qu’ils sont.
Toutefois, entre ce que l’on peut considérer ici comme deux pôles, il y aurait également une représentativité de ce pluralisme au niveau social, que Sen évoque brièvement :
« Il ne s’agit pas seulement de constater que l’homme d’affaires le plus riche du pays est un musulman (Azim Premji), ou que des musulmans ont été capitaine de l’équipe de cricket indienne (Pataudi et Azharuddin) ou que la première star de tennis féminin était musulmane (Sania Mirza), mais que tous dont considérées comme des indiens en général et non comme des musulmans indiens » (id., p. 228).
Cela signifie que la représentation de ce pluralisme doit être envisagé selon un certain continuum allant d’un niveau proprement politique de la représentation, à un niveau individuelle, en passant par l’ensemble des institutions sociales. Et si ici sont mentionnés le sport et la richesse, on ne voit aucune raison pour que ce pluralisme soit limité à ces deux aspects et eux seuls. Ce serait même un problème si le pluralisme de la société indienne n’était visible qu’à ces deux niveaux là, comme s’il était bloqué à ce point.
Il faudrait donc ici amorcer une enquête qui interrogerait les lieux, les niveaux, les modes de pluralisme au sein de ce continuum. Par exemple, s’il est possible de parler de « famille pluraliste », ou de familles donnant à voir un certain pluralisme, et alors lequel sous quel mode. Se demander aussi ce qu’il en est de club, ou de quartiers, ou d’entreprises pluralistes, et selon quel modalité ? Si la société doit pouvoir être et se représenter comme pluraliste, cela ne signifie pas qu’elle doit l’être en tout lieu, et à tout moment ; mais alors quand, où, et selon quelle modalité ? Est-il important par exemple que les médias le soient, ainsi que ceux qui présentent les jeux et les informations dans ces médias. Est-il encore significatif que dans la chanson populaire, généralement si fortement ancré dans les terroirs, puissent naître de nouvelles voix, venus d’ailleurs, venues de minorité, comme le Rai en fut un moment porteur en France, et où alors on se mettait à espérer autre chose du rapport à la communauté arabo-musulmane (et pourquoi ce moment si vif fit-il long feu?). Quels sont les lieux « qui comptent », i.e. les lieux à partir desquels la société se voit comme plurielle, est ainsi confrontée à ce pluralisme et grâce auxquels elle peut réaménager les contours et formes de ses rapports à la diversité?
4 - Quoiqu’il en soit de ce dernier point, Sen attache une grande importance à la possibilité pour certains individus d’être et d’apparaître comme pluraliste. Il y a un niveau « individuel » de cette représentativité, qui engage une éthique : comment se faire et être pluriel et que signifie pour un individu d’être pluriel?
A ce niveau, ce qui importe c’est que le pluralisme soit manifesté dans un corps, une personne, une singularité qui « se donne à voir comme multiple », fait voir la multiplicité qu’elle est, et rend visible pour d’autres cette multiplicité qu’ils sont. Cette possibilité n’est manifestement pas sans impact sur le rapport à elle même de la communauté. C’est du moins là que Sen veut semble-t-il nous conduire : la « capacité » de certains à incarner une diversité d’identité n’est pas sans effet important sur le rapport à elle-même de la communauté. Il y a et peut-être y aura-t-il toujours, tant la domination du rapport unidimensionnelle à la représentation et à ce que nous sommes supposés être est forte, quelque chose de surprenant, de dérangeant, d’émouvant au spectacle même d’une multiplicité incarnée : un sikh, avec son turban spécifique, qui est aussi un premier ministre, aussi un citoyen. Gandhi lui-même et ses revendications multiples, ce souhait de manifester la violence d’un principe de répartition quelconque.
Au travers de ces deux exemples, deux directions sont indiquées qui peuvent nous aider à penser ce pluralisme individuel. La première tient à la diversité des rôles et à l’intrication de l’individu dans ces rôles. Ainsi, le premier ministre, sikh lui-même, s’excuse devant la communauté de sikh, et il parle ici comme ministre. En s’adressant ainsi aux sikh, ce n’est pas comme sikh qu’il parle, mais comme premier ministre qui assume sa responsabilité dans ces massacres. Il parle aux indiens au même moment, et s’excuse devant eux. Il parle à tous les indiens, dont les sikh, et les renvoie à la constitution et à ses valeurs. Ce n’est pas forcément facile, dans un même discours, de pouvoir s’adresser aux uns et aux autres et il y faut une certaine sorte de courage. Courage de parler à ceux de sa propre communauté, tout en s’en démarquant, tout en ne s’identifiant pas complètement à leur douleur. Courage aussi de renvoyer l’ensemble des indiens à la réalité de leur constitution, au moment même où les valeurs de cette constitution sont mises à mal. Mais ce qui sans doute suscite le respect et implique une certaine authenticité de cette parole, c’est bien que ce premier ministre soit sikh lui-même, et mette en acte, par ses paroles mêmes, le dépassement de la douleur des siens. S’il n’avait pas été sikh lui-même, si cette parole était venue d’un homme ou d’une femme de pouvoir sans lien quelconque avec telle ou telle communauté, les choses auraient été bien différente. L’appel à la nation indienne un simple rappel un peu abstrait, sans engagement.
L’autre piste est incarnée par Gandhi. Figure exemplaire. Pourquoi ? Pour dire « nous oublions les pauvres, nous oublions les femmes et les travailleurs » », il ne faut pas seulement que nous ayons en tête un devoir abstrait de démocratie, selon lequel tous (les individus?) devraient être représentés. Il faut plutôt avoir entendu quelque chose ; il faut avoir incorporé quelque chose de l’autre, sans pour autant savoir ce que l’autre veut dire, sans pour autant autrement-dit se dire que l’on pourrait très bien le dire soi-même à la place de l’autre. Ce qui se joue n’est pas le devoir formel que chacun s’exprime en son propre nom mais bien le double fait que l’on ait entendu d’autres voix, ou que l’on sache que là bas, il y a des voix qui disent ceci et cela, et que l’on sache qu’après tout sa voix propre est peut-être bien particulière et manquerait à en transmettre quelque chose. Tout au plus un traducteur, pas un représentant. D’une part il y a là bas d’autres voix, je les sais, et j’en ai incorporé quelque chose, comme incorporé quelque chose de leur expérience ; d’autre part il y a aussi la mienne, que je ne peux oublier, qui ne parle que pour elle, et qu’un autre seulement pourrait traduire pour d’autres. Mais peut-être bien que si Gandhi fut quelqu’un d’exceptionnel c’est qu’il avait incorporé en lui tout de l’Inde, toutes les voix de l’Inde, tous les corps même de l’Inde, par l’amalgame qu’il présentait d’un corps à la fois si fragile, si vif et souple; cette pauvreté et ce dénuement rehaussé de petites lunettes d’intellectuel. Bref, quelqu’un incarnant certains traits majeurs de son pays. En ce sens, comme la poétesse, un rossignol de l’Inde.
Je ne prétends pas, par ces quelques analyses, être aller très loin dans la réflexion sur la laïcité et le communautarisme. Mais j’ai voulu marquer deux choses. La première consisterait à dire la chose suivante : communautarisme et laïcité s’entendent très bien pour écraser le social, ou la société, et ne laisser aucune espace pour que les pluralismes se développent. Nous devons les écarter l’un et l’autre, pour faire place au pluralisme, ses lieux, ses modalités. La seconde est que ces quelques remarques permettent de dessiner un programme de recherche en un sens inédit2. Ce serait en effet un programme de recherche d’analyser les lieux du pluralisme, que ceux-ci trouvent leur support dans l’individu lui-même, dans la famille, dans les clubs, dans les groupes de travail et les médias. Ce programme serait un peu particulier dans la mesure où loin de chercher quelque chose qui n’est pas, il s’efforcerait d’analyser les différents pluralisme que nous sommes et par là s’efforcerait d’en faire la publicité autant qu’il réfléchirait à une éthique du pluralisme. Il s’agirait de renforcer les lieux et occasions du pluralisme, contre tout arraisonnement du social sous la coupe d’un principe.