Les études sur Diderot soulignent fréquemment la présence, dans son œuvre philosophique et littéraire, de thèmes qui renvoient à l’idée d’une diversité et d’une hétérogénéité irréductibles du réel : ses œuvres littéraires mettent en scène des personnages hors du commun, singuliers, excentriques ou bizarres (Jacques, le Neveu…) ; sa physique, quant à elle, oppose à la conception mécaniste d’une matière homogène et inerte l’hypothèse d’une matière chimiquement hétérogène, constituée d’une diversité de molécules vivantes ; ses réflexions méthodologiques liées au projet encyclopédique, enfin, concluent à l’absence d’unité dans le monde des sciences et des arts, à la dispersion insurmontable des connaissances humaines. La diversité, dans l’œuvre diderotienne, se manifeste à la fois dans l’ordre des esprits, dans celui des constituants de la matière et dans celui des savoirs. On ne s’étonnera donc pas que Diderot reprenne à son compte, en le transposant au cadre matérialiste, le fameux principe leibnizien des indiscernables1: c’est que le monde diderotien dans sa totalité apparaît comme un ensemble hétérogène, où la réalité se trouve toujours du côté du dissemblable et du différent, l’apparence du côté du sembable et de l’identique. Pour Diderot, comme pour Leibniz, les différences qui caractérisent un être singulier, loin d’être accidentelles et extérieures à celui-ci, ont au contraire une origine interne et participent de sa nature propre.
Cette thèse leibnizienne d’un principe interne d’individuation, appliquée à l’analyse de la diversité des esprits humains, conduit Diderot à concevoir la différence entre chacun des membres de l’espèce humaine comme analogue à la différence qui distingue une espèce animale d’une autre, c’est-à-dire comme une différence définitionnelle, d’ordre logique et conceptuelle. Ce n’est donc pas dans la part commune d’humanité en moi que réside mon identité profonde, dans ce que le rationalisme kantien appellera ma « personne », ni à l’inverse dans mon appartenance à telle ou telle communauté culturelle et historique plus ou moins restreinte et particulière, mais bien dans ce que Diderot appelle, en forgeant un néologisme, mon « individualité naturelle »2.
Cette étude se propose de lire les divers écrits pédagogiques de Diderot (La Réfutation d’Helvétius et le Plan d’une université en particulier) en prenant pour fil directeur cette idée d’ « individualité ». L’hypothèse que nous nous proposons d’explorer est qu’il est possible et fécond d’envisager la pensée pédagogique de Diderot dans son ensemble sous l’angle d’une théorie qu’on peut dire « individualiste » de l’éducation. L’originalité et l’intérêt des analyses diderotiennes, plus précisément, nous semble résider dans le fait qu’elles s’écartent sur certains point décisifs des théories, appartenant à la tradition humaniste et universaliste dont la pensée pédagogique actuelle est l’héritière, qui font de la formation du sujet autonome (et non de l’individu indépendant), la fin ultime du processus éducatif. A. Renaut, dans l’Ere de l’individu3, a justement souligné ce qui oppose, au sein de la modernité philosophique caractérisée par le primat du sujet humain, les philosophies humanistes du sujet aux philosophies de l’individu: alors que les premières font résider la liberté du sujet dans sa capacité à instituer lui-même la loi à laquelle il obéit (dans ce qu’il est convenu d’appeler depuis Kant son « autonomie ») les secondes, au contraire, situent la liberté de l’individu dans sa capacité à obéir à une nécessité naturelle interne, en provenance de sa propre structure singulière (comme on le voit, par exemple, avec la théorie leibnizienne des monades). Si les conséquences de cette divergence ont déjà été mises en évidence dans le domaine de la philosophie et de la politique (cf. entre autres le livre déjà mentionné d’A. Renaut), il ne semble pas en revanche que ses aspects pédagogiques aient jusqu’à maintenant beaucoup retenu l’attention des commentateurs. De là l’ambition de cette étude, qui est de contribuer à combler cette lacune en analysant la conception individualiste (et non « humaniste ») de l’éducation qui, selon nous, est celle de Diderot. En espérant, par là, concourir à une meilleure compréhension des divergences, trop souvent inaperçues, qui traversent notre modernité éducative.
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La critique de l’idée de genre humain
En quoi la pensée pédagogique de Diderot procède-t-elle, comme nous le soutenons, d’une inspiration « individualiste » ? Un premier indice est fourni par la remise en cause de l’idée de « nature humaine » sur laquelle débouchent plusieurs des analyses exposées dans la Réfutation. Parmi les critiques adressées à Helvétius, il en est qui ne visent pas seulement l’anthropologie sensualiste présentée dans De l’homme, mais plus généralement toutes les anthropologies qui, à l’instar de cette dernière, présupposent l’existence d’une « nature humaine » universelle. Tel est en effet selon
Diderot l’une des principales faiblesses de l’analyse réductionniste du désir humain proposée par Helvétius : si celui-ci a vainement cherché à ramener l’infinie variété des appétits à la seule recherche du plaisir physique immédiat, c’est d’abord qu’il a cru à l’unité même du désir humain, qu’il n’a pas su voir la relation qui fait dépendre les appétits propres à chaque individu de son organisation particulière. Comme le dit Diderot en usant d’une image : « à chacun son ruban », l’erreur philosophique type étant de prendre le « ruban » particulier qui nous fait courir pour un mobile universel : « parce que la femme était votre ruban, vous avez supposé que c’était le ruban de tous les autres » […] « Croyant écrire [l’histoire] de l’espèce humaine vous n’avez tout au plus écrit que la vôtre »4. La vérité est pourtant que « les uns manquent de testicules pour une chose ; les autres pour une autre »5 en sorte qu’ « il faut que chacun s’accouple avec la muse qui lui convient, la seule avec laquelle il se sente et se retrouve. Il est nul ou n’a qu’une fausse érection avec les autres »6. Bref, l’erreur d’Helvétius est d’avoir voulu parler de l’homme en général comme d’une « espèce entière » déterminée et unifiée, alors que tout dépend, en ce qui concerne les ressorts de l’action, de l’organisation particulière propre à chaque individu : « ne me parlez pas […] des plaisirs sensuels comme principe des actions de l’espèce entière, tandis que ce n’est que le motif des actions de l’homme voluptueux »7.
La même objection vaut pour d’autres caractères attribués à l’espèce humaine. D’une manière générale, il n’est pas selon Diderot d’activité humaine - qu’elle soit d’ordre esthétique, éthique ou intellectuel - qui ne porte empreinte de l’individualité et de la singularité de celui qui l’exerce : « chacun est poète à sa manière, éloquent à sa manière, brave à sa manière, fait de la peinture, de la scupture de la gravure, même de la géométrie, de la mécanique, de l’astronomie comme soi et non comme un autre »8. Les activités intellectuelles les plus abstraites, on le voit, n’échappent pas à la règle. Aussi la « raison » diderotienne n’est-elle pas le « bon sens » cartésien, entièrement et identiquement présent en tout un chacun. Diderot, au contraire, n’hésite pas à en parler à la façon d’un « instinct » aussi varié et diversifié que le sont les différents instincts animaux : « l’homme est aussi une espèce animale, sa raison n’est qu’un instinct perfectible et perfectionné et dans la carrière des sciences et des arts il y a autant d’instincts divers que de chiens dans un équipage de chasse »9. Telle est la conclusion à laquelle Helvétius aurait dû être conduit, selon Diderot, s’il avait été conséquent avec les principes de son anthropologie matérialiste : à savoir « que la raison de l’homme est un instrument qui correspond à toute la variété de l’instinct animal »10. Aussi n’y a-t-il rien de tel, pour le co-éditeur de l’Encyclopédie, qu’une capacité universellement partagée de distinguer le vrai et le faux, rien de telle qu’une « lumière naturelle », ni aucune norme logique universelle identiquement implantée dans l’esprit de tout homme : « quelque bien organisées soient deux têtes, il est impossible que les mêmes idées soient dans l’une et l’autre également évidentes […] Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent ; presque toutes les femmes n’en ont pas »11. Ce n’est donc pas l’effet des passions et des préjugés qui nous empêche d’accéder au point de vue universel d’un pur sujet épistémique : c’est qu’un tel sujet n’existe tout simplement pas, c’est qu’un « esprit juste en tout point est un être de raison »12.
Matérialisme et individualisme
Ces conclusions, selon Diderot, découlent inévitablement de la thèse matérialiste. Si l’homme n’est que matière, si ses conduites et ses pensées sont déterminées par son organisation physique, il est impossible d’isoler une part absolument commune à tous les représentants de l’espèce, chaque individu présentant nécessairement des différences d’organisation, des différences physiques qui lui sont propres. En vertu du principe des indiscernables, il en va des cerveaux (et donc des esprits si l’on adopte le point de vue matérialiste) comme des visages qui ne sont jamais exactement identiques. De là le reproche d’inconséquence que Diderot, inlassablement, adresse à Helvétius tout au long de la Réfutation: « Une des plus fortes inconséquences de cet auteur est d’avoir placé la différence de l’homme et de la brute dans la diversité de l’organisation et d’exclure cette cause lorsqu’il s’agit d’expliquer la différence d’un homme à un homme »13. N’est-il pas contradictoire, d’un côté, de
« placer dans l’organisation la différence la plus extrême de la chaine animale [i. e. la différence entre l’homme et l’animal], d’employer la même cause pour expliquer la diversité de chien à chien et [de l’autre] de la rejeter quand il s’agit des variétés d’intelligence, de sagacité d’esprit d’un homme à un autre » ?14 En toute rigueur, la thèse matérialiste est incompatible avec la conception humaniste et universaliste du genre humain.
Aussi en va-t-il, selon une comparaison utilisée à maintes reprises dans la Réfutation, des différents individus comme des différentes espèces canines : de même qu’il y a des lévriers et des bassets, des chiens courants et des chiens d’arrêt, il y a « dans l’espèce humaine la même variété d’individus que dans la race des chiens », chacun ayant, comme dit Diderot, « son allure et son gibier »15. Le rapprochement avec l’espèce canine fait paradoxalement ressortir ce distingue l’homme des autres espèces animales, à savoir le fait d’être le seul animal pour lequel les différences qui sont entre chacun de ses membres sont aussi, voire plus importantes que celles par lesquelles ceux-ci, pris globalement, se distinguent des membres d’une autre espèce vivante16. On voit donc en quel sens paradoxal on peut parler d’une « humanité » de l’homme : celle-ci ne réside pas dans l’existence de certains caractères communs plus ou moins transcendants supposés également présents en tout être humain (la raison, la liberté etc.) mais dans le degré supérieur d’individuation que présente chacun des membres de l’espèce humaine. Bref, je suis moi avant que d’être homme et c’est dans cette préséance, précisément, que réside mon humanité.
Individu et individualité
En certains êtres d’exception, cet élément de singularité naturelle paraît de façon exemplaire : leurs actions et leurs paroles manifestent qu’ils se distinguent plus de leurs congénères qu’ils ne leur ressemblent : tels sont l’original, l’extravagant, le génie :
« leur caractère tranche avec celui des autres […], ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une part de son individualité naturelle »17.
L’expression de « l’individualité naturelle », le plus souvent, est étouffée par les nécessités de la vie sociale et l’effet normalisateur de l’éducation, comme en témoigne, dans le domaine esthétique, la rareté des artistes réellement originaux : « Que fait un maçon quand il taille une pierre ? Il en ôte tous les accidents. C’est le symbole de l’éducation qui nous civilise, ôte à l’homme l’empreinte brute et sauvage de la nature, nous rend très agréables dans le monde, très plats dans un poème et sur la toile »18. La solution, pour autant, ne peut consister à se retrancher de la vie sociale, que ce soit à la façon d’un original ou à celle d’un ermite. Quoiqu’ils suscitent sa curiosité au point de le fasciner, ces personnages extravagants et bohèmes, dont le Neveu représente bien évidemment l’exemple type, ne constituent nullement pour Diderot un modèle de vie (cf. Le Neveu : « je n’estime pas ces originaux-là »19). L’individu humain étant un être dont l’existence dépend nécessairement du concours d’autres êtres, il lui est impossible de se retrancher du commerce de ses semblables ou de faire fi des contraintes de la vie sociale sans se condamner du même coup à vivre de façon amoindrie, en étant incapable de développer l’intégralité de ses potentialités propres. Aussi est-ce « en s’agitant sans cesse dans la société », et non en fuyant la vie sociale et ses contraintes, que Diderot lui-même se félicite d’être parvenu à « conserver […] quelques vestiges de la nature, et [à] se distinguer, par quelques côtés anguleux, de la multitude de ces uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes nos plages »20. On distinguera donc, pour reprendre les termes utilisés par C. Audard à propos de J. S. Mill, entre la notion « atomiste » d’individu et celle, « dynamique et relationnelle »21, d’individualité. Parler de notre « portion d’individualité naturelle », comme le fait Diderot, plutôt que de « l’individu » qui est en nous, c’est concevoir cet irremplaçable propre à chacun non comme une réalité déjà actuelle et toute constituée qu’il faudrait mettre à l’abri des influences extérieures, mais « comme un potentiel de dons, de talents d’aptitudes » qui demande à être développé « grâce à l’éducation, à la culture, l’apport des autres, des générations antérieures comme des œuvres du présent »22. Sans la confirmation sociale que lui apporte l’instruction, l’individualité naturelle n’est qu’un possible sans réalité effective.
L’instruction comme outil de distinction
D’où l’on voit qu’une éducation qui vise l’expression de l’individualité de l’élève n’est en aucune façon contradictoire avec une éducation qui prépare à la vie sociale et intègre l’enfant à la communauté des hommes. Tout au contraire, c’est en conformant la conduite et les pensées de l’enfant aux exigences sociales du groupe auquel il appartient que l’école lui donne l’occasion d’exprimer les dispositions singulières, les « talents », dont il est le porteur et qui, laissés à eux-mêmes, seraient restés à jamais inaperçus de lui-même et des autres. Autrement dit, c’est par l’appropriation et le maniement des codes collectifs et des normes en vigueur, morales et intellectuelles - et non par leur contestation -, que l’individu parvient à se poser comme sujet singulier, distinct du groupe. Le non-conformisme authentique résulte d’un jeu avec les normes, leur rejet pur et simple n’engendrant quant à lui que grossièreté et extravagance.Tel est donc en définitive, selon Diderot, le motif profond qui pousse l’élève à s’instruire : la volonté d’être reconnu dans son individualité et sa différence singulière, la volonté, comme il est dit dans la préface du Plan pour une université (1775), d’ « être désigné du doigt et [de] faire dire de soi: voilà, c’est lui »23. L’éducation, autrement dit, est ce qui me fait exister socialement en tant qu’individu porteur de telle ou telle particularité, distingué des autres. Aussi l’individualisme diderotien ne débouche-t-il nullement sur un quelconque repli sur soi, sur le culte narcissique de ses goûts et de ses préférences personnels, mais sur le besoin d’instruction.
Contrairement au sujet qui se constitue en s’arrachant et en s’opposant à la nature (en se posant comme « autonome »), l’individu se constitue donc en se distinguant de ses semblables. On s’explique, dans ces conditions, que le désir de « considération publique »24 soit pour Diderot le moteur fondamental du besoin de s’instruire. Moins le désir abstrait d’apprendre et de savoir, donc, que celui de découvrir qui nous sommes et ce que nous valons en nous situant par rapport aux autres. Il s’ensuit que le besoin de se comparer à autrui sur la base d’une norme commune n’est pas pour Diderot un motif en quelque sorte « impur » qui devrait être remplacé par d’autres plus « nobles » (pur besoin de savoir, de progresser par rapport à soi etc.), comme c’est le cas chez Rousseau par exemple. Ni un motif secondaire et dérivé, comme le pense Helvétius, pour qui la gloire n’est désirable que dans la mesure où elle renforce nos moyens de nous procurer des jouissances physiques immédiates. Le besoin de reconnaissance, pour Diderot, constitue le ressort fondamental du désir de s’instruire, un motif tout à la fois légitime et absolument premier, qui témoigne de la nature à la fois individuelle et sociale de l’homme. On ne s’étonnera donc pas que le dispositif éducatif esquissé dans Le Plan d’une université recommande d’instituer « des rangs d’honneur ou d’ignominie entre les élèves » témoignant publiquement de leurs résultats25. Bien loin de nuire à la sociabilité et à la concorde comme le prétend Rousseau, l’ambition et la quête des honneurs, selon Diderot, « répandent une teinte de délicatesse sur le mœurs, les discours »26, en tant qu’elles traduisent le besoin, pour l’homme, de rechercher l’approbation et l’estime de ses semblables. En définitive, c’est parce que le besoin d’affirmer sa différence propre prend la forme d’un besoin de reconnaissance que la quête de soi-même ne conduit pas l’individu au repli sur soi, au confinement dans la sphère strictement privée, mais au désir d’instruction.
Il suit encore des considérations précédentes que les sociétés développées, dont la culture et la technique sont hautement différenciées, sont celles qui permettent au mieux l’expression de l’individualité, celles où la diversité potentielle des talents peut au mieux trouver à s’actualiser. Dans les sociétés relativement simples où la division du travail et le développement technologique s’avèrent rudimentaires, l’éducation se borne presque nécessairement à une initiation aux valeurs et aux croyances du groupe ayant pour principale finalité l’intégration sociale de la nouvelle génération ; c’est seulement avec l’apparition de savoirs spécialisés, complexes et pour certains abstraits, que la transmission des connaissances devient révélatrice des talents personnels de chacun, autorisant ainsi un processus de distinction individualisant. L’individu, tel que le conçoit Diderot, n’existe et ne prospère qu’au sein d’une culture elle-même hautement diversifiée et développée. En un mot : c’est la différenciation des savoirs et des activités qui rend possible celle des personnes.
La critique du volontarisme pédagogique
Cette façon d’envisager le problème éducatif, qui assigne à l’instruction la fonction de réaliser notre « portion d’invidualité naturelle », conduit Diderot à critiquer sévèrement la thèse, développée dans ses dernières conséquences par Helvétius, selon laquelle la formation de l’esprit serait entièrement affaire de volonté, comme si l’enfant que l’on confie au maître était un matériau brut indifférencié pouvant recevoir, à force de travail, toutes les formes possibles.
A cette conception volontariste de l’action pédagogique, Diderot ne cesse d’opposer le témoignage à ses yeux irrécusable des faits : « Hélas ! les écoles sont pleines d’enfants si désireux de la gloire, si studieux, si appliqués ! ils ont beau travailler, se tourmenter, pleurer quelque fois de leur peu de progrès, ils n’en avancent pas davantage »27. C’est ainsi, la plupart du temps, qu’« entre les élèves, celui qui se fatigue le plus est souvent celui qui avance le moins »28. Il est donc vain à ses yeux, car contraire à l’expérience, de nier purement et simplement, comme le fait Helvétius, l’existence d’une nature individuelle, d’un donné personnel préexistant à l’action pédagogique volontaire. Ce n’est pas, pour autant, que Diderot tienne pour inexistant ni même pour négligeable l’effet du milieu, naturel et social, sur l’individu et ses capacités personnelles. Les réflexions d’Helvétius, qui mettent en évidence l’effet des causes imperceptibles sur l’esprit du tout jeune enfant, lui paraissent au contraire contenir une part indiscutable de vérité dont il n’hésite pas à souligner l’intérêt et la pertinence. La vérité, selon Diderot, est que nous sommes toujours confrontés dans l’analyse de l’individu humain à un mixte indissociable de naturel et de social, d’endogène et d’exogène : s’il n’est pas de traits de notre personnalité qui ne portent l’empreinte de notre histoire personnelle et du milieu dans lequel nous nous sommes développés, reste que cette empreinte elle-même est nécessairement conditionnée par les dispositions naturelles particulières dont est porteur notre organisme et sans lesquelles l’effet même du milieu sur celui-ci n’aurait pas été possible. Les analyses diderotiennes, autrement dit, tendent à remettre en cause l’opposition classique de la « nature » et de l’« artifice » que l’auteur de De l’homme tient pour acquise. Ainsi l’erreur première d’Helvétius lui paraît-elle être d’avoir installé sa réflexion sur le pouvoir de l’éducation dans une logique dichotomique : ou bien les dispositions intellectuelles ont une origine sociale ou bien elles ont une origine naturelle ; ou bien l’éducation « peut tout » ou bien elle est « absolument inutile »29. Pour se faire une idée juste du pouvoir de l’éducation et sortir de la fausse alternative du tout ou rien, il eût fallu, selon Diderot, distinguer entre le pouvoir de produire une disposition du sujet, de lui conférer une capacité nouvelle, et celui d’actualiser une disposition déjà existante. Si l’auteur de la Réfutation reconnait volontiers que l’éducation, par son action, peut favoriser ou contrarier le passage à l’acte de telle ou telle capacité déjà installée dans le sujet, elle lui paraît en revanche impuissante à créer une quelconque capacité nouvelle : « L’avantage de l’éducation consiste à perfectionner l’aptitude naturelle, si elle est bonne, à l’étouffer ou à l’égarer si elle est mauvaise, mais jamais à suppléer à l’aptitude qui manque »30. Diderot, autrement dit, dénie à l’éducation toute fonction productrice et démiurgique. Il n’est pas au pouvoir de l’éducateur de forger un être, d’influer en profondeur sur sa personnalité, morale et intellectuelle. Les éducations qui ignorent ces limites se condamnent inévitablement à être tyranniques et vaines. Insensibles aux douleurs qu’elles infligent à l’enfant dont elles contraignent la nature, elles ne servent que l’intérêt des éducateurs, parents et maîtres :
« je ne connais pas de système plus consolant pour les parents et plus avantageux pour les maîtres. Voilà son avantage. Mais je n’en connais pas de plus désolant pour les enfants qu’on croit également propres à tout ; de plus capables de remplir les conditions de la société d’hommes médiocres »31.
En quoi consiste, dès lors, la vraie fonction de l’éducation ? Bien comprise, l’éducation ne doit pas viser à façonner l’enfant de l’extérieur mais à l’amener à réaliser sa nature propre. Son but « n’est point du tout de faire du premier enfant communément bien organisé ce qu’il plait à ses parents d’en faire, mais de l’appliquer constamment à la chose à laquelle il est propre »32.
Cette conception de l’éducation exclut autant l’idée d’une fabrication de l’élève par la société, telle qu’on la trouve chez Helvétius, que l’idée universaliste et humaniste - qu’elle soit rousseauiste, kantienne ou plus tard constructiviste - d’une auto-constitution du sujet par lui-même. D’une manière générale, c’est le modèle même d’une éducation pensée comme formation (auto-formation ou hétéro-formation, peu importe) qui se trouve contesté. Remarquable à cet égard, comme le souligne M. Chabanon33, est le registre esthétique et pour ainsi dire cosmétique du lexique utilisé par Diderot pour désigner les effets de l’éducation (« polir », « voiler », « rehausser » etc.). L’art de l’esthéticien a ceci de particulier, en effet, qu’il réunit les deux exigences que le rationalisme universaliste tient pour antithétiques : d’un côté il s’agit bien, en usant de fards et d’artifices cosmétiques, de conformer l’apparence d’un visage à un modèle normatif ; de l’autre cependant cette conformation, bien loin de devoir s’effectuer au prix d’un effacement de ses traits singuliers, vise au contraire l’expression de leur originalité propre. Il en va de même, selon Diderot, en ce qui concerne cet art de parfaire les esprits que constitue selon lui l’éducation : éduquer un enfant consiste à tirer le parti maximum des dispositions naturelles de son esprit, de ses défauts et de ses qualités, tout comme on cherche à tirer parti des traits d’un visage en utilisant des artifices pour rehausser certains d’entre eux ou au contraire en voiler d’autres, le tout dans le but de parvenir à une expression harmonieuse de sa singularité. Ainsi la fin de l’éducation n’est-elle ni de nous former ni de nous réformer mais de confirmer, par la médiation de l’instruction, nos identités naturelles singulières.
Une épistémologie individualiste
Cette promotion diderotienne de l’individualité s’accompagne d’une révision des valeurs, à la fois épistémiques et pédagogiques, que promeut ordinairement la tradition subjectiviste et humaniste. C’est le cas, en particulier, des notions de vérité et de méthode. Pour Diderot, en effet, l’erreur des auteurs, comme Helvétius, qui soutiennent l’égalité naturelle des intelligences est d’abord d’avoir cru que la perfection d’un esprit se mesure à sa capacité à parvenir au vrai - à quoi, effectivement, tous les esprits sont peut-être également bons, comme le pense Helvétius, moyennant certains efforts et l’utilisation d’une bonne « méthode » (par exemple « la méthode analytique » que recommandent à l’époque Condillac et d’Alembert) - alors qu’elle se mesure en fait, selon Diderot, à l’aune d’autres valeurs épistémiques, telles que la profondeur, l’originalité etc., quant à elles beaucoup plus sélectives et beaucoup moins « démocratiques ». La thèse diderotienne de l’inégalité naturelle des esprits, en ce sens, est solidaire d’une dépréciation de l’idée de vérité : la vérité n’a pas de valeur en elle-même (Diderot insiste souvent sur la fadeur des auteurs qui ne disent que des choses vraies - cf. par exemple Locke, dont il juge le « gros livre » - l’Essai philosophique concernant l’entendement humain - « sans éclat » par opposition aux textes brillants de Malebranche, riches en hypothèses fragiles et paradoxales34), mais seulement dans la mesure où elle est profonde, signifiante, et donc aussi risquée et conjecturale, forcément mêlée d’erreurs et d’incertitudes. Le thème revient fréquemment dans l’œuvre de Diderot : il y a des vérités pauvres, fades, sans intérêt. C’est le cas de toutes les vérités qui ont été sagement et prudemment induites de l’observation, sans passer par la « conjecture » et « l’interprétation ». Avec ces dernières, en effet, apparaissent tout à la fois et le risque de l’erreur et la possibilité d’aller au-delà du visible qui rend la vérité profonde et significative. Le vrai, autrement dit, ne vaut que lorsqu’il est mêlé au faux, les vérités ne sont précieuses que lorsqu’elles sont risquées et ont une proximité inquiétante avec l’erreur. La connaissance scientifique chez Diderot n’est pas tant une lutte contre l’erreur et les préjugés qu’une lutte contre la platitude et l’insignifiance de nos discours ordinaires. Aussi la vraie valeur d’un esprit se mesure-t-elle, non à son aptitude à éviter méthodiquement l’erreur, mais à son pouvoir - forcément naturel car irréductible à toute acquisition méthodique et volontaire - de produire des conjectures surprenantes, improbables et imprévisibles.
L’épistémologie de la conjecture, chez Diderot (comme plus tard chez Popper), fait donc de l’individu (et non d’un sujet épistémique universel, du « cogito » présent en chacun d’entre nous) le principe générateur de la connaissance. On n’accède pas à la connaissance en s’élevant au dessus des particularités de son moi, en s’élevant méthodiquement à l’universel : on produit des connaissances en risquant des hypothèses personnelles, des « extravagances »35, que tel individu seul pouvait produire et à la découverte desquelles ne conduit aucune méthode (cf. sur ce point, l’opposition entre l’analogie condillacienne, qui est un sage « rapport de ressemblance »36, et l’analogie diderotienne qui au contraire réunit, en un rapprochement bizarre et fortuit, le dissemblable et l’hétérogène). La science, les théories qui forment les savoirs objectivés, sont l’expression d’individualités, de traits de génie éminemment personnels, comme en témoigne l’usage de désigner les découvertes par le nom de leur auteur (le binôme « de Newton », le principe « de d’Alembert » etc.) et non des pensées « universelles » auxquelles tout un chacun devrait nécessairement parvenir, pour peu que son esprit soit méthodiquement conduit par un maître compétent et qu’il fournisse de son côté la quantité de travail nécessaire.
Inconscience de la pensée
Les thèses diderotiennes conduisent, par ailleurs, à des réflexions originales sur la nature de l’activité intellectuelle, qui se démarquent, une fois encore, des conceptions d’inspiration universaliste. L’impossibilité de soumettre intégralement la pensée à une régulation méthodique tient en effet à ce que son activité, pour Diderot, est en grande partie inconsciente. La pensée, pour le critique d’Helvétius, n’est pas une activité subjective consciente et maîtrisée, un cogito: je ne suis pas le fondement de mes pensées qui ne sont jamais, comme dit Diderot, que « mes catins »37. Remarquable, à cet égard, est la critique diderotienne de l’attention. Contrairement à ce que soutiennent Helvétius et Condillac, la capacité à apercevoir un rapport et donc à comprendre une relation, pour Diderot, n’est aucunement proportionnelle à l’attention volontaire, à l’effort fourni par le sujet connaissant ou apprenant. Au contraire, la pensée réellement pensante est absence à elle-même, distraction et non attention : pour apercevoir un rapport il faut s’abandonner au libre jeu autonome, ni conduit ni volontaire, des combinaisons d’idées : « qui sait où l’enchainement des idées me conduira ? Ma foi, ce n’est pas moi ! »38. Pour reprendre une image diderotienne, il faut que la pensée « plane » sur son objet, le considère de loin, de façon détachée, afin de ne jamais empêcher l’irruption d’un objet étranger et lointain pouvant donner lieu à une analogie imprévisible (« Celui qui est tout entier à un moyen ne voit que celui-là. Celui qui plane, pour ainsi dire, au dessus de l’objet aperçoit plusieurs routes qui peuvent l’y conduire. Il est des circonstances où la grande attention concentrée sur un point est nuisible, et où un regard vague sert davantage »39). Bref, la pensée n’est pas effort, travail. L’effort volontaire, tout au contraire, tue la pensée. Comme toujours chez Diderot, le travail et la méthode, valeurs scolaires par excellence, ne donnent rien qui vaille : « celui qui a besoin d’un protocole n’ira jamais loin »40. Parce que le savoir, en sa nature profonde, n’est pas sage, il ne peut être atteint ni compris que superficiellement par les esprits méthodiques et laborieux et ne s’ouvre pleinement, en définitive, qu’à ceux qui y pénètrent sans fournir (trop) d’efforts. Seul vaut le travail qui fait fructifier un don et prolonge une aisance naturelle. Peu d’auteurs, il faut en convenir, sont allés aussi loin que Diderot dans la critique et la dévaluation des valeurs scolaires (travail, méthode).
Individualité et finitude
Parce qu’elle confirme et n’institue pas, l’instruction s’accompagne toujours de la découverte, par celui qui s’instruit, des bornes indépassables de son propre esprit. Il est remarquable, à cet égard, que le thème de la limite intellectuelle traverse toute l’œuvre de Diderot, qui ne cesse d’insister sur ses propres limites en mathématiques ou sur les bornes mentales de tel ou tel de ses contemporains41. Au fond, s’instruire revient toujours à découvrir, au contact des savoirs et des normes institués, que notre esprit possède une certaine nature inéluctable, avec laquelle il nous « faut faire ». Dans l’épreuve de l’apprentissage, dans l’expérience de l’éducation, je me découvre comme n’étant pas un sujet autonome, comme n’étant pas à moi-même mon propre fondement, en tant que je me trouve constamment confronté à cet inéluctable qui en moi est moi et n’a pas été décidé par moi et sans lequel je ne serais pas un « individu »42. En quoi l’éducation est toujours une expérience, forcément plus ou moins douloureuse, de ma propre finitude.
Ainsi n’est-il pas de plan d’instruction valable qui n’impose au sujet qui s’instruit de renoncer à embrasser la totalité des connaissances : les esprits que l’on forme pour être « bons à tout », s’avèrent immanquablement n’être que « bons à rien »43. Celui qui apprend doit se résigner à être « bon à quelque chose », à ce à quoi le destine la conformation particulière de son esprit, quand bien même celle-ci ne serait pas telle qu’il l’aurait souhaitée à l’origine. Selon Diderot, il importe de le souligner, cette découverte de soi ne précède pas l’instruction, mais en est au contraire strictement contemporaine. A la différence des êtres de la fiction bouffonne imaginée dans les Bijoux indicrets, dont la conformation physique indique d’emblée à quoi chacun d’entre eux est par nature destiné44, nous avons à découvrir qui nous sommes et ce à quoi « nous sommes bons ». Ce qui ne peut se faire qu’en tentant, qu’en s’essayant. De là, dans le projet du Plan, la nécessité d’une instruction publique gratuite qui s’adresse également à tous les futurs citoyens, sans considération de leur origine sociale : « Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation […] Je dis indistinctement parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les classes subalternes »45. Etant entendu que le système proposé dans le Plan, quoiqu’égalitaire à sa base, ne vise nullement à réaliser l’égalité finale des conditions : « tous [n’étant] ni capables ni destinés à suivre cette longue avenue [de l’instruction] jusqu’au bout »46, sa fonction principale sera au contraire de procéder à une sélection impartiale qui assigne chacun à l’activité et à la place pour laquelle ses talents et ses capacités le destinent naturellement. Pour évaluer un système éducatif, il n’est d’autre critère valable selon Diderot que son aptitude à offrir à chaque élève la possibilité d’exercer au mieux ses dispositions innées. Aussi le reproche qu’il adresse à l’école de son époque n’est-il pas tant de ne pas avoir suffisamment élevé le niveau global de la population (de ne pas avoir suffisamment répandu les « Lumières ») que d’être responsable de la « médiocrité » générale qui résulte de ce que la plupart des citoyens se trouvent employés à des activités pour lesquelles il ne sont pas naturellement disposés : c’est ainsi que « les talents sont déplacés et les états de la société remplis d’hommes malheureux ou de sujets médiocres, et celui qui aurait été un grand artiste, n’est qu’un pauvre sorbonniste ou un plat jurisconsulte »47.
Conclusion
Nous avons eu l’occasion de le constater à plusieurs reprises : la philosophie diderotienne de l’éducation s’écarte sur certains points décisifs des thèses constitutives de notre modernité éducative, particulièrement en ce qu’elle conteste l’idée d’une universelle éducabilité ainsi que l’idée d’une émancipation pensée sur le modèle de l’accès à l’autonomie. C’est à notre avis réduire considérablement la portée critique et l’actualité d’un texte comme la Réfutation que de n’y voir qu’une critique de la pédagogie empiriste et sensualiste d’Helvétius, sans relever ce qui en lui malmène plus généralement certaines des idées et des valeurs les plus consensuelles portées par l’humanisme pédagogique contemporain.
Nous avons tenté de faire voir, au travers de cette étude, que ces désaccords ne doivent pas être envisagés comme de simples défauts par rapport au modèle pédagogique, humaniste et universaliste, actuellement en vigueur mais comme la conséquence de la logique individualiste, d’inspiration leibnizienne, qui gouverne l’approche diderotienne de la question pédagogique. Ainsi la pensée éducative de Diderot nous paraît-elle devoir être resituée au sein de cette opposition entre philosophie du sujet et philosophie de l’individu qui travaille la modernité philosophique. L’auteur de la Réfutation a décliné dans le domaine de l’éducation (et dans un cadre matérialiste) des thèmes présents chez d’autres auteurs appartenant à ce même courant de pensée individualiste, tel Leibniz pour ce qui est du domaine de la philosophie ou tels les penseurs libéraux pour ce qui est du domaine de la politique. C’est là, tout au moins, la conclusion que voudrait suggérer cette étude.
Nous n’avons pas abordé la question de savoir si, comme le pensent certains commentateurs (dont A. Renaut dans l’ouvrage prédemment cité, L’ère de l’individu), ce courant individualiste représente une appauvrissement, une sorte de dévoiement des philosophies du sujet. On sait que les représentants des philosophies du sujet autonome se sont généralement montrés sévères à l’égard des théories de l’individu et de l’idée d’indépendance. Ainsi en va-t-il, par exemple, de Kant qui n’hésite pas à comparer la liberté-indépendance de la monade leibnizienne au mouvement préréglé « d’un tournebroche »48. Un reproche analogue, dans le domaine politique, se retrouve dans les critiques dont les tenants du républicanisme contemporain accablent « l’individualisme de la société contemporaine » : l’« individu » post-moderne, uniquement préoccupé du « souci de soi », serait enfermé dans la considération égoïste et narcissique de lui-même, incapable - à la différence du « citoyen » modèle que l’Ecole dite « républicaine » a la mission de « former » - d’accéder à l’idée que la liberté authentique réside dans « l’obéissance à la loi qu’on s’est fixée » (Rousseau), bref dans « l’autonomie » et non dans « l’indépendance ». Sans entrer ici dans la discussion de ces critiques récurrentes, nous noterons seulement, au terme de cette étude, que la lecture de l’œuvre pédagogique de Diderot, en révèlant certains aspects inédits et parfois inattendus des thèses individualistes, nous incite à jeter un autre regard sur l’individualisme, sinon plus positif, du moins enclin à tenir sa condamnation comme allant de soi.